La pupille, ce trou noir dont l’iris est le soleil...
Mettre photo de couverture avec miroir soleil noir en son centre
Cet opuscule, Étrange présence, narre la rencontre entre un être de Lumière et son habit de matière, entre le fond et la forme qui revêt ici le surnom de Lou. Lou traverse une crise existentielle et cet être de Lumière -son ange en somme-, va remettre un peu d’ordre dans ses idées, dans ses pensées et, ce faisant, la tirer vers le haut.
Extrait :
- Pourquoi me racontes-tu tout ça, pourquoi à moi ?
- Parce que tu m’as appelé et que tu vas l’écrire.
- Je t’ai appelé ?... Non mais je rêve ou alors il te manque une plume !
- J’apporte une plume à ton âme pour réapprendre à voler…
Ça ressemble un peu à un de ces problèmes casse-tête qui accélérait notre pouls en classe : deux trains partent d’un point A et d’un point B, et se dirigent vers un point unique C. Compte tenu que la vitesse du train parti de A est d’autant, et que celle du train parti de B d’autant, à quel endroit vont-ils pouvoir réunir leurs wagons pour aller vers C ?
Ici le « problème » est : Comment d’un deuil insurmontable peut-on pétrir un avenir illuminé d’amour ? Comment le souvenir cesse-t-il un jour de brûler, de paralyser, de hurler c’est fini, pour devenir celui d’une grande joie trop courte mais assez profonde pour avoir semé l’espoir et le goût du bonheur ?
Marguerite et Jonas ignorent qu’ils sont montés dans ces trains qui n’en formeront qu’un seul, se dirigeant vers une gare fleurie aux quais chauffés par un gai soleil, où les rails de métal luisent comme des couverts, posés sur des poutres saines et robustes, et où une pétulante fanfare joue tout ce qu’on veut pour autant que ça fasse chanter.
L’auteure a mis un peu de son drame et de son deuil dans les personnages, comme un jeté de fleurs qui ne faneront pas. Car il y a aussi l’apaisement que l’on trouve dans la terre, la simple terre qui nous aime tant si nous prenons conscience de ses arômes, teintes et offrandes. Et elle est présente dans le livre, même parfois sous une forme exubérante :
Son jardin était à l’abandon depuis la mort de son mari, deux années plus tôt, si bien que le travail à exécuter était considérable. Son parterre couvrait anciennement une trentaine de mètres carrés. Les fleurs de pépinière y avaient quasi disparu, asphyxiées par les orties et leurs radicelles vicieuses, les renoncules jaune doré lançaient impunément leurs stolons autour d’elles, et les pissenlits s’étaient installés avec leurs racines charnues, grasses, si gracieux en cette saison, avec leurs aigrettes blanches.
Il partait pour de longues marches nocturnes avec Soupir. Assurément, quand ses frayeurs l’envahissaient, il puisait sa force dans la beauté de la nuit, sa noirceur à l’infini, les contours diffus de ses paysages ténébreux, parfois surlignés par la lumière laiteuse de la lune qui transformait tout ce qui l’entourait en clichés noir et blanc.
La limace était devenue sa bête noire ! Une vraie calamité, un fléau persistant. Cet animal mou et importun mangeait goulument toute la végétation qu’il rencontrait. (…) Refusant de céder face à leur lent et collant assaut, il avait creusé une marre pour attirer les crapauds et les grenouilles, friands de limaces. Mais ces bestioles gluantes sévissaient toujours. (…) Il s’était alors soumis à la nature et avait accepté que cette bête baveuse et répugnante soit un prédateur naturel qu’il fallait observer et combattre au quotidien mais qu’on ne pouvait extirper de son milieu.
