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"R.I.P. Dylan", un texte signé Carine-Laure Desguin

Publié le par christine brunet /aloys

R.I.P. Dylan

 

   Sympa cette invitation. Vrai qu'on a besoin de décompresser toi et moi. Sans cesse sur la touche. Afficher vingt-quatre heures sur vingt-quatre le meilleur de soi, le sourire ultra-brite, la belle gueule bronzée et tutti quanti. Y’en a marre parfois. Plein le cul de ces jours et de ces nuits à rallonge. Pas vrai, Davy ?

 

   Je me disais la même chose, Éthan. On ne pense même plus à soi. On n’a plus le temps ! Quel métier de merde. Et on doit se dépêcher, on ne reste pas mannequin éternellement. Notre vie professionnelle passe comme un éclair. De ton côté, les semaines passent et tu n'oublies pas Dylan, j'en suis certain. Comment pourrait-on oublier un tel beau gosse ? Suis direct comme ça, mais son image me traverse encore l’esprit à chaque fois que je te croise.

 

   Eh oui, Dylan m'accompagne partout où je vais. C’est obsessionnel. Mes pensées ne décollent pas de lui, ses gestes, ses attentions. Deux ans passés ensemble, ça ne s'efface pas comme ça. J'ai même envie de changer d’appart, chaque pièce me rappelle Dylan, je sens encore son parfum partout dans la salle de bain, partout, je te dis, partout. Rester à Montmartre, oui, mais plus ici rue Blanche. Je ne peux plus voir cette fenêtre. Je n'oublierai jamais cette nuit-là. En parler me donne le frisson. Je n’ai plus jamais remis les pieds sur le balcon, c’est impossible, ces quelques mètres carrés bétonnés me paralysent. 

 

   Étrange quand même que ce geste. Dylan avait tout pour lui. La beauté surtout... Et il venait de décrocher un contrat fabuleux. 

 

   Ah. Tu savais ça?

 

   On bosse tous dans la même agence. Les nouvelles vont vite. Lui et moi on se parlait. Parfois ... il me confiait des trucs. 

 

   Des trucs? 

 

   Ben oui quoi des trucs. Entre mecs ... 

 

   Entre mecs ? Je sais pas trop... comment dire ... je me sens mal à l'aise tout à coup.

 

   En effet. Tu peux l'être. 

 

   Ah bon? Et pourquoi ça? 

 

   Cette invitation n'est pas anodine. Toi et moi, on s'aime pas, tu le sais très bien. Notre vision du boulot est différente. Toi tu veux tout et tout de suite. Vrai qu'être mannequin, c’est capturer l’instant. On n’aura ni la jeunesse ni la beauté jusqu’à nos cent ans. Alors faut faire vite d’après toi, très vite. Par n’importe quels moyens, surtout. Pas vrai ?

 

   Je comprends pas.  

 

   Tu te trompes. Tu me comprends très bien. D’ailleurs, tu transpires, vieux, tu transpires. Mon silence se monnaiera. Ou pas. Toi et moi, on est là pour ça. 

 

   Je comprends vraiment pas, Davy. 

 

   Réfléchis, Éthan. C'est trop hard pour toi? 

 

   Tu insinues quoi là ? 

 

   Ton mec se confiait à moi. Tout simplement. Il m'a montré ses hématomes, de véritables œuvres d’art, tu sais. Et puis, il s’est épanché, il a parlé. Il n’en pouvait plus de toi.

 

   Il n'est pas mort de ça à ce que je sache. Ces coups-là, ça date ... 

 

   Dylan crevait de peur. Un soir, il m'a dévoilé de nouveaux hématomes. On les a filmés. On a enregistré son témoignage. Les coups, les humiliations que tu lui faisais subir, tout quoi.  Il a vidé son sac. Il sanglotait, il était à bout.

 

   Rien ne prouve que je l'ai défenestré. C’était connu, Dylan était dépressif. Il bossait trop. Ce travail de mannequin et les photos pour les magazines, c’était full time. Et moi, de toute façon, j'avais un alibi pour cette nuit-là. 

 

   Un alibi bidon. Il sera bien vite détricoté ton alibi à la con quand les flics entendront mon témoignage et décortiqueront les vidéos. 

 

   Et pourquoi j'aurais tué cet incapable, cette larve ?

 

   Voilà, tu le dis toi-même, tu le croyais incapable. Et même pire que ça. 

 

   Explique-toi, Davy. Au point où on en est … Pourquoi je l’aurais buté, ce bel ange ? Parce qu’il s’envoyait en l’air avec toutes les tantoozes du quartier ? Parce qu’il posait pour des magazines pornos ? Un crime passionnel d’après toi ? Ah ah ah, laisse-moi rire … 

 

   Ton mobil était bien plus crapuleux que tout ça, Éthan !

 

   Tu délires à fond la caisse. 

 

   Depuis plusieurs semaines tu lui reprochais d’avoir fait exprès de louper les photos de ton book. Et donc de passer à côté d’un contrat mirobolant. Contrat que lui, Dylan, avait raflé haut la main. Tu me suis, là ? 

 

   D’après toi j’aurais buté ce trouduc pour des photos zappées ? 

 

   Tu as tellement soif de gloire et de pognon, pauvre mec. Regarde-toi, tu me fais pitié. Comment Dylan a pu tomber raide dingue de toi. Tu n’es qu’une lavette.

 

   Et pour ton silence, c’est combien, mec ?

