Qu’est-ce que toutes ces pauvres taches ont contre moi ? Ce n’était qu’une blague potache comme dit mon vieux. Mais pourquoi ils ne parlent que de ça ? P… d’internet ! Ils n’ont rien d’autre à faire ?
J’ai fait, et bien fait, les études que le daron voulait que je fasse. De toute manière, les quelques fois où j’ai eu le malheur de me planter, il a rapidement réglé le problème auprès de la direction et basta ! Heureusement, il y avait les copains, la bière et la beuh… les filles aussi ; on ne pourra jamais dire que je me suis tapé un thon et si je l’ai fait (haha) personne ne s’en souvient ; personne d’important en tout cas.
Mais c’est quoi ce déchaînement sur Insta ? Comme si tous ces c… en avaient quelque chose à faire d’un pauvre chintok de plus ou de moins.
Je me souviens quand grand-père me racontait sa propre scolarité… c’était pas triste. Il avait de l’imagination quand il s’agissait de mettre l’ambiance dans les soirées arrosées. Le paternel n’a jamais trouvé ça drôle. Quel rabat-joie, celui-là.
Et la daronne, toujours occupée avec ses copines… Si elle savait ; je me suis tapé au moins deux d’entre elles ! Jeunes, vielles, quelle importance si elles ont un beau c…
Allez ! ça recommence, la valse des hashtags. Et vas-y que je like des horreurs. C’est ça, t’as raison, espèce de blaireau, mais demain tu seras bien content quand je diagnostiquerai ton cancer suffisamment tôt pour sauver ta misérable peau. Non mais et celle-là qui exige que la direction nous exclue mes amis et moi. Comme si le recteur allait oser. Ha ! Si cette cou… molle trouve le courage de nous virer, je ne lui donne pas assez de cinq minutes pour plier bagage.
Hé ! mais je le connais ce binoclard ; un bleu de première année. On l’avait coincé dans les toilettes… il en est sorti à poil, le pantalon sur les chevilles, le T-shirt lui entravant les mains et du P.Q plein la bouche. Excellent, j’en ri encore.
Et celle là ? Oui, c’est bien elle, la grosse truie ! On lui avait arraché sa "petite" culotte qu’on avait pendue au filet du panier de basket. Je crois qu’après ça, elle a fini dans une vulgaire haute école du coin. La rouquine a eu moins de chance. Celle-là, elle aurait fait un passage en H.P., enfin, c’est ce que la daronne nous a raconté un soir au dîner : (voix de fausset) « La pauvre fille, mais dans quel monde vivons-nous ? » Et gnagnagna ! il faut dire que « Wellington » avait mal dosé le G.H.B.
Allez ! et voilà l’autre réseau qui s’y met. Quoi ? De la torture ? Mais qui dit ça ? On rigolait, c’est tout. C’était du bizutage, bi-zu-tage ! Maltraiter les bleus, dans ce cadre, c’est normal, nor-mal !
Que… Wellington ? C’est une fausse vidéo, c’est sûr… Mais ferme ta gu… espèce de traître. Tes excuses de poule mouillée ne te rendent pas service.
…
Amelia… non ! pas elle. La seule personne vraiment intéressante du campus. La seule à avoir été gentille avec moi.
« Les jeunes qui ont participé à cette séance de torture sont au mieux des imbéciles, au pire des sadiques. Dans les deux cas, leur place n’est certainement pas dans une université qui se targue de former l’élite de demain. Et si ce commentaire doit me couter ma place, tant pis ! Quand c’est nécessaire, il faut savoir sortir du bois. J’espère que notre direction saura prendre ses responsabilités face à l’innommable…
‒ Non, Amélie, arrêtez ! je ne suis pas un monstre.
« …et stopper les monstres ! »
‒ Je ne comprends pas. Je ne… Je suis… un monstre.
Vous direz peut-être que je suis un monstre comme mon mari me l’a dit juste après ma mère : « Tu es vraiment un monstre d’égoïsme ! ».
Je suis un monstre parce que j’ai enfin décidé de m’occuper de moi-même et d’oublier un peu les autres. Je viens d’avoir cinquante ans. Ce fut le déclic, le départ vers une autre vie, une vie qui va être plus tournée vers moi.