Je craignais un peu la lecture de ce livre, sachant qu’il avait jailli d’un évènement douloureux, et j’étais donc méfiante. Puis je l’ai lu parce que l’auteure irradie de vitalité, et que loin de porter « un deuil » elle semble plutôt porter une autre vie, comme une vestale qui porte les braises, sans aucune tristesse inutile, mais avec l’amour qui se réchauffe à la lueur incandescente de sa précieuse lanterne…
Et en effet, la force du bonheur y est plus forte que celle du drame, et permet que les deux trains se réunissent sur un seul rail pour se diriger vers la pimpante gare…
Il y a, dans ce « berceau nommé mélancolie », l’idée tapie au fond que la mélancolie n’est pas un tombeau pour l’âme mais qu’elle peut au contraire être génératrice de créativité et de vie. Que serait en effet l’idéal s’il n’y avait pas le spleen qui conduit le poète à traverser le gouffre, dans « la profondeur des ténèbres », pour y quêter cette trace de lumière qui nourrit ses plus belles prières ? Ses suppliques de désespoir adressées au ciel depuis les profondeurs de la terre ? Et qui lui « permet de comprendre la vie » tout en dévisageant la mort :
« Il y aura un mort,
Et tu oseras
Parler, regarder en face.
Toucher la mort, ce corps.
Regarder en face ce corps,
La mort.
À comprendre la vie
Il faut plonger loin
Dans la profondeur des ténèbres.
Loin dans la tristesse de paroles
Sans signification,
Dans le vide insouciant
De la fin. »
Il y a en effet dans ces vers inauguraux de Viktoria Laurent-Skrabalova quelque chose qui rappelle la sombre beauté apocalyptique du morceau célèbre des doors, « The end » : quand le désert a tout rongé, irrémédiablement, il ne nous reste plus dès lors qu’à plonger dans ce « vide insouciant de la fin. » où tout finit par se défaire pour mieux renaître, ou pas ! Et la suite du recueil nous le confirme.
Viktoria Laurent-Skrabalova semble être aux prises en effet avec tous ces fantômes qui reviennent la hanter non pour semer le trouble dans son âme ; bien qu’il y ait là quelque chose de fondamentalement et singulièrement inquiétant, mais peut-être pour l’inviter à continuer de « Donner encore/Des coups de poing dans l’eau /Juste pour sentir la vie. » Tout l’enjeu est peut-être là en effet : parvenir à sentir à nouveau, et malgré les blessures, la vie. Transformer la douleur de la perte et la brûlure du manque en des forces de sublimation créatrice dont peut s’abreuver le poème. Que la « plume » devienne ainsi une « lame » où flamboient à force de « crépiter » ces « cristaux dansants » propres à « nourrir » nos « âmes » de poètes.
Car si les paysages intérieurs de Viktoria sont nourris de ces visions où parfois « Un noyé se perd/Dans/La lumière des taches/Sa vie formait des cercles/De serpents,/Aux yeux orange. », Le monde et tout ce qu’il contient et porte de dangers comme de promesses n’en est pas pour autant oublié. La grande force de Viktoria consiste justement à savoir mêler habilement l’intime et l’universel, l’intériorité et l’extériorité et les secrets enfouis aux pulsations du cosmos. Ainsi, le désastre écologique lui inspire quelques vers où le sentiment de désarroi face au chaos ambiant, le fatalisme même parfois comme ici : « Calme comme une tempête/L’orage ne lavera/Jamais nos erreurs. » sont paradoxalement dispensateurs de sagesse. Et non pas celle qui consiste à se résigner, mais celle qui consiste à trouver refuge
« Plus haut que le sommet
De la plus grande montagne,
Là où l’air est tellement pur
Qu’il devient irrespirable.
Si léger que nous puissions
Le laisser traverser nos corps
Dans un dernier souffle. »
Et même si « En réalité nous puons/Plus qu’autre chose. », l’infini dans son infigurable étrangeté ne nous demeure pas pour autant inaccessible :
« Plus bas que les semblants de solitudes
De la profondeur de l’océan,
Là où flottent dans un silence inouï
Des êtres presque extraterrestres,
Qu’on n’a l’audace de toucher
Tellement ils sont éthérés.