 

 

Carine-Laure DESGUIN

 http://carineldesguin.canalblog.com/

 

 

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Carine-Laure Desguin nous livre son texte écrit pour AURA 115 dont le thème était LE CERCLE

Publié le par christine brunet /aloys

De mal en pis



 

   Vous me convoquez. Je réponds positivement malgré la montagne de boulot que je dois attaquer d’un moment à l’autre. J'attends dès lors depuis trente-cinq minutes dans une salle non chauffée qui ressemble à un cube vide. Un 24 novembre à dix-huit heures. Et à présent que je suis face à vous, monsieur ? monsieur ? monsieur le commissaire ? je ne connais pas plus la raison de ma convocation que votre nom ou votre grade. Vous pianotez sur votre ordinateur les infos que vous lisez sur ma carte d’identité via un autre ordinateur. Mon groupe sanguin, ça vous intéresserait de le connaître? Et mon ADN, ça vous dit ? 

   Ne vous emballez pas. C’est compliqué. 

   Compliqué ? Expliquez-moi alors. 

   Votre carte d’identité. 

   Je l’ai renouvelée à temps. 

   Oui. La date est correcte. 

   Vous vous moquez de moi ! 

   Pas vraiment, non. Steve Raf, vous connaissez ?

   Oui, c’est moi ! 

   Votre carte d’identité, une fois introduite dans le décodeur, signale que vous vous appelez Paul François. 

    Ah ah ah, je suis écrivain. Steve Raf, c’est mon pseudonyme ! Parce que Paul François, c’est pas … vous comprenez. 

    Non, je ne comprends pas, monsieur François. 

    Steve Raf, ça donne une touche amerloque. J’écris des romans policiers, vous comprenez, alors les meurtres qui pullulent et le sang qui pisse, ça me connaît. 

    Ça tombe à pic. 

    Ah ?

    Vous ne comprenez toujours pas ?

    Arrêtez de tourner en rond et soyez direct. Du boulot m’attend, je ne suis pas un glandeur moi monsieur. 

    C’est au sujet du meurtre. Dans cet appartement juste au-dessus du vôtre. Le meurtre de cette veuve, madame Crépillon. 

    Tout ce que je sais je l’ai dit mille fois. J’étais absent à cette période-là. Je ne peux rien dire de plus. Je ne connaissais pas cette dame. Et puis, cette histoire est révolue, jetée aux oubliettes. Trois mois, ça fait bien trois mois que cette pauvre dame mange les pissenlits par la racine. 

    Expliquez-moi alors comment un tapuscrit signé Paul François se trouvait dans le coffre de la victime. Dans le coffre d’une banque que je ne vous citerai pas. 

    Vous plaisantez ?

    J’ai l’air de plaisanter ? Et puis, dites-moi, vous aussi vous tournez en rond. Vous dites ne pas connaître la victime. Un tapuscrit signé Paul François est découvert dans le coffre de cette victime. L’histoire, je l’ai lue. Elle mentionne le nom d’Yvonne Crépillon, justement. Yvonne Crépillon, assassinée lâchement. Par un hula-hoop tourné 314 fois autour de son cou. Et, vous ne l’ignorez pas, la victime a été étouffée de cette façon. Je continue ? 

   Je ne comprends pas. Je n’ai pas écrit cette histoire. Je m’en souviendrais quand même ! 

   Soit. Demain matin, une perquisition aura lieu chez vous. J’attendais autre chose de vous lors de cet entretien. Pour un écrivain, vous manquez d’imagination, vraiment. Et vous ne me demandez même pas le titre de ce livre. C’est qu’alors, vous le connaissez, non, ce titre ? 

   Non, je suis comment dire … éberlué d’apprendre tout ça. Le titre ? Quel est le titre de ce livre ? 

   Sans doute un titre provisoire car non pas écrit sur une ligne droite mais écrit sur la circonférence imaginaire d’un cercle, écrit en rond quoi. 

   Un cercle dites-vous ?

   Oui, étrange n’est-ce pas ? 

   Mais quel est ce titre, putain, quel est ce titre ? 

   Il faut tourner la tête pour lire ce titre, presque se la dévisser. 

   Putain, quel est ce titre ? 

   Trois virgule quatorze. 

   Trois virgule quatorze ?

   Oui, Trois virgule quatorze. 

   Je pensais à un autre titre, diamétralement opposé. 

   Et vous semblez en connaître un rayon, malgré tout. Étrange tout ça.

 

Carine-Laure Desguin

 http://carineldesguin.canalblog.com/

   

 

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Quelques secrets d'animaux : "Pourquoi les cerfs ont-ils des bois" - Extrait de "Contes en stock" de Micheline Boland

Publié le par christine brunet /aloys

 

Pourquoi les cerfs ont-ils des bois ?

 

De tous temps, les cerfs ont vécu dans les forêts. De tous temps, ils ont eu conscience de leurs innombrables qualités. Rapides à la course, élégants, souples, ils se considéraient comme les seigneurs des forêts.

Mais un jour, l'un d'eux surprit une conversation entre deux chênes : "Il n'y a que nous, mon cher, qui puissions inspirer le respect de toute la création. Nous sommes beaux, enfin je veux dire, magnifiques, splendides, admirables. Nous vivons très, très longtemps. Personne ne peut rivaliser avec nous… J'oserais même affirmer que nous pourrions prétendre concurrencer le dieu des forêts si nous étions plus audacieux. " "Pour sûr, pour sûr", approuvait l'autre chêne en gonflant son feuillage.

Alors le cerf, furieux qu'un arbre s'attribue la place qui lui semblait être la sienne, alla tout rapporter de cette conversation au dieu des forêts.

"Ah les gredins", tonna celui-ci, je vais prendre quelque sanction bien sentie à leur égard. Et toi, je veux te récompenser pour ta loyauté. Que puis-je pour toi, mon ami ? "

"Orner ma tête de bois, Monseigneur" fit le cerf qui espérait ainsi rabattre le caquet des chênes.

