CHÈRES MÈRES
En cette fin de printemps, j’avance à petits pas rapides dans le cloître baigné de lumière. J’ai pris du retard en arrosant les géraniums avant l’office. Je glisse pareille à une souris. Efficacité plutôt qu’empressement, douceur plutôt qu’agressivité.
Je pense à elle, Mère Marie des Anges. Je l’imagine les yeux grands ouverts, les lèvres pincées. Je la réentends : "Ma fille, vous comprenez bien, je me dois de prolonger votre noviciat. Vous ne correspondez pas au profil de nos sœurs, voyez-vous. Je dirais à votre propos : manque de profondeur, manque de connaissances, trop peu de spiritualité et de maturité. Vous n’avez que vingt-cinq ans. Vous pouvez encore attendre un peu."
Je transpire à grosses gouttes. Mes mains sont moites. La sueur coule le long de mes jambes. C’est comme ce jour-là, ce jour maudit où elle m’avait appelée dans son bureau. Oh, cette chipie qui ose me juger. Que celle qui n’a jamais pêché me jette la première pierre ! Moi, Seigneur, je veux juste te servir comme Marthe, la sœur de Lazare. Peu m’importe l’analyse de la Genèse, de l’Exode, du livre de la Sagesse, de l’Ecclésiastique, des Évangiles. Comme dit mon père, j’ai la foi du charbonnier, selon lui, la plus indéfectible.
Je pousse la porte de la chapelle. Un léger grincement et mes pas qui résonnent sur le carrelage. Les regards de quelques sœurs. Je croise celui de Mère Marie des Anges. Des yeux de braise. Elle n’a pas sourcillé. Elle a juste relevé le buste quelques secondes quand je suis entrée. Déjà, elle se tient courbée dans une posture de respect face à l’autel.
Mère Marie des Anges. Quatre-vingt-cinq ans de piété, dont cinquante-cinq passés dans ce monastère. De l’arthrose, de l’hypertension, une bronchite chronique, une vivacité d’esprit inaltérable. Grande, mince, les traits réguliers, une beauté toute classique. Une licence en histoire, un doctorat en théologie. Elle est issue d’une famille d’industriels richissimes et dévots.
Moi, infatigable, petite, ronde, un diplôme d’hôtellerie et un certificat d’aide familiale, une famille de traiteurs pratiquant la religion, irrégulièrement, au gré des banquets et des commandes.
Je regarde Sœur Lucie. Elle m’adresse un sourire plein de bienveillance. Oh, c’est certain, avec Sœur Lucie, je pourrais prononcer mes vœux au moment prévu, c’est-à-dire en juin. Je serais vraiment admise dans la communauté et reconnue par elle. Ne suis-je pas une bonne ouvrière, une abeille butineuse, une fourmi laborieuse ? N’ai-je pas ce sang neuf, cette jeunesse, cette fraîcheur dont on a tant bien besoin ici ? Ici, on manque de bras. Moi, j’offre mes bras, ma foi et mon courage à toute épreuve.
Je m’assieds près de Sœur Angèle, quarante-cinq ans, la dernière à avoir prononcé ses vœux !
Je prends le livre de prières dans l’entaille de la chaise et je lis à voix basse, en prenant soin de remuer les lèvres pour prouver à celle qui en douterait que je lis et que je ne rêvasse pas ! Puis, je repose le livre dans l’espace prévu, je joins les mains, je pense à l’organisation de ma journée, aux tâches réalisées et à celles à réaliser. Laver les vitres du cloître, préparer la soupe et la potée aux carottes, préparer le sirop de sauge pour Mère Marie des Anges, cirer le parquet du parloir, agrafer les nouveaux feuillets de chants. Je suis excitée comme une puce à l’idée de tout ce travail à accomplir. Mes louanges vers Dieu ne passent pas par des mots, elles passent par des actes. D’ailleurs, je rêve déjà au temps où je pourrai aller épauler les quelques sœurs qui œuvrent dans un quartier misérable de la capitale.
Sœur Brigitte sonne. Le prêtre sort de la sacristie. La messe commence. Un bel élan de ton mon être. J’ai du coffre. "Je cherche le visage, le visage du Seigneur… "Ma belle voix, les voix fluettes des anciennes. Mon entrain, leur calme.
Mon esprit vagabonde. J’écoute à peine les paroles du prêtre, je réponds mécaniquement. Toujours cette question de noviciat prolongé qui me turlupine. Toujours cette colère rentrée, ce cœur qui s’emballe, cette sueur qui me coule le long des jambes.
