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L'histoire d'un rendez-flou... une nouvelle de Bob Boutique !

Publié le par christine brunet /aloys

 

bobclin

 

L’histoire d’un rendez-flou

 

 

C’est l’histoire d’un mec qui s’envoie une lettre  à lui-même, vu qu’il n’en reçoit jamais. Faut dire, quand on a vu le gars… y’a pas de quoi arracher son soutien-gorge.

 

Soit. Il s’envoie une lettre.

 

Jusqu’ici rien de bien saignant ! Il s’enverrait en l’air…  Là oui. On peut discuter. Mais une missive ? Pourquoi pas un mail test tant qu’on y est.

 

Mais cette fois, c’est quand même spécial. Car le con en plus de s’écrire une page de mamours, se donne rendez-vous ! Ca aussi, ça ne lui est jamais arrivé !

 

18h00 dans un pub, style Danish Tavern,  avec des boiseries cirées, des bancs matelassés , des bouteilles d’alcool rangées cul en l’air derrière le bar et ‘Strangers in the night’ en bruit de fond.

 

Je résume. Le pli arrive le lendemain.  Il fait l’ étonné, se prépare pendant une heure dans la salle de bain ( psshit sous les aisselles, gomina dans les cheveux, slip propre… la totale, quoi ) et fonce  vers son appointment ( en flamand : een afspraak  ) où il débarque une demie-heure avant l’heure, comme un novice de chez novice.

 

Et là, étonnement. Il s’aperçoit en prenant place dans son box qu’il est là aussi, dans le miroir d’en face. C’est fou ça !

 

Bref, ils se présentent, un peu gênés ( normal pour une première fois ) puis commencent à tourner autour du pot… quel film aimez-vous ? Ah oui, moi aussi… vous connaissez machin chose ? J’aime bien ce qu’il fait.  Et patati et patata.. .

 

Strangers in the night exchanging glances….

 

Le garçon apparaît alors avec sa veste d’amiral et ses éclairs au chocolat sur les épaules pour prendre la commande…

 

deux cafés  répond celui qui est en face…

 

Enfin, je veux dire : ils sont tous les deux en face, mais y’en a un côté miroir qui est gaucher et l’autre en face qui est droitier. C’est d’ailleurs comme ça qu’on les reconnaît.

 

-    Deux cafés, vous êtes bien certain insiste le larbin d’un air pincé ? Ca va

refroidir…

 

Ben oui, deux cafés, quelle question répond l’autre en face, donc le gaucher.

 

Va pour deux café conclut le pingouin en levant les yeux au ciel.

 

Et le plus curieux, c’est qu’il revient aussi vite et dépose quatre plateaux devant les deux rendevouteurs tout en ne réclamant que le prix de deux !

 

Bon, c’est pas le plus important de l’histoire, mais c’est quand même à ce genre de détail qu’on se rend compte qu’il  y a des gens  qui feraient mieux de se faire soigner.

 

Et nos deux consonna… conmonsa… consotan… enfin, les deux qui consomment, de reprendre le fil de leur conversation. C’est une image bien sûr… y’ pas un fil de téléphone qui les relie. Ce serait idiot puisqu’ils sont distants d’à peine 50 cm… plus exactement,  la moitié si on décompte la partie dans le miroir…

 

Vous avez une adresse mail ? Vous êtes sur facebook etc…

 

What were the chances we’d be sharing looooooooove….

 

Bref, ça se passe plutôt bien, mais on sent petit à petit comme une certaine gêne… des doigts qui tambourinent, des yeux qui fuient… et c’est pas un des deux qui hésite. Non, non, tous les deux…

 

Jusqu’au moment ou le gars de gauche s’arrête soudain, provoquant l’arrêt étonné de l’autre et lui dit,  les yeux dans les yeux….

 

- Je ne sais pas comment vous le dire, mais je crois qu’on va en rester là ! On a

   beaucoup de choses en commun, c’est certain, mais voilà… je suis hétéro !

 

-  Ca tombe bien dit le droitier, moi aussi

 

Et c’est ainsi que finit un grand non-amour, quelques secondes avant de commencer.

 

Quelqu’un a-t-il vu mes cachets ?

 


 

Bob Boutique

www.bandbsa.be/contes.htm

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"Bien mal acquis profite parfois", une nouvelle de Christine Brunet

Publié le par aloys.over-blog.com

Photo Christine Brunet

 

BIEN MAL ACQUIS PROFITE PARFOIS

 

 

Il n’y avait pas dans toute la Bretagne de lieu plus redouté que le marais du Yeun Elez. Immense étendue verdâtre d’où s’élevaient une puanteur atroce et des miasmes de mort. Ici, disaient les Anciens en se signant, était la Bouche de l’Enfer.

 

Pourtant ce matin-là, une silhouette s’y aventure, portant sur son dos un étrange fardeau, mi animal mi humain.

 

L’aube tente une percée entre les vapeurs opaques qu’expire la tourbe. Le passeur lève les yeux et fronce les sourcils alors que sa montre émet un bip répétitif comme à chaque quart d’heure : même s’il a peu de chance d’être dérangé, il doit se presser. Belle montre, quand même, que celle de l’Autre…

 

L’homme scrute les plaques jaunâtres gorgées d’eau à ses pieds, les touffes d’ar flanchet d’aleg mors, les choisit soigneusement l’une après l’autre pour s’enfoncer toujours plus avant dans cet environnement inhospitalier. Il connaît tous les sentiers cachés, les passes ancestrales : il a été à bonne école. Son père avant lui et tous ces aïeux les connaissaient aussi.

 

Le sac qu’il trimbale gigote de temps à autre. L’Autre s’éveille… Plus tôt que prévu… Tant pis pour lui.

 

*

 

Lui, l’Autre, est dans une poche qui se déforme mais qu’il ne peut crever. Il veut crier mais sa langue reste figée. Un cauchemar…

 

Un bruit récurrent, feint, parfois gluant, parvient à ses oreilles. Un mouvement, la respiration profonde, un peu trop forte d’un être qui produit un gros effort. Une odeur acre de sueur mêlée à quelque chose de plus acide qu’il ne parvient pas encore à identifier.

 

Des images angoissantes s’imposent à présent : un garage… une toute petite cage dans laquelle il est coincé. A côté, son équipière allongée sur un lit de camp, gémissante, droguée. Il l’appelle, sans succès. Il se souvient du bras traînant sur le sol, la chair constellée de traces de piqûres.

 

Un choc. L’eau pénètre sa bulle, ses vêtements. Le froid l’éveille un peu plus.

 

*

 

Le pied pourtant habitué du Breton butte, s’enfonce trop dans le matelas de végétaux décomposés et la silhouette chute lourdement dans l’eau stagnante. Un grognement et l’homme récupère le sac qui se déforme sous les assauts désespérés de sa victime. Victime, c’est un bien grand mot… Il y a les initiés et puis il y a les autres, ceux promis aux Ténèbres … Celui-là est mal tombé, voilà tout… Il n’aurait pas dû se mettre en travers de son chemin. Tant pis… Pas son problème… Et puis, sa journée n’est pas terminée… Il y a la femme qu’il a choisi et dont il a hâte de se repaître. Il ne faudrait pas qu’elle se réveille trop tôt, celle-là aussi !

 

Encore quoi ? Une petite demi-heure… Il y a le ru à traverser, la cuvette de bourbe mouvante à contourner : dommage que le Youdig n’ait pas été plus profond… Il aurait pu avantageusement y abandonner son sac. Enfin, il y a le puits, un trou creusé au-delà de la tourbe… On le dit sans fond … Il n’a pas vérifié… Pour quoi faire ? Aucun n’en est jamais revenu…

 

Son dos fatigue, son épaule le torture, les coups de l’Autre dans son dos sont autant de coups de buttoir mais il marche. Il aurait dû augmenter la dose… La prochaine fois…

 

*

 

Enfermé dans son sac, l’Autre retrouve ses esprits. Les souvenirs affluent. Une énième disparition de touriste à Ti ar Yeun, une sorte de petite île gagnée sur un paysage désolé de tourbières. Un charmant village aux maisons agréablement fleuries. Sa hiérarchie les avait délégués, lui et sa collègue, pour démêler l’histoire. Que s’était-il donc passé ? Ils s’étaient rendus directement au gîte pour s’assurer du couchage. Leur hôte leur avait offert à boire et puis… le néant. Les policiers étaient devenus des agneaux pour l’abattoir.

 

*

 

Le mince filet d’eau noire, enfin… très encaissé, creusé dans les couches meubles des végétaux morts… Un doux frottement sur le lit de cailloux blancs épars. Il ne peut le sauter avec sa charge… Ni même sans, d’ailleurs : le Breton n’a rien d’un athlète et l’obstacle fait bien deux mètres de large.  Il pose son chargement et, d’un coup de pied vigoureux, le fait rouler vers le bas. La petite chute se termine dans un clapotis bref. Il peut alors descendre avec plus de prudence. Il traîne son fardeau de l’autre côté, soupire, hésite, le hisse en soufflant comme un bœuf sur le versant opposé. Sa main gauche agrippe une racine affleurant, ses pieds patinent, son corps compense.

 

Il est en haut. Le retour sera moins compliqué.

 

Il s’essuie le visage d’un revers de manche et contemple la pâle lueur laiteuse qui baigne désormais le marais. Il fait froid mais il a l’habitude. Ses pieds, bottés, continuent à s’enfoncer dans la substance spongieuse en jetant de petits bruits de sucions assourdissant dans le silence pesant.

 

Tant pis, personne pour l’entendre à part l’Autre.

 

Il avance très concentré, les yeux rivés sur les passes secrètes. Il y est presque… Encore une petite centaine de mètres… cinquante… Le puits, enfin. Il sourit : cette fois encore il aura mené à bien sa tâche. Inutile de s’attarder.

 

Il soulève le couvercle de bois moisi, dépose son fardeau juste au bord, appuie son pied à plat sur la forme mouvante et pousse. Le sac disparaît dans l’abîme en arrachant au passage quelques mottes d’une bruyère rachitique. Il tend l’oreille, cherche à déceler le bruit de l’impact. Rien. Insondable, vraiment. L’Autre ne reviendra pas lui chatouiller la conscience… D’ailleurs, il n’en a aucune, fort heureusement.

 

Un rictus ironique et satisfait se dessine sur ses lèvres un peu trop fines. Il recouvre ce qu’on appelle ici « la Bouche des Enfers», se frotte les mains de contentement puis rebrousse chemin. La suite sera bien plus amusante.

 

*

 

Une chute et un accueil moelleux qui surprend le policier.  Plus un bruit, pas même la respