Pour le 3e Hors Série de la revue, sur le thème de la magie, Texte 3
ET S'IL SUFFISAIT D'UN SORT ?
Je regardais Paul et Lionel, les jumeaux de mon frère aîné, et Léa, la fille de mon autre frère, se préparer pour la fête. Ils enfilaient leur déguisement de fantômes puis venaient près de moi pour que je maquille de noir leurs yeux et leurs lèvres. Depuis plusieurs jours déjà, ils aspiraient à passer de porte en porte pour récolter quelques bonbons. Ils étaient aussi ravis de passer trois jours chez leur grand-mère qui pour l'occasion avait décoré la terrasse et l'intérieur de sa villa avec des potirons. Quant à moi, adolescente de seize ans, cela m'amusait de les accompagner dans cette espèce de folie ! Cela ne nous ferait-il pas de magnifiques souvenirs communs ?
Ce trente-et-un octobre, en fin d'après-midi, nous marchions tous quatre d'un bon pas. C'était un jour habité par la magie et le merveilleux de l'enfance. J'avais établi notre itinéraire et nous rejoignions d'abord le coin le plus éloigné du quartier. Nous venions de franchir la barrière d'une maison de briques rouges entourée d'un jardin mal entretenu. Mes trois neveux étaient allés sonner à la porte. C'est une vieille dame à l'apparence de sorcière qui ouvrit. Grande, voûtée, le visage ridé, le nez crochu, les cheveux gris en bataille, des verrues sur le menton et le front, elle était vêtue d'une robe noire et d'un tablier gris foncé. Les enfants dirent en chœur : "Un bonbon ou un sort !".
La vieille répondit d'un ton las, pas vraiment méchant : "Oh les enfants fichez moi la paix !" Les enfants reprirent cependant : "Un bonbon ou un sort !". Et la vieille enchaîna avec mauvaise humeur : "Si vous ne partez pas immédiatement, ce sera moi qui vous jetterai un sort…" Léa revint tremblante vers moi, mais les deux garçons insistèrent : "Un bonbon ou un sort !"
"Vous n'avez pas compris qu'il ne fallait pas m'embêter ?", questionna-t-elle. Les gamins restèrent tétanisés, car elle se redressa un peu, pointa l'index vers eux et lança de sa voix éraillée : "Vous ne comprenez pas le français, on dirait. Alors vous l'aurez voulu, ce sera un sort." Elle bredouilla quelque chose d'incompréhensible, se mit à rire de façon sarcastique laissant voir des dents brunes puis ferma la porte. Mes deux neveux demeurèrent un instant encore comme paralysés avant de faire demi-tour. Il faut reconnaître que ça démarrait mal.
Les enfants me retrouvèrent sans prononcer le moindre mot. Au bout de quelques dizaines de mètres, ils renouèrent avec leur entrain, allèrent sonner à la porte d'une autre maison où on leur offrit des biscuits. L'incident semblait oublié et le panier se remplit peu à peu de friandises. Je ne pensais bientôt plus à notre première expérience. De retour chez Maman, la soirée se passa dans la gaieté. Les enfants examinèrent leur récolte et manifestèrent leur exaltation en sautant et en poussant des cris de joie. Maman, amusée par leur spontanéité, prit quelques photos avant qu'ils ne quittent leur déguisement.
Le soir, avant de me coucher, j’ouvris la fenêtre de ma chambre pour aérer un peu et j'examinai la lune. Elle était presque pleine ! Je songeai aussitôt aux loups-garous. J'évoquai malgré moi la vieille dame et une angoisse affleura en moi. Quel était ce sort lancé aux jumeaux ?