De plus en plus de gens ont la chance de vivre centenaires (mais est-ce vraiment une chance ?). Donc, imaginons que j’atteigne l’âge canonique de cent ans, je suis donc arrivée à la moitié de ma vie et il est grand temps de jeter un coup d’œil dans le miroir.
Qu’ai-je fait pendant ces cinquante années ? Quand suis-je allée au cinéma ou au resto avec une amie ? Jamais ! D’ailleurs, des amies, je n’en ai plus. Je me suis consacré entièrement à ma famille. Je voulais que tout le monde aille bien : mon mari qui mettait ses pieds sous la table en rentrant de son boulot (oui, c’est vrai, c’est lui qui faisait bouillir la marmite, il me l’a répété si souvent ! mais la marmite à soupe, c’est toujours moi qui la mettais à bouillir !), mes six enfants que j’ai élevés comme une mama italienne, mes parents qui étaient invités à chaque fête, mais qui n’en ont jamais organisé une chez eux et les chiens, les différents chiens que nous avons eus, ont été plus gâtés que moi !
Bien sûr, j’ai reçu des cadeaux : tous les bricolages de fête des mères que je faisais semblant d’adorer (que les instits ont mauvais goût quand même !), un bijou de la part de mon mari pour célébrer les événements importants comme notre anniversaire de mariage (jamais de fleurs, parce que les fleurs sont périssables, vous connaissez la chanson, et que les bonbons, ça fait grossir !) et, de la part, de mes parents, … attendez que je me souvienne. Rien ! Je me rends compte aujourd’hui que je n’ai jamais reçu un seul cadeau de mes parents une fois devenue adulte et la Saint-Nicolas, un mythe.
Bien sûr, j’ai pu profiter de vacances à l’étranger (toujours dans un hôtel avec piscine d’où les enfants ne voulaient pas déplancher, moi, je déteste l’eau, l’odeur du chlore, de la sueur et des produits solaires !). Nous allions dans des hôtels 5 étoiles (oui, mon mari est plein aux as, je ne vous l’ai pas encore dit ? tandis que mon compte est aussi plat que la poitrine que je n’ai pas !). Au moins, pendant cette courte période (il fallait à chaque fois écourter les vacances parce qu’il y avait un imprévu au travail de mon mari), je ne devais plus cuisiner ni nettoyer ni lessiver, mais je ne vous dis pas le boulot que j’avais en rentrant…
Mon mari a eu des maitresses. J’ai toujours fait semblant de ne pas m’en apercevoir même si je trouvais un cheveu blond sur sa veste (alors que je suis rousse) ou une carte d’hôtel dans une poche d’un de ses innombrables costumes. Pourquoi aurais-je fait une scène ? Ça aurait servi à quoi ? Je n’allais pas prendre mes clics et mes claques et le quitter ! Avec quel argent aurais-je pu commencer une autre vie ?
Et maintenant, à cinquante ans, après m’être rendu compte que j’avais vécu comme une esclave pendant tout ce temps, j’ai fait mes valises et je pars. C’est un heureux hasard qui me le permet. Ma mère, prise de remords, sans doute, m’a offert un cadeau pour mon anniversaire : un billet de loterie à gratter de 3 euros (elle a dû, par inadvertance, casser sa tirelire !). Vous l’avez compris : ce billet était gagnant (si ma mère l’avais su, sûr qu’elle l’aurait gardé, son billet !), mais moi, il va me permettre de commencer – enfin – une nouvelle vie.
Quand j’ai annoncé à mon cher mari et à mes chers parents que je larguais les amarres grâce au pactole tombé du ciel, ils m’ont lancé cette phrase assassine : « Tu es vraiment un monstre d’égoïsme ! ». Quant aux enfants, je n’oserais jamais vous répéter tout ce qu’ils m’ont jeté à la figure… Evidemment, égoïste comme je suis, je n’avais pas songé à partager le butin en 6 !
Eh bien non ! Je n’y ai pas songé ! J’ai juste pensé à m’acheter une valise et à la remplir à fond, car je ne reviendrai pas. Ils peuvent tous se passer de moi et je vais le leur prouver.
Allez, je vous laisse, j’ai encore quelques vêtements à entasser dans la malle avant que le taxi arrive…
La transformation ou comment je suis devenu une sorte de monstre
Derrière le jardin de mes grands-parents se trouve un terrain couvert d'une végétation touffue et d'herbes où l'on découvre aussi une grande mare. L'accès en est interdit. Un chemin de terre longeant la propriété y conduit. Selon grand-père, seul le propriétaire emprunte parfois le sentier. Il semblerait que des chats et des chiens s'y étant aventurés n'en sont jamais revenus.
C'était un dimanche après-midi de printemps. J'avais quatorze ans. Mes parents et mes grands-parents jouaient aux cartes lorsque j'avais annoncé que j'allais prendre l'air et avais alors succombé à la tentation de m'approcher de l'endroit. J'avais emprunté le petit chemin et arrivé près de l'étang, je m'étais aperçu que je n'étais pas le seul à avoir eu cette idée. Deux jeunes filles s'y trouvaient déjà. Elles étaient vêtues de noir et fort laides. Elles m'avaient remarqué et s'étaient esclaffées. "On se croirait à Halloween.", avais-je pensé en les saluant d'un petit signe de la main. Elles avaient couru vers moi. On aurait pu imaginer que c'étaient des sœurs jumelles. Elles avaient le visage boutonneux, le teint grisâtre, le regard vitreux. "On cueillait des pissenlits pour nos lapins", avait dit l'une d'elles. L'autre avait poursuivi : "Tu nous aides ?" Mal à l'aise, j'avais pourtant répondu : "Je veux bien." Quelques secondes plus tard, je m'étais retrouvé ainsi à cueillir des plantes. Une des filles s'était avancée vers moi, m'avait dit :"C'est plus amusant à trois", puis avait voulu m'embrasser sur la joue, mais je l'avais repoussée. Elle avait vacillé et avait poussé un cri de surprise. J'avais aussitôt repris mon travail. Très vite, j'avais remarqué l'inimaginable : les plantes qu'elles cueillaient flétrissaient aussitôt… J'avais eu envie de partir. Sans doute l'avaient-elles deviné, car l'une d'elles avait dit : "Attends. On va te montrer quelque chose…" Elles avaient déposé les fruits de leur cueillette sur le sol, s'étaient rendues sur une plate-forme en bois à quelques pas de là où elles s'étaient mises à danser, tournoyant à la manière de derviches tourneurs. J'avais été pris de vertiges et avais vu défiler de drôles de personnages dans ma tête… Quand elles s'étaient arrêtées, elles avaient sorti d'un panier en osier, une bouteille thermos et des gobelets. Elles avaient fait le service et nous avions bu un thé. Ensuite, elles étaient retournées sur la plate-forme qui s'était mise à bouger. Un trou béant s'était ouvert, elles y avaient disparu avant que la plate-forme redevint ce qu'elle était. Je m'étais ensuite approché de l'endroit. Plus j'avais avancé, plus j'avais senti des odeurs nauséabondes. Après avoir dépassé la plate-forme, j'avais encore marché un peu. C'est alors que j'avais vu un puits débordant de cadavres de chiens et de chats. Dégoûté j'avais fait demi-tour. Une voix très aiguë s'était immédiatement fait entendre, elle me disait : "À présent, tu dois dessiner ce que tu vois ici et tout ce que tu y as vu."
J'étais comme groggy, mais j'étais parvenu à marcher jusqu'à la maison de mes grands-parents. Avais-je eu des hallucinations ? La danse m'avait-elle envoûté ? Le breuvage m'avait-il drogué ? Les filles m'avaient-elles jeté un sort ? Je gardai ces questions sans réponse enfouies en moi.
Quand j'étais rentré chez moi, je m'étais mis à dessiner sur des feuilles blanches des jeunes filles bossues vêtues de noir tuant des animaux et dansant autour d'une grande mare pour célébrer leur méfait. Je commençai ainsi l'ébauche de ma première BD qui connut un beau succès… Un scénario s'imposait à moi : des fées noires vivant dans un lac attiraient des bêtes et les tuaient.