C'est depuis ce temps, paraît-il, que les cerfs mâles portent des bois et que les chênes sont pourvus de feuilles caduques et non plus persistantes comme elles l'étaient jadis.

 

Micheline Boland

(extraits de "Contes en stock" paru chez CdL en 2014)

 

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"In Extremis", un texte écrit par Carine-Laure Desguin dans la revue AURA 117

Publié le par christine brunet /aloys

 In extremis

                                                  

 

   Tous ces gens dans la rue, ces laissés-pour-compte aux haleines de dents cariées et aux transpirations fétides et collantes. Des émulsions qui s’évaporent et se mélangent, prêtes à pénétrer ma bulle d’oxygène, cette misérable bulle translucide et perméable qui, au fil des jours, rétrécit de plus en plus. Tous ces mouvements poussiéreux et chargés de particules nauséabondes qui se claquent et s’entrechoquent, ça me dévore les sens. Vivantes ces particules, vivantes. Aux membranes tentaculaires prêtes à me harponner et à prendre mon corps fébrile en otage. Je longe les murs sans fin et mon regard se rive sur toutes ces briques aux nuances de gris et d’ocre, ces façades urbaines qui s’intègrent, sournoises, dans le design des nouvelles métropoles. Combien de merdes asphyxiantes se sont-elles frottées sur ces bétons des villes ? Les compter boufferait mes journées, mes heures en deviendraient toxiques. Des milliards de milliards de particules sur le qui-vive, qui phagocytent minute après minute mes espaces personnels. Alors mes yeux entrevoient, au-dessus des gratte-ciels mordorés, d’énormes éponges spacieuses et lumineuses comme des soucoupes volantes, en-dessous desquelles s’évacuent goutte après goutte des milliers de mètres cubes d’un détergent à l’odeur de lavande, escortées d’une armée de canadairs qui pissent de l’eau de Javel. Tout n’est que contraste. Ces tornades désinfectantes me rassurent. Ce ne sont que des illusions, des images que je me crée, on me l’a gueulé mille fois. Ce ne serait qu’un cinéma perso. Comment le croire ?

   Les gens de cette artère vivent dans une telle crasse. Indescriptible. Une crasse enroulée autour d’elle-même, qui tourne et s’enroule et se moque bien du ciel menaçant et de ses cumulus aux formes lascives, et des oiseaux de feu et de sang qui lacèrent ces nuages cotonneux. Une crasse qui se moque bien de toutes ces créatures d’en haut aux ailes désormais plombées. De leur fiente, oui, de leur fiente. Cadeau empoisonné du ciel. Qui vient gonfler la crasse. Toutes ces images pathogènes en trois D m’effraient. Mes ongles se cassent à force de griffer les bétons. J’ai si mal. Longer ces murs mortifères, renifler ces espaces briquetés, se confondre dans le tout. Se protéger un maximum. Je ne peux que limiter les dégâts.  Peur de glisser et de tomber dans ces flaques de boue. De me noyer dans ces marées gluantes et noires aussi hostiles que les ténèbres abyssales de l’enfer. 

   Le masque. J’ai oublié le masque dans le cabinet de ce toubib de pacotille, un merdeux de plus qui d’un air compatissant a souligné, tout en comptant ses billets (deux billets de cinquante euros, merci mon gars c’est bien mon tarif), que mon état s’améliorerait d’ici quelques semaines. À raison de deux séances par semaine. Vous êtes certain, cher monsieur, que nettoyer la planète, cela vous sera possible ? À ces mots, une phrase interrogative qui demandait une réponse, cet imbécile s’est levé, m’a souri, et s’est dirigé vers le fond d’une grande pièce aux murs laiteux. La séance était terminée. J’avais lâché le pognon, je pouvais sortir. La planète n’était pas plus propre pour ça et le sera-t-elle un jour ou l’autre, mystère, cette interrogation reste coincée dans un coin de ma cervelle. Le masque a dû glisser à ce moment-là, ces simagrées m’agacent tellement, toutes ces questions qui ne riment à rien. Une véritable comédie qui persécute votre cerveau et malaxe vos souvenirs à grands coups de couteaux du genre, Combien de serpillères votre mère utilisait-elle par semaine ? Du genre, Combien de bidons d’eau de Javel votre mère écoulait-elle par semaine ? Calculateur, je multipliais X autant de fois qu’il le fallait par rapport à la superficie de la baraque, par rapport au nombre de kilomètres carrés de cette zone. Et après ces rafales de canadairs gonflés à l’eau de Javel, la ville serait-elle plus propre ? Il y aurait encore certainement quelques-uns de ces microbes volatils et rebelles pour s’immiscer sous ma peau. Raison pour laquelle j’inspire par petits coups, vous imaginez le supplice. Peur d’ingurgiter des saloperies. Bordel, pourquoi ai-je paumé mon masque chez ce toubib à la con ? 