Heureusement, il me suffit de suivre le rythme imprimé par Mère Marie des Anges pour être au diapason des autres. Me lever quand elle se lève, m’asseoir quand elle s’assied, me tasser sur moi-même quand elle le fait. Quel meilleur chef d’orchestre qu’elle ?
Elle entame le psaume 26 : "Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrais-je ?"
Boum !
Surtout ne plus suivre Mère Marie des Anges. Elle vient de s’affaisser en renversant sa chaise.
Notre organiste continue de jouer. Rien ne pourrait la distraire de sa musique. Quant à moi j’en suis à l’Alléluia. En quelques jours, ma petite recette de sirop à la sauge améliorée par une décoction de graines d’if a fait son œuvre !
Ma petite voix intérieure celle qui autrefois m’a permis d’éviter d’être victime d’un abus sexuel, celle qui me guidait lors des examens, celle qui me dit comment me comporter dans des situations délicates se fait entendre. "Allez maîtrise-toi. Mets à la main à la pâte. Va chercher un verre d’eau, un coussin pour la supérieure ! "Je me précipite vers la cuisine. Je reviens au plus vite. Ce ne sont que sanglots, gémissements, exclamations retenues.
"C’est trop tard, Anne-Sophie, notre chère supérieure, a rejoint Notre Seigneur. "Sœur Agnès sanglote dans les bras de Sœur Lucie. Les larmes comme les rires sont contagieuses. Je n’y peux rien. Je pleure à chaudes larmes. Je hoquette, je pose la main sur l’épaule de Sœur Brigitte. "Oh ma sœur, ma sœur."
Le docteur soignait Sœur Marie des Anges, il connaissait ses fragilités. Il ne trouve rien de suspect dans ce décès. Il signe le certificat qui envoie Mère Marie des Anges à plusieurs pieds sous terre !
Mère Lucie a remplacé Mère Marie des Anges.
Mère Lucie, quatre-vingts ans. Un excès de poids et de cholestérol, une tendance à s’enrhumer aisément. Un diplôme d’orthophoniste, deux candidatures en philosophie. Des parents enseignants. Une mère catholique, un père protestant. De nombreux frères et sœurs qui lui rendent souvent visite.
Je laisse les choses se tasser. Pourtant, je piaffe d’impatience. Deux choses me préoccupent vraiment. La première, quand vais-je prononcer mes vœux ? La seconde, quand vais-je pouvoir secourir les plus démunis ?
Un dimanche d’été, lors d’une promenade dans le parc, je m’approche de Mère Lucie occupée à observer des dahlias bicolores. J’ai les joues en feu, mes mains s’agitent dans les poches de ma robe. Ma voix est presque inaudible. Je lance une bouteille à la mer : "Dites, Mère Lucie, vous avez pensé à mes vœux ?"
Elle se retourne, pose son beau regard bleu sur moi. Elle me répond du bout des lèvres comme si elle craignait de me blesser. "Vous savez bien, Anne-Sophie, que Mère Marie des Anges avait décidé d’ajourner…"
Je ne la laisse pas finir sa phrase. Je saisis sa main, je la couvre de baisers : "Je vous en prie, je vous en prie…"
Elle me sourit mollement. Tant de tristesse dans son regard ! "Non. L’an prochain, peut-être…"
Je demeure là près d’elle. Je lâche sa main, elle me caresse l’épaule : "Patience, patience…"
Il ne reste dans mon cœur plus aucune trace de l’espoir fou qui m’habitait trente secondes plus tôt. Un rideau sombre est tombé sur le parc ensoleillé. Je cours vers la statue de la Vierge. Je m’agenouille. On pourrait croire que je prie mais je ne fais que murmurer : "Ne me lâche pas. Aide-moi !"
Septembre arrive dans les brumes et l’humidité. Mère Lucie traîne un de ces catarrhes ! Elle éternue, se mouche et tousse beaucoup. Je lui propose de prendre mon fameux sirop de sauge adapté d’une recette de ma grand-mère, ce sirop qui vient à bout des toux les plus tenaces.
Boum, dans la chapelle, le jour de la Saint Michel ! Mère Lucie vacille avant de tomber sur le carrelage. Le diagnostic est vite posé par Sœur Agnès, infirmière à la retraite. Le docteur n’y voit de nouveau que du feu ! Mère Lucie rejoint bientôt Mère Marie des Anges dans le cimetière du couvent !