Ma mère me dit que tandis que je dessine mon regard devient noir tel celui de Dracula. Elle a l'impression que je me transforme. Ma voix se fait grave, mes gestes sont assurés. "Tu as trouvé ta vocation, mais tu me fais peur quand tu dessines", me confie-t-elle régulièrement. Depuis ce temps-là, je bois du thé, fais des cauchemars où les deux filles surgissent et dessine beaucoup. J'ai acheté des crayons graphites, des marqueurs et des blocs de papier en quantité.
Par la grâce du cousin de l’ami de ma meilleure amie, mon roman « Baisers torrides » va être adapté pour le cinéma. Une nouvelle petite boite de production très dynamique et dans l’air du temps, les productions toutlemondeilesbeau-toutlemondeilestgentil. TMBTMG pour faire court.
J’ai donc rendez-vous avec Léandre, le créateur de TMBTMG et son associée, Dominique Vanderpiperzeele. J’ai les mains moites, le souffle court, mon chemisier de soie pue le cheval car il fait déjà 28° à 10h du mat. Heureusement j’ai mon pchiiit muguet. Quand j’entre dans le café où ils m’attendent – pas de cérémonie du bureau javellisé, m’a dit Léandre – je pourrais m’appeler parade du 1er mai.
Léandre a des boutons mûrs sur le coin du nez, des lunettes sales, des cheveux rares et gras. Dominique Vanderpiperzeele ressemble à Coluche qui aurait pris 15 kgs et a l’air aimable et les moustaches d’un morse dérangé. Mais voilà, je ne devrais pas m’arrêter à ces mesquineries sans importance. Je souris, tends la main – qu’ils laissent en suspens après que Léandre ait ri : ah non, pas à la bourge… Nous sommes le futur, le passé a assez nui comme ça !
Certes, avec ma tenue Catherine Deneuve embaumant le muguet, je sors directement du passé, mais j’ai soudain une vision peu réjouissante du futur. Soit. On passe aux choses sérieuses. Dominique Vantruc, la moustache frémissante, attaque en me demandant si on pourrait faire de Baisers torrides une histoire tout aussi torride mais entre deux femmes. Pas toujours besoin d’un mec pour vivre une grande passion, pas vrai ? Non, je n’ai pas conçu mon héroïne en lesbienne et je…. Ah ! Vous être homophobe ? Non, pas du tout mais… Vous avez des amies lesbiennes, des amis gays ? Oui, des amis gays en tout cas, des amies lesbiennes je ne s… Et vous les tenez à l’écart si je comprends bien ! Bon, passons, j’ai compris.
C’est au tour de Léandre, qui m’explique qu’au moins je pourrais faire une concession, le protagoniste masculin pourrait-il être noir ? Mais enfin ! Ca changerait toute l’histoire, mon héros est un prince espagnol ! Eh bien il pourrait être frère d’un ambassadeur africain, où est la difficulté ? Mais… je ne sens pas mon roman comme ça. Bien entendu ! Il ne manquait plus qu’une homophobe raciste, passons… Pourraient-ils, malgré tout, avoir un parent transgenre, qu’on appellerait tante Lucie au début et qui deviendrait oncle Lucien ? Il faut que ce film soit très libéré… Ah non, ça suffit ! Faites un autre film, fichez la paix à mon livre ! Sans nous, il ne vaut rien, votre navet de gare, vous savez. Ce serait un tremplin comme une rampe de lancement, ce film… Mais soyons clairs : vous êtes un monstre issu du passé. Laissons tomber.
Je sors de là comme d’un caveau grouillant de rats. Le caveau de l’avenir. Je suis un monstre, quel soulagement, je suis libre !
Comme tous les soirs, assise sur son lit, j’attends qu’elle se brosse les dents.
Épinglé au mur, au milieu d’autres dessins de princesses et de licornes, il trône. Sur son papier légèrement froissé, avec ses quatre bras inégaux, ses trois jambes et ses cheveux hirsutes, il fait partie du décor. Il m’est devenu familier, comme un voisin qu’on croiserait chaque jour, qu’on saluerait poliment d’un léger signe de tête. Je le regarde sans réellement y prêter attention, mais ce soir, nos regards se croisent. De son unique ?il jaune, il me scrute. Je divague… Je ne me pensais pas épuisée à ce point. Bien que consciente de l’invraisemblance de la situation, il me fait froid dans le dos. Je décide de l’ignorer. Je m’affaire. Pour me donner une contenance, je range quelques livres, prépare ses vêtements du lendemain. Il m’épie, je le sens. C’est plus fort que moi, je dois vérifier. Je l’observe à nouveau. Non, je n’affabule pas, il me fixe. Telle Mona Lisa, il me suit. Où que j’aille, il est là. Nous nous défions tacitement, c’est à celui qui détournera les yeux en premier. Il m’adresse un sourire narquois, que j’attribue à mon manque de sommeil. Cela fait maintenant un mois que, chaque matin, je cache les preuves d’une nuit passée sur le canapé. Comme pour me faire comprendre qu’il sait, il me jauge, il me toise.
Depuis qu’elle l’a matérialisé, à grands coups de crayon rouge, je ne dois plus le traquer sous le lit. Elle l’a enfermé dans une cage de feutre noir, trop petite pour lui. Ses cheveux dépassent. J’ai l’étrange impression qu’ils ont poussé. Il aurait bien besoin d’une petite coupe, quoiqu’un coup de gomme suffirait. Sa bouche difforme commence à trembler, son expression change. Son air féroce devient suppliant. Il me murmure qu’il n’est pas à sa place, il m’implore de le libérer. Pleine de compassion, je m’apitoie sur le sort de celui qui fait régner la terreur nocturne. La dessinatrice est maligne, sa cage n’a pas de serrure. Je ne peux rien faire, désolée.
Je lui rétorque qu’il n’est pas le seul à se sentir pris au piège. Moi aussi, je suis prisonnière. Prisonnière de ces murs, pour lesquels je me suis endettée, prisonnière de ces meubles, que j’ai pourtant choisis, prisonnière de ma famille, que j’ai décidé de fonder. Emprisonnée dans des cases, voilà.
Comment lui dire la vérité sans détruire sa petite confiance en elle ? Comment lui avouer que l’amour n’est pas éternel ? Est-ce qu’elle me croira, si je lui dis que l’amour n’est pas inconditionnel, sauf pour elle ? Les exceptions existent-elles vraiment ? Comment lui dire qu’il m’est impossible de rester, sans passer pour une égoïste ? M’en voudra-t-elle de préférer la fuite à l’ennui ? Va-t-elle pleurer ? Par ma faute ? Je ne peux supporter ses larmes sans me liquéfier. Comment partir sans l’abandonner ? Quels mots utiliser ? Garde alternée ? Comment renier l’entité « papa et maman » ? Comment rester sa mère sans son père ? Est-ce que son regard sur moi changera ? Serai-je reléguée au rang d’ingrate, de lâche ? De méchante, tout simplement ?
Je le sens qui ricane. Il serait capable de profiter de la situation, le fourbe. Et s’il arrivait à passer à travers les barreaux, à la terroriser de nouveau ? Qui passera l’aspirateur sous son lit le soir ? Qui fera la danse qui fait fuir les cauchemars ? Qui prononcera la formule magique « Abracadabri abracadabra, monstre sous le lit, à trois, tu disparaîtras, 1, 2, 3" ?
Comment les quitter, sans passer pour un monstre ?
— Maman, tu me lis une histoire ?
— Bien sûr, ma puce. On lit « Zoé a deux maisons » ?
Avant que mon prénom ne passe de la quatrième à la première place - dans une autre vie donc - je fréquentais à Aix en Provence un petit restaurant très très bon marché, Chez Inès. Vraiment très bon marché ! Inès, la fille d’Inès et Muriel, une ancienne danseuse classique espagnole, faisaient le service, le front luisant et les cheveux en bataille comme ceux de Méduse. Étudiants, sans le sous, voyageurs au sac à dos, hippies, cracheurs de feu ou jongleurs itinérants, dealers et même personnages étranges et trop bien nippés pour ces lieux et qui venaient racoler de la fille et du garçon. Je me souviens de ce bel avocat toujours vêtu de noir, dont toute la famille était morte à Auschwitz et qui…. Non, je ne le dirai pas mais impossible d’oublier ça !