   Je m’arrête, je m’appuie contre le béton. Peur de m’engouffrer dans toute cette pollution. Mon corps se paralyse, mes membres lui interdisent le moindre mouvement. Attention, faire gaffe à ne pas frôler une vitrine, ces fenêtres sont encore plus dégueulasses que les bétons. Le poids de mon corps s’écroule tout contre ce mur. L’impression de tomber dans un puits dont la profondeur ne serait pas mesurable, un puits sans fond, qui transpercerait la planète terre du Nord au Sud. L’impression que le ciel me tombera bientôt dessus. Respirer par à-coups, ne pas ingurgiter trop de cette saloperie en même temps dans les poumons. Ça va ? me demande un passant. Dans sa voix, des ondes de tremblements, une intonation interrogative presque imperceptible dans cette question, comme s’il voulait affirmer pour moi que tout allait bien, malgré les apparences. Une voix masculine qui a peur pour moi, peur de mon attitude, de mon visage qui pue la mort. Son after-shave me rassure, des relents de musc et de cèdre du Liban. Aspergez-moi de votre after-shave, monsieur, aspergez-moi de votre after-shave, j’ai envie de lui crier. Perfusez-moi de ce machin, que ce baxter me désaltère et me rince le corps. Mais je ne dis rien, je me cloisonne. Je reste muet. Dans ma tête, des spirales de tout et de rien. Tous ces billets de cinquante euros qui valsent depuis des mois. Pour le néant. Puisque la planète est toujours aussi sale. Crado même. Vous êtes certain que tout va bien, insiste le curieux. Sûr que ce doit être bandant, un mec pas trop moche qui se contorsionne contre un mur de béton un vendredi à midi, vers la mi-avril. De quoi a-t-il l’air ce mec qui schlingue l’eau de toilette au musc et au cèdre du Liban ? Je ne le vois pas, tout est brouillé devant mes yeux. L’écho des murs urbains me ramène sa voix. Dans un effort surhumain, je devine l’homme. J’imagine un bourge qui se rince la bouche au Colgate fluor chaque matin. La belle cinquantaine et les tempes grisonnantes, un peu délaissé par sa femme, le pc en bandoulière et le stylo Shaeffer dans la poche intérieure du veston Hugo Boss. Souvent, à cet âge-là, les mecs sont délaissés, leurs femmes se croient barricadées contre toute infidélité et sécurisées par le ronron du quotidien. Mon cul. Le démon de midi leur brouille le cerveau. Ce type pense avec son sexe, j’en mettrais ma main à couper. Un homo refoulé, voilà c’est ça. Désirez-vous que je vous raccompagne jusque chez vous ? Ses yeux ne décrochent pas de ma tronche. Sous mes doigts, je sens le béton crevassé, rugueux, hostile comme une armée d’anars violés par la pseudo-démocratie. Mon corps a mal à crever.  Cette odeur de musc se rapproche de plus en plus de moi. Comment circulent les nuages à présent, je ne les vois plus. Ils sont trop hauts. Ou trop bas. Trop floconneux. Trop ouatés. Surtout, ne pas s’évanouir. Rester dans ce monde. Stoïque devant les agressions de tout type de saloperies microbiennes. Voire virales. Mon bras gauche est agrippé par une main puissante. Une poigne osseuse et décidée. Je sens cette force serrer les muscles de mon bras. Cette main est-elle propre au moins ? Qu’a-t-elle frôlé depuis le début de cette journée ? Des cuvettes de WC, des interrupteurs poisseux, des muqueuses aussi. Oui, c’est ça, toutes sortes de muqueuses. À cette idée de muqueuses sanglantes ou couvertes de foutre, mon corps veut se débattre. Hurler devient une nécessité. Je ne peux pas. Aucun son ne sort de ma gorge. Mes membres sont alourdis, engoncés et étriqués dans une armure d’impossibilités. Oh, surtout ne pas s'évanouir. Tenir bon encore quelques minutes. Que me reste-t-il à parcourir pour arriver jusqu’à chez moi ? Un quart d’heure ou vingt minutes, tout au plus. Vingt minutes, une bataille. Les bruits des moteurs sifflent de toute part. Une toile arachnéenne formée d’une superposition de gaz d’échappement et d’haleines fétides d’humains me clouent sur les bétons, effaçant d’un seul coup les relents de musc et de bois de cèdre. La distance qui me sépare de ce gouffre à celle du porche de mon immeuble me paraît longue comme la muraille de Chine. Une route semée d’embûches, d’escaliers sans fin, obscurcie par un ciel de morgue qui se déchire et dont les nuages percés déversent des déchets putrides et lourds. Si lourds. La peur me paralyse. Mes membres se plombent de plus en plus. Je n’entends rien et je ne vois rien, sinon cette toile arachnéenne qui emprisonne mes chairs de plus en plus. Et un entonnoir. Un énorme entonnoir, égout de l’univers entier et de ses galaxies soumises, déverse dans les tabernacles meurtris de mes pores des flux de déjections innommables. Ces minutes sont un supplice. Avancer, m’engouffrer dans les affres de cette rue sans fin. Ma tête cogne contre mes mains, je suce mes doigts et un goût de ferraille envahit ma bouche. Je mâchonne une pâte visqueuse, les croûtes de mon sang caillé, mêlée à une sueur rance, une sueur qui pue l’urine et les matières fécales. Simple phobie, avait murmuré ce con aux yeux tapissés de billets de cinquante euros. Le masque, j’aurais dû ramasser le masque. 

   Des bruits sourds hantent ma tête. Des bruits de moteur et d’aboiements. Aboiements de chiennes, d’humains aussi peut-être. Une horde d’humains. Des courants d’air hérissent mes chairs meurtries. Les secondes défilent.  Plus loin, dans le creux d’une rigole, des rats fourragent dans les chairs faméliques d’un chien crevé. J’essaie de contourner ce tas d’immondices mais mes pas chancellent, mon corps se traîne, exténué par ces années de guerre contre des ennemis qui s’infiltrent de partout, des ennemis pareils à des mérules qui ne renonceraient à aucun recoin et qui pomperaient en moi les restes de mon énergie. Des humains aux gueules décavées se penchent sur la bête aux yeux révulsés, à moitié dévorée par ces rats gros comme des lapins. 