Le lendemain, sept heures trente sonnèrent. Je me levai, me rendit à la salle de bains pour une douche rapide et m'habillai. Je ne me sentais pas fringante comme je l'étais d’habitude. J'avais rêvé de la mégère qui avait rabroué mes neveux. Dans mon songe, je l'avais vue adresser des maléfices à tout-va et j'en éprouvais un malaise. Je gagnai la cuisine. Je ne savais que faire, mon cœur battait la chamade et mon cerveau encombré par ma préoccupation secrète était inefficace. Maman s’affairait pour la préparation du petit déjeuner et je l'aidais machinalement. J'allai réveiller les enfants. Après s'être lavés les mains et débarbouillés le visage, ils vinrent s'installer à table. La toilette ce serait pour plus tard. Je remarquai immédiatement que Paul et Lionel avaient le visage et les mains couverts de verrues ! Ce fut Léa qui en fit la remarque. "Hé vous avez des boutons …" "C'est bizarre ! C'est la sorcière ?", continua-t-elle. Je me tus, mais je comprenais évidemment sa réaction.
"Comment ça, la sorcière ?", réagit ma mère. Je répondis vite avant que les enfants ne puissent donner des détails : "Oui, hier on a rencontré une étrange dame au bout de la rue Jaurès et pourtant, il est sûr qu'elle ne fêtait pas Halloween." Je n'avouai pas que comme Léa j'avais pensé à cette femme. Une idée me torturait : Que pouvais-je faire pour aider les gamins à retrouver leur beau visage ? Les jumeaux ne risquaient-ils pas de se transformer peu à peu en sorciers ?
"Ça ne semble pas grave. Il faudra juste montrer ces éruptions au docteur", dit ma mère. "Pouah, le docteur !", répondit Paul. "Il suffira presque certainement d'une pommade", conclut Maman.
Le temps passa. Rien ne pressait. Maman avait adroitement banalisé les problèmes de peau. Le premier novembre était jour de congé. Je rangeai avec Maman, Léa fit sa toilette, les garçons jouèrent sur leur tablette, mais j'entendis des commentaires de Paul qui s'inquiétait à propos de ces petites excroissances tandis que Lionel tranchait "Mamy dit que ce n'est pas grave. On a dû manger trop de bonbons." Comme prévu, nous allâmes marcher. Pour moi tout semblait si compliqué ! Je cogitais sans fin et conclus qu'un sort ça se défaisait… Et l'idée finit par jaillir. L'après-midi, je pris à la cave trois chrysanthèmes de couleurs vives parmi tous ceux que Maman se préparait à aller déposer le lendemain sur la tombe de Papa. Je fis un bouquet et je proposai aux enfants de réparer leur insolence. Ce fut Paul qui accepta de s'y coller à condition qu'on joue d'abord la scène entre nous. Un semblant de répétition eut lieu dans ma chambre.
Retour rue Jaurès. Coup de sonnette. "Madame, excusez-nous pour hier", dit Paul en tendant les fleurs. "C'est bien ça, fiston, de reconnaître ses torts. Et l'autre, il ne s'excuse pas ?", fit-elle en désignant Lionel de la main. Je poussai Lionel dans le dos. Il s'exécuta aussi. "C'est bien, c'est léger, mais c'est mieux que rien …". Alors la femme pointa l'index vers eux et marmonna quelque chose d'incompréhensible… "Merci jeune fille…Je crois qu'ils comprendront la leçon et qu'ils seront plus polis une autre fois…", me lança-t-elle.
C’est le lendemain matin que je me rendis compte que les verrues avaient disparu. " Il n'y a plus de boutons. Tu as vu Véronique ? Tu as vu Mamy ? ", s'écria Léa au petit déjeuner avec un sourire énigmatique et un haussement des épaules. "Après tout, c'était peut-être une allergie", jugea Maman. Il faut reconnaître que les photos qu'elle avait prises n'étaient pas assez précises pour permettre d'observer les verrues. Moi somme toute, ce qui m’importait, c’était que les visages et les mains des jumeaux étaient redevenus parfaits.
À présent, avec le recul, cette histoire m'interpelle. N'est-elle pas là le reflet de ce manque de maturité que mon professeur de français m'attribue ?