Pas question d’avoir une table pour deux, on s’asseyait où il y avait de la place. Un jour je me suis retrouvée en face d’un vieux casse-pieds qui avait été boxeur du temps où il avait des muscles et des dents et était devenu « poète », disait-il, et il barbait toute la compagnie à postillonner des poèmes que personne n’écoutait. Au début j’ai fait semblant d’écouter, puis naturellement comme il n’entendait pas abandonner une oreille captive, il m’épuisait avec « attends, écoute celle-ci, ça va te plaire » et il tournait les pages d’un petit carnet crasseux et déclamait dans sa bulle de gloire. À la fin, j’ai dû avoir un moment d’impatience qu’il n’a pas apprécié, car il m’a regardée furieux, la mâchoire comme celle de Popeye, et m’a lâché : « Toi, d’ailleurs, tu ressembles à Françoise Sagan ! ». Il était clair que ce n’était pas un compliment. Mais après ça, je me suis autorisée à ne plus me tourner vers lui et l’ignorer.
Mais voilà, quelque part je me dis que je suis le même genre de monstre qu’elle. J’ai un gros œil qui met le focus sur tout, auquel rien n’échappe. Je ne sais pas pourquoi je suis née avec ce gros œil impitoyable, mais déjà petite je devinais pas mal de choses, et faisais la différence entre ce qu’on disait et ce qui était. Comme Françoise Sagan, j’aime décrire la discrète férocité d’un certain type de personnes, la lenteur avec laquelle la dague est vrillée dans le cœur. Comme elle je connais des êtres superficiels, et combien leur inoffensivité présumée n’en est que plus dangereuse. Comme elle j’ai « trahi » et parlé.
On me dit « tu es un monstre » . On le dit avec un rire à la fois dérangé et ravi, mais on sait que j’ai raison, aussi. On sait que ce que je décris est hélas vrai.
Ils ne se souviendront jamais de rien ? C’est incroyable, personne ne pourrait imaginer une telle technologie. Khajdar, je suis abasourdi. Et pourtant, un type comme moi qui bosse pour les services secrets américains depuis …
Les évènements qu’ils auront vécus ici seront effacés de leur mémoire, et aucune cicatrice ne sera visible sur leur corps, aucune. Nous pratiquons ces méthodes depuis des décennies. Notre gouvernement a signé un contrat avec le vôtre.
Nous sommes de la marchandise. Les Terriens ont été vendus. Et quel est le deal ?
Ma hiérarchie connaît ce secret. Pas moi.
Le Général Peter Garvan avait accepté cette mission. Dont il ignorait tout. À son arrivée dans le sas 006, C’est Khadjar lui-même qui l’accueillit. Garvan devait juste être témoin d’opérations chirurgicales et s’assurer que chaque Terrien qui avait subi le prélèvement d’un organe, principalement un rein, respirait encore lorsqu’il était réembarqué dans le vaisseau qui le ramènerait sur la Terre.
Êtes-vous certain, Khajdar, que ces humains opérés survivront au voyage spatial ?
Le voyage spatial ne dure que quelques minutes de votre temps. Vous l’avez constaté vous-même, Général Garvan.
Et vous, que faites-vous de ces organes prélevés ?
Ces organes sont utiles pour nos expériences. Votre ADN et le nôtre créent des êtres hybrides. Dans quelques temps ces êtres-là partiront en mission sur votre planète, ils seront des Terriens à part entière.
Et que viendront-ils faire sur la Terre ?
Ils feront ce que des milliers d’autres hybrides font déjà depuis très longtemps.
Des milliers d’hybrides sur la Terre, Khajdar ? Dites-moi que ce n’est pas vrai ? Ce n’est pas vrai n’est-ce pas ?
Général, je ne peux vous expliquer, vous n’êtes pas en mesure de comprendre. Votre gouvernement connaît tout ça. Sachez que votre temps n’est pas le nôtre. Le temps linéaire n’existe pas. Les humains que vous voyez là, ce sont vos futurs petits-enfants, ce sont vos grands-parents. Votre temps n’existe pas. Votre passé, votre futur, ce sont des espaces qui fluctuent. Votre gouvernement a signé ce contrat. Et vous, vous avez accepté d’être ici, dans ce vaisseau-mère. Pour un temps indéterminé.