   Combien de fois par jour deviez-vous vous doucher le corps, m’avait demandé cet abruti. Je parle de votre période adolescente, avait-il ajouté, comme pour apporter un brin d’intelligence à ses questions de débile mental. En ce moment me doucher serait le rêve. Mon corps entier tombe en lambeaux, mêlant mes chairs frissonnantes à des loques raidies par les sangs asséchés. La ville entière devient mon tombeau et de plus en plus, je me confonds dans les gaz de cette charogne dont les escarres deviennent un festin royal pour ces rats à la toison luisante. L’homme à l’haleine parfumée a passé son chemin. Je ne sens plus cette odeur sirupeuse de musc et de cèdre du Liban. Je n’entends plus cette voix virile et rassurante. Je ne sens que des remugles de graisses et de pollutions atmosphériques qui se coincent sous chacune de mes cellules. L’enfer est dans la rue, il m’éclate dans la gueule à chaque pas et les semelles fatiguées de mes bottillons se fondent sur l’asphalte urbain. Je me retourne et des pléiades de cancrelats se disputent avec les rats les chairs disloquées de ce chien crevé. Le ciel s’ecchymose et entre les nuages qui se déchirent, j’entrevois l’enfer, encore une fois. Cet enfer m’étrangle. À travers cet enfer, des visages aux lèvres de feu soufflent des cendres de pustules. Mon corps entier frissonne et puis se consume. Les douleurs lancinantes et profondes m’aveuglent mais j’avance, me semble-t-il. Les façades suent des chiures qui éclaboussent les passants insensibles. 

   Dans quelques semaines, vous serez guéri. Ces paroles, mensonges d’un homme qui feint d’ignorer les vérités, claquent encore. Et font écho dans les replis de ses euros accumulés. Il n’y a pas de guérison, personne n’oserait affirmer le contraire. Et puis, est-ce une maladie ? Ou une simple clairvoyance ? Les autres sont aveugles. Aveugles à tout ce qui les entoure. La planète est sale pour l’éternité et nous sommes condamnés à inhaler ces effluves pestilentiels, ces remugles merdiques. 

   Ce mec est ensorcelé, regardez l’écume qui roule le long de son cou ! Ça ne trompe pas, c’est un indice ! Il profère des paroles incompréhensibles, il parle des langues étrangères ! C’est un ensorcelé, c’est une ensorcelé ! 

   Des larves gluantes serpentent devant l’écran de mes yeux. Elles s’enroulent, se nouent et se dénouent autour d’une poubelle métallique. Une silhouette évanescente est appuyée contre cette poubelle qui pue la rage, ses bras tout mous sont levés vers le ciel, des bras en prières, des bras qui peinent. Ses lèvres professent des mots étranges et dysharmonieux, des paroles qui tourbillonnent et puis s’écrasent, amorphes arabesques sur le bitume urbain. C’est une femme. C’est ça, cette silhouette est celle d’une femme. Une femme effrayante. Spectrale. Les larves dont le corps s’articulent de petits anneaux humides s’agglutinent le long des jambes de cette silhouette fantomatique et remontent, sournoises et silencieuses. Promenade pittoresque sur patchwork de tissus délavés. 

   Le masque. Me couvrir la moitié du visage de ce filtre de papier, un geste salvateur. Avancer sans ce masque, un supplice. Encore quelques minutes avant d’arriver jusque chez moi. Tous ces blocs fissurés, cette pollution qui se grave sur chaque pavé. Où déposer mes semelles sans me contaminer ? Sur quels murs m’appuyer pour ne pas vaciller ? 

   De toutes parts, des bruits m’assaillent, des bruits urbains. Ça tonitrue, ça klaxonne, ça freine à mort sur l’asphalte. Je les envie, tous ces gens que rien n’effraie, tous ces gens qui marchent et roulent et vivent au milieu de ces masses de globules poussiéreuses. Ils osent. Ils osent s’habiller de tissus neufs. Ils osent appuyer sur le tube de dentifrice et prendre la brosse à dents de la veille, ils osent toucher. Ils osent se toucher. Et ils ont l’air content. Ils ne voient donc pas, sur les bords de leurs fenêtres, sur les poignées de leurs portes, sur les lèvres de l’autre, toutes ces bestioles grouillantes, aux aguets, qui n’attendent qu’une seule chose, une faille humaine. Toute cette masse de chairs humaines qui s’est accolée à d’autres masses pèse sur mon corps et l’engourdit. Si fort. Combien de minutes me reste-t-il encore à subir avant de rentrer chez moi ? Il m’est si pénible de respirer sans ce masque. Je ne suis même pas certain de respirer encore, ma conscience se perd et s’anéantit. La ville n’est plus qu’un kaléidoscope immobile, dans lequel j’essaie de me débattre. Autant de billets de cinquante euros pour rien, pour un vent sulfureux qui ne me souffle que des incertitudes. Oh, surtout ne pas s’évanouir et s’accrocher, détourner les yeux de ces bêtes immondes et livrer bataille contre tous ces ennemis. Des sifflements me percent les tympans, ma tête explose. Pour la xième fois. Et jamais rien ni personne ne comprendra ce que je ressens, tout ce que je souffre, tout ce qui me cloue les entrailles. Je serre les poings et je cogne, je cogne, je cogne. De toutes mes forces, je cogne. Un liquide chaud éclabousse mon visage et je suce des gouttes épaisses de ce liquide qui pue la ferraille. J’entends des tambours et des sons barbares, des sons déformés. Je sens des dizaines de doigts avides et sales qui me touchent et mon corps se débat, mon corps veut s’enfuir. J’ai si mal. Et si peur. J’entends des mots. Des questions, des menaces, des ultimatums. Parmi toutes ces voix hostiles et sanguinaires, je reconnais une intonation. Elle me semble à la fois si près et si loin. Sur mon visage, je sens une caresse. Le va-et-vient langoureux d’un tissu doux et soyeux.  Une odeur de musc et de cèdre du Liban. Ça me rassure.