L’eau diluée dans l’eau
Comme l’humain perdu parmi
Des grains de sable. »
Et l’un des moyens de le toucher, que dis-je, le plus beau moyen de l’éprouver réside encore dans l’expérience du don et de l’extase amoureuse. Et à cela, tous ces « démons » qui cherchent à « boire de nos gourdes » jusqu’à la « dernière goutte » n’y peuvent rien changer ! « Insolent » en effet est l’amant qui dévore littéralement son amante des yeux : « Surveille ton regard./ Les mille pattes de tes cils/ Qui parcourent mon corps. » tout en menaçant de la plonger ivre « dans l’abysse de ses profondeurs ».
Celui qui lui fait dire, et je vous laisse goûter la beauté de ces vers qu’il m’est impossible de ne pas livrer intégralement :
« La femme d’une ville morte
Dans des rues vides,
Sous les réverbères torturés,
Je suis ton ombre.
Je serai ta femme.
Sous un ciel éclairé
De lanternes éternelles,
Ton nom sera oublié.
Je resterai son écho.
Quand l’aura des souvenirs
Pulsera comme un cœur,
De peur d’être effacée.
Je l’envelopperai dans la soie
Pour la ranger avec
D’autres mémoires. »
Dans le sifflement du vent,
Perdu dans les restes des cheminées.
Je danserai avec la poussière,
Couverte du regard des vitres cassées.
Sous le poids du temps,
Je serai ton pilier.
Dans une tempête d’oubli,
Je suis l’épouse d’une ville morte. »
Et à la fin, le verbe lui-même se dénude pour enfin resplendir dans toute sa pureté virginale « : Les mots de l’ombre bruissent,/De désir,/ Ils sont nus. »
Et bien que la tristesse ne s’efface jamais tout à fait, bien qu’il faille à la poétesse encore et toujours « puiser dans/Mes réserves/Pour trouver la lumière/Au bout de la nuit. », c’est un immortel printemps de « danse », de joie et de fertilité que son poème comme par miracle instaure. Un printemps où tous les règnes s’unissent, et qui permet d’entendre « Le son à l’origine de toute parole. » et de remonter jusqu’au « point à l’origine de tout mot. » :
« Mélanger les vies.
Celle de la terre
Fertile comme mon cœur,
Et celle des plantes
Fragiles et vives
Telles les cellules d’un corps.
Chaque geste est une danse. »
Car au fond, prendre corps au cœur de ce « berceau nommé mélancolie » n’est possible que pour celui qui consent à affronter les ténèbres de l’âme. Tristesse, colère, rejet et deuil y sont en effet évoqués pas seulement à des fins de conjuration, mais parce qu’ils ouvrent l’âme du lecteur au souvenir de cette sombre lumière qu’elle croyait perdue à jamais. Viktoria se débat parfois violemment avec tous ces/ses fantômes et démons qui en apparence entravent son cheminement et qui, très certainement, lui causent encore bien des tourments, mais c’est pour mieux en faire des alliés qui nourrissent positivement son énergie créatrice et poétique. Elle semble avoir pris au mot René Char lorsque celui affirme que : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté. » Et en effet : la vraie beauté ne peut jaillir que sur fond de ténèbres et d’obscurité. Et si « l’obscur est un chemin », la lumière reste ce « lieu » (Dylan Thomas) que la voix de Viktoria manifeste tout au long de ses vers. Et au bout du compte, comme au terme de cette périlleuse traversée des enfers où l’être aimé fait figure de guide, elle y gagne enfin le droit de s’abandonner :
« Je m’abandonne,
Sereine, en paix avec moi-même.
Prête à m’élancer
Vers la profondeur de l’espace,
Les paysages me pénètrent
De leur puissance printanière.
À travers la vitre
J’aspire leur parfum,
Doux oubli de molécules.
L’esprit enivré
Lutte contre ma carapace,
Le crochet de ce moment
Transperce ma chair,
Y reste. »