À ces mots, le Général Peter Garvan a regardé sa montre, un des derniers cadeaux de Jenny, sa femme. Le cadran était recouvert d’un épais vernis noir.
Général, le temps ici n’existe pas, le temps ici est circulaire, et non linéaire, affirma d’une voix métallique Khadjar, le Pléïadien chargé de l’opération « hybridation XXIV ». Vous ne reverrez jamais cette Jenny. À moins qu’elle ne soit aspirée et qu’elle arrive ici devant vous … pour subir ce que vous savez.
Khadjar, vous lisez dans les pensées ?
Khadjar ne répondit pas. Le Général Peter Garvan s’effondra et entre ses sanglots s’échappaient ces trois mots : Je suis un monstre.
Marcher. Gravir seul des chemins de montagne. Parfois s'arrêter pour contempler le paysage. Laisser infuser en lui des impressions qu'il noterait dès son retour à l'hôtel. Peut-être un jour, se disait-il, écrirait-il un recueil de textes mi-poétiques mi-philosophiques pour partager son ressenti. Marcher était l'essentiel. Être focalisé sur l'ici et maintenant. Avancer, trouver le bonheur dans sa progression, dans l'oubli de soi qui y était lié, dans l'observation d'un paysage escarpé, différent au fil de sa promenade. Soleil, vent, pluie, chaleur excessive, fraîcheur n'étaient pas objets de ses préoccupations. Peu lui importait la météo. Peu lui importait la fatigue éprouvée en fin de journée. Les minces sentes sinueuses, la merveilleuse nature, il aimait cela plus que tout. Il s'offrait ainsi chaque année durant les vacances d'été un séjour d'une semaine à Chamonix.
Catherine, son épouse, le mettait en garde. "C'est dangereux de partir seul. Il y a parfois des accidents. Même chez nous, partir seul est déconseillé. Souviens-toi, Marc était tombé dans un bois à cinq kilomètres de chez lui … Il n'avait pas dit à Lise où il allait, il avait oublié son téléphone portable. Heureusement qu'un bon samaritain avait croisé sa route." Elle avait beau dire. Les flancs abrupts, les rochers, les lacets ne lui faisaient pas peur. Prendre de la hauteur il aimait cela. D'autres n'ont-ils pas la passion des forêts, des déserts, des lieux qui peuvent présenter d'autres dangers ?
Il rétorquait, il affirmait qu'il était bien équipé, prévoyant, muni d'une trousse de secours, prudent, en parfaite santé.
Et puis un jour, Vincent, un ancien collègue, et Tom, son jeune fils qu'il portait sur son dos, étaient morts des suites d'un accident en montagne. À partir de là, Catherine n'avait cessé de le harceler. "Si tu retournes à Chamonix, promets-moi de t'inscrire dans un groupe de randonneurs." Catherine le mettait en garde tant et plus. Butter sur une pierre et tomber. Être pris d'un vertige et s'effondrer. Perdre l'équilibre en se penchant pour cueillir une fleur sauvage, pour ramasser un caillou et se casser la figure, mordre la poussière, se blesser gravement. Elle lui ressassait ces éventualités. Elle imaginait des scénarios dignes de films catastrophe. Leurs dialogues se soldaient souvent par un temps de bouderie. Catherine était à l'affût des informations relatives à des accidents notamment liés à des chutes de pierre dues à la sécheresse, elle-même imputable aux changements climatiques.
"Quand j'emprunte un téléférique, moi aussi je vois de superbes paysages, mais sans courir le moindre risque. Fais comme moi !", avait conclu Catherine à l'une ou l'autre occasion.
Il avait finalement capitulé après un fait divers de plus, tout à fait tragique. Deux jeunes femmes expérimentées, passionnées de montagne étaient mortes dans le massif du Mont-Blanc.
Il avait capitulé. Il s'était inscrit dans une association organisant des randonnées de groupe au sud de sa région. Le plaisir et l'ardeur n'étaient plus les mêmes. Il devait faire le deuil d'une partie de sa vie.
Catherine n'avait pas posé de questions, mais devait probablement se douter qu'un fond de tristesse habitait son mari.