 

Carine-Laure DESGUIN

 http://carineldesguin.canalblog.com/

 

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Quelques secrets d'animaux : "Pourquoi la girafe a-t-elle la peau tachetée ? " extrait de "Contes en stock" de Micheline Boland

Publié le par christine brunet /aloys

Pourquoi la girafe a-t-elle la peau tachetée ?

 

Il était un temps où la girafe avait le pelage uni. La girafe se plaignait beaucoup de sa condition. Voyant les autres animaux de la savane, elle en concluait que tous avaient, bien plus qu'elle, été avantagés par le Créateur.

"Oh ! ce n'est pas possible, ce long cou à supporter me fatigue, me fatigue, me fatigue ! Si encore, ce cou m'apportait une beauté spéciale ou faisait peur aux autres. Mais là, je n'en subis que les inconvénients. Ah ! si j'étais belle comme un zèbre ou comme un guépard. Si l'on excepte ce fichu cou, je suis tellement ordinaire ! "

Ainsi, la girafe à longueur de journée, de semaine, de mois ne cesse de jalouser les autres animaux et de se morfondre…

Un jour, n'y tenant plus, elle demande au zèbre : "Comment se fait-il que tu aies une si belle robe ? Qu'as-tu fait pour cela ? "

Le zèbre réfléchit… Dire la vérité, lui le modeste, il ne l'ose pas. Parce que la vérité c'est qu'un de ses lointains ancêtres a réalisé un acte de bravoure. Ce lointain ancêtre s'était, en effet, arraché des lambeaux de peau aux broussailles de la savane pour parvenir à en faire sortir quelques lionceaux joueurs et inconscients qui s'étaient réfugiés en un endroit hors d'atteinte de leur mère. Le sang qui coulait des blessures avait séché, laissant des traces noires sur la peau blanche. Des traces indélébiles transmises aux générations suivantes par le Très Haut.

Le zèbre interrogé doit faire vite. Devant ses yeux se trouve une mare presque asséchée, alors le zèbre répond : "Hum, après la fin de la saison des pluies, alors que j'avais quelques jours, ma mère m'a baigné dans la boue. C'est une tradition familiale. Voilà, tu sais tout ! "

Aussitôt, la girafe s'en va se baigner dans la mare. Hélas, celle-ci est polluée et la girafe en sort maculée de taches brunâtres qui, étant donné son caractère chagrin, ne la satisfont qu'à moitié.

Moralité : cessez de polluer les cours d'eau, les mers et les lacs si vous ne désirez pas que les générations futures à la moindre baignade aient le corps marbré comme celui de la girafe.

 

Micheline Boland

(extraits de "Contes en stock" paru chez CdL en 2014)

 

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Quelques secrets d'animaux extraits de "Contes en stock" de Micheline Boland

Publié le par christine brunet /aloys

Quelques secrets d'animaux

 

 

Les crocodiles et les oiseaux : On a besoin des plus petits que soi

 

Il est un temps où la brosse à dents et le dentifrice n'avaient pas encore été inventés, un temps où on ne parlait pas d'eau de bouche, de brossettes et de fil dentaire, un temps où les crocodiles étaient fort embarrassés de sentir l'accumulation de morceaux de nourriture entre les dents. Que pouvaient-ils donc faire pour remédier à cet inconvénient, eux dont la langue n'est pas mobile ? 

Comme il y a plus d'idées dans plusieurs têtes que dans une et que ces animaux aiment vivre en groupe, ils tinrent un grand conseil.

C'est ainsi, qu'après des heures de brainstorming, il fut décidé de demander à des oiseaux de nettoyer leurs dents.

Ainsi les crocodiles ouvraient leurs mâchoires pour permettre à des oiseaux d'y pénétrer et d'y becqueter des restes d'aliments. Chacun trouva son compte dans l'arrangement qui suivit : les oiseaux parce qu'ils purent se délecter de la nourriture dont ils débarrassaient les crocodiles et les crocodiles dont l'hygiène dentaire fut nettement améliorée.

 

 

Micheline BOLAND

 

 

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Un extrait de son recueil signé Christina Prévi "Un dimanche maussade"

Publié le par christine brunet /aloys

Un extrait de son recueil signé Christina Prévi "Un dimanche maussade"

Un dimanche maussade

 

 

Cela eut pour effet la résurgence d’une période houleuse de sa vie. Cet épisode remontait insidieusement à la surface et lui procurait une sensation de malaise intense. C’était loin tout ça, mais est-on jamais loin de son propre vécu, quelle que soit l’antériorité de la période en question ?

 

À l’époque, sa passion l’avait dévastée au point qu’elle s’en étonnait encore aujourd’hui. Quelques regards avaient suffi à l’enflammer. Durant des mois, chaque rencontre, inévitable dans le cadre de leur travail, avait attisé les braises de son affolement. L’un et l’autre s’efforçaient à réfréner leur trouble, mais leurs yeux l’exprimaient mieux que les mots.

À chaque nouvelle entrevue, la torture recommençait… Laurie se consumait, s’exaltait, mais forçait la tourmente émotionnelle à se briser contre le bouclier de sa volonté.

 

 

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Micheline Boland nous propose un extrait du dernier recueil signé Louis Delville "La vraie vérité"

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

Une seconde, une minute, une heure

 

Une seconde ! Voilà bien une expression galvaudée le commerçant pressé qui vous dit : "Je suis à vous dans une seconde" ou "Une seconde, j'arrive" et cela dure des heures…

Une minute, une belle unité de mesure pour les sociétés de téléphonie.