L’automne est bien là. Je n’ai toujours pas prononcé mes vœux. Je suis toujours ajournée. Quand me laissera-t-on rejoindre la communauté en ville ? Quand pourrais-je être plus utile que je ne le suis ici ?
Mère Agnès succède à Mère Lucie. Quatre-vingts ans. Une force de la nature. Jamais une rhinite, une indigestion, une gastro-entérite. Juste un peu d’arthrose cervicale. Une sportive, une femme d’action. Je ne l’imagine guère revenir sur une décision prise par un de ses prédécesseurs.
Les jours passent dans cette espèce d’attente qui ne se dit pas. De temps à autre je voudrais lancer : "Vous pensez à moi, Mère Agnès. Vous n’oubliez pas mes vœux ? "mais je m’en garde bien. Je ne supporterais pas une réponse négative même s’il elle m’était donnée avec le plus joli sourire qui soit et les meilleures raisons.
Un dimanche de décembre, il gèle à pierre fendre. Une belle journée très froide mais aussi très ensoleillée. Mes neveux viennent me rendre visite avec ma sœur et mon beau-frère. Dès son arrivée, juste avant la messe, ma sœur a cette drôle d’idée de leur préparer une patinoire dans la cour arrière, celle qui se trouve devant le potager. Quelques seaux d’eau et le tour est joué ! C’est au milieu de l’après-midi que l’accident se produit. Mère Agnès voit jouer les enfants, veut se montrer sous son meilleur jour, va à leur rencontre et se fracasse le crâne sur les pavés. Comme a dit mon beau-frère : "ce n’est pas à quatre-vingts ans qu’on devient patineuse…"
Le mercredi suivant, nous enterrons Mère Agnès.
Mère Brigitte lui succède. Mère Brigitte, soixante-neuf ans, une excellente santé, une personnalité affirmée. Rien d’une suiveuse.
Lors du repas de Noël, l’ambiance est super. Nous n’en finissons pas de fredonner des cantiques et de plaisanter. Je suis euphorique. Je me tiens bien droite. Je dis d’un ton enjoué : "Dites Mère Brigitte, je pourrai prononcer mes vœux après Pâques ? Mon frère revient du Canada. Je serais tellement contente qu’il y participe. "
Et là, j’entends enfin ce "Bien sûr, Anne-Sophie. On en reparlera demain après la prière du soir. "
Et là, j’émets ce "youppie "dont on parlera encore longtemps au couvent…
La cérémonie a lieu le premier samedi de mai. Un vrai succès. Beaucoup de recueillement durant l’office, un temps splendide, une ambiance joyeuse durant le repas. J’ai fait plus ample connaissance avec les quatre religieuses de la congrégation établies à la capitale. Quatre sœurs des plus sympathiques, dévouées à souhait. Déjà, nous nous entendons à merveille. Je suis sur un petit nuage. Nous formerons un quintet de choc. Deux infirmières, deux assistantes sociales, une aide familiale. Pourtant, rien n’est encore décidé quant à la date de mon départ du couvent pour les rejoindre
Début juin, Mère Brigitte est occupée à tondre les pelouses. Je lui propose de l’aider en coupant les bordures. Après le jardinage, nous prenons un thé au réfectoire. Elle me parle de son enfance à la campagne, de son intérêt pour les fleurs, de ses expériences en horticulture. Confidence pour confidence. Je lui livre mon désir d’aider les plus défavorisés parmi nos frères. Peu à peu, je lui fais comprendre que je voudrais aller à la capitale. "Je crois que je me sentirais vraiment utile en étoffant leur équipe. J’ai une expérience d’aide-ménagère que Sœur Élisabeth paraît apprécier…"
"Plus tard peut-être, Sœur Anne-Sophie. Vous me semblez encore trop fragile pour un tel labeur. Je veux dire que vous vous défendez mal…"
Les larmes me montent aux yeux. Je les essuie d’un bref revers de la main. Je frissonne un peu. Mère Brigitte l’a vu. Elle me ressert du thé en disant : "Ne prenez surtout pas froid après avoir tant travaillé. Buvez ça.»
Je dis "merci". Je bois en silence. Je ne réponds pas. Personnellement, je trouve que je ne me défends pas trop mal !
Depuis cette conversation, je piaffe de nouveau d’impatience. J’estime pourtant que Mère Brigitte est trop jeune et en trop bonne santé pour avoir droit à mon fameux sirop à la sauge…
Micheline Boland (extrait de "Petites tranches de vie", en attente de référencement)