Taxation à la minute, dit-on. Taxation à la seconde, réclament les consommateurs  

Une minute pour dire tant de choses à l'être aimé ou une minute de silence, le onze novembre…

Une heure pour le repas de midi, une heure de sommeil, une heure d'attente à l'hôpital. Je me demande toujours si toutes ces heures sont identiques.  À l'école, il existe même des heures de cinquante minutes, c'est vous dire…

Une seconde, une minute, une heure ? Qu'importe, j'ai tout mon temps !

 

Louis Delville 

 

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"Bumba le brouteur", une nouvelle signée Edmée de Xhavée

Publié le par christine brunet /aloys

 

Bumba le brouteur

 

C’est qu’il est toujours si joyeux, Bumba. Le meilleur brouteur de son équipe, il a même été augmenté : désormais son pourcentage est passé de 3% à 6%. Joséphine, son épouse aux formes tressaillantes et au merveilleux sourire a couru acheter de nouveaux boubous pour eux tous, elle, lui et les trois petits coquins dodus que le Seigneur leur a accordés.

 

Il s’avance, fier et pimpant dans ses sandalettes de plastique vert fluo, vers le bureau. Dans, tenez-vous bien, la rue principale. Sibèrre Cafè. Tenu par Boubacar, un type qui ira loin. Mama Baobab, qui gère l’équipe avec toute la majesté de ses opulences à peine contenues dans le boubou, est si fière de lui : toujours à l’heure, le petit Bumba. « Tu prends l’ordi numéro 3, De Gaulle vient de finir son tour, je crois qu’il arrive au niveau « lancer la sagaie » avec la grosse belge, et vient d’entamer le niveau « oh la belle dame que voilà » avec une nouvelle, une Française je crois. Très vilaine. ».

 

Bumba s’installe, dégage quelques miettes du clavier, crache sur un coin de son boubou pour enlever des pattes ou ailes d’insectes collés sur l’écran. Voyons, voyons… Ah voici son profil, Pierre-Philippe Marbaise, 47 ans, veuf, trois chats adorés, une fille mannequin à la Réunion. Musclé, glabre, yeux bleus et cheveux blonds plutôt longs. Président d’une grosse société de publicité. La grosse belge, une certaine Armande, est en ligne. Il lit les derniers échanges entre elle et De Gaulle, pour continuer avec à propos. « Pardonne-moi ma beauté, j’ai dû prendre un appel urgent dans la salle de réunions, je suis tout à toi ! Tu disais donc, avec tes pilules pour maigrir ?... » « Rien d’inquiétant, Pi-Fi chéri ? Ce coup de fil, veux-je dire… ? » « Oh ne te tracasse pas pour moi ma douce Armange, les ennuis, ça me connaît, et encore plus les solutions ! »

 

Il se déplace rapidement sur le compte de la Française, Octavie, en effet assez moche… Comment ose-t-elle ne serait-ce que croire qu’un beau type comme Pierre-Philippe s’intéresserait à elle ? Quel culot !!! « Pardonnez-moi Octavie, j’ai dû répondre à un appel de ma fille, et vous savez ce que c’est, un père ne résiste pas à sa fille, surtout quand elle est le portrait tout craché de sa chère épouse décédée ». Octavie a elle aussi perdu son mari il y a six ans, et affirme que chez elle, c’est son fils qui ressemble au cher disparu – grâce au ciel, pense Bumba, il ne ressemble pas à sa maman.

 

Il reviendra ainsi pendant 4 heures, d’Armande à Octavie, ma foi assez content qu’elles l’imaginent sous les traits de Pierre-Philippe. Après tout, il y va aussi de sa fidélité à Joséphine, ce que fait Pierre-Philippe n’est que business, lui, il n’aime que Joséphine ! Il est arrivé à obtenir d’Armande un timide 500 euros (des cacahuètes pour lui, mais voilà, le site en ligne de sa banque était bloqué, on y travaillait bien sûr, mais cette somme servait à sa fille qui avait comme toujours un découvert et venait de provoquer un petit accident de la route). Bien entendu le remboursement n’arriverait pas, la banque aurait fait une erreur, et puis sa fille aurait été massacrée de coups par l’autre automobiliste dont l’enfant aurait perdu la jambe dans l’accident et par un odieux concours de circonstances, la finance ferait une descente dans son agence – cool, Armange, je suis droit dans mes bottes –bloquerait les comptes sur une dénonciation mensongère d’un rival en affaires. L’estocade finale avançait, De Gaulle n’était qu’un débutant et n’avait pas encore droit à terminer une affaire, ce soin lui est toujours laissé.

Quant à Octavie-la-moche, elle l’endormira à moitié avec le récit de ses querelles de voisinage, et l’épouse du fils adoré qui lui manque de respect. Il se montre compréhensif, à l’écoute (oui, il a sa musique enfoncée dans les oreilles et se laisse aller à se dandiner sur sa chaise de plastique pleine de brûlures de cigarettes, parfois même un baaaaaaaby-baaaaby retentit et Boubacar et Mama Baobab s’échangent un regard plein de sourires). Il ira loin, ce petit…. Octavie termine la session en lui envoyant une photo de sa bouche mimant un baiser (on dirait un mérou, il est à deux doigts d’avoir peur), et lui affirmant que jamais on ne l’a comprise comme lui.

 

Pendant les 4 heures suivantes – le décalage horaire jouant alors en sa faveur - il sera John-Leander McPherney, un noir plus beau que permis, divorcé, sans enfants, professeur de philosophie à NYU et Yale. Là, il a toutes les répliques préparées en anglais, pour continuer les préliminaires à « alouette, gentille alouette, alouette je te plumerai » avec Cindy-Lou, en Caroline du Nord, vieille fille noire aux dents de rat musqué (couleur orange comprise) et Rahnay, du Michigan, serveuse au KFC du coin, jolie silhouette mais pas trop futée, ça se comprend sans avoir fait polytechnique. A coups de Honey, Sweetie, Pumpkin, il avance avec adresse dans son plan de carrière. Devenir le bras droit de Mama Baobab, acheter de jolis sacs à dos pour l’école à ses petits gredins, faire des murs de briques pour sa maison de tôle et contreplaqué.

 

Le soir tombe quand il prend la rue en sens inverse, heureux et fier d’avoir nourri sa famille, sans le moindre remord : après tout, quand il endosse la vie de Pierre-Philippe ou John-Leander, ces femmes lui font entrevoir leur existence : voiture, appartement confortable, quelques voyages, des achats de Noël, du maquillage, objets inutiles… elles ont tout, tellement plus que Joséphine et lui. Elles ne le sentiront pas passer…

 

EDMEE DE XHAVEE

 

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Texte signé Carine-Laure Desguin paru dans la revue Aura 115 "L'étrange affaire Stan Xalla" pour le thème CORRESPONDANCES

Publié le par christine brunet /aloys

 

L’étrange affaire Stan Xalla

 

— Eh bien, Herbert, vous vous doutez de la raison pour laquelle je vous convoque ce matin ?

— Non patron, pas du tout.

— Vous vous foutez de moi ?

— Non patron, pas du tout.

— Si je vous parlais de vos notes de frais à la con, la mémoire vous reviendrait-elle ?

— Peut-être patron, ça dépend.

— Vos notes de frais pour l’année 2021 sont une aberration, Herbert, une aberration. Je ne comprends pas. Cinquante euros pour un resto dont j’ai oublié le nom à Charleroi, soixante euros pour un autre resto encore à Charleroi. Et j’en passe ! Des notes de frais pour des restos, des notes de frais pour ceci, des notes de frais pour cela. Vous avez largement dépassé le plafond autorisé. Vous me prenez pour un imbécile ? Comment voulez-vous que je justifie tout ça au boss hein ? Dites-moi ?

— Si je me souviens bien, c’était pour une filature, patron.

— Si je me souviens bien ? Je vous demande plus que ça ! Une filature ? Quoi, qui, comment, pourquoi, quand ? Où, ça on le sait !

— Vous m’avez envoyé un mail. Un dossier en pièce jointe. Le dossier XALLA. Vous me demandiez une filature pour ce type, Stan Xalla. Son emploi du temps, les lieux qu’il fréquentait, les gens qu’il voyait, etc.

— Et lorsque vous avez dépassé le budget pour une filature ordinaire, m’avertir de tout ce foutoir ne vous est pas passé par la tête ?

— Non patron.

— Et pourquoi donc ?

— Dès le départ, ce dossier m’a paru étrange, suspect. Une espèce d’électron libre qui flottait entre d’autres dossiers. Je ne pouvais le rattacher à rien.

— Continuez, ça m’intéresse.

— D’habitude, une filature, une enquête, cela demande une réunion d’équipe, des mises au point, des débriefings et ici, rien. Un simple mail de votre part. Comme si vous refusiez que cette filature ne fasse trop de  bruit. D’autant plus que ce Xalla n’a rien dans son casier judiciaire, rien. Alors, j’ai pensé à quelque chose de personnel, quelque chose qui vous toucherait de près, patron. Je pensais à votre épouse par exemple … J’ai filé ce type pendant des jours et des jours. Un pensionné tout ce qu’il y a de plus banal.

— Et pourquoi seulement des notes de frais déposées plic ploc sans aucun autre dossier ? Expliquez-vous, Herbert ?

— Tout est étrange dans cette affaire, patron. D’ailleurs, il n’y a pas d’affaire. Ce type est nickel. Pensionné. Un resto plusieurs fois par semaine, des potes normaux. Cette normalité est étrange, patron. Et puis vous qui me demandez cette filature par mail … Et à présent vous rouscaillez pour des notes de frais. Tout est étrange dans cette affaire qui n’en n’est pas une. Rien ne correspond à quelque chose. Et ce quelque chose n’existe pas. Il n’y a pas d’affaire Xalla, patron. Hormis ce mail que vous me confirmez m’avoir envoyé. Et puis ce type, ce Stan Xalla, je m’y suis comment dire … attaché, oui, c’est ça, attaché. Un pensionné qui avait une particularité.

— Ah, quand même !

— Stan Xalla, c’était un facteur.

— Et c’est particulier d’après vous, ça ?

— Oui parce que bien qu’étant pensionné depuis plusieurs années, il trinqueballait toujours avec lui un grand sac en cuir noir rempli de vieilles lettres, des courriers qui datent d’une dizaine d’années. Alors patron, si vous me disiez à présent ce qui vous intéressait vraiment chez ce Stan Xalla ?

— Stan Xalla avait été soupçonné d’être le corbeau dans une affaire de meurtre, voici une douzaine d’années. Des soupçons, sans plus.

— Et pourquoi m’envoyer filer ce type aujourd’hui, patron ?

— Aucune importance, Herbert. Vous l’avez dit voici quelques minutes, rien ne correspond à rien dans cette étrange affaire. Une bien étrange affaire qui n’en est pas une.

 

Carine-Laure Desguin

http://carineldesguin.canalblog.com

Publié dans Textes, Article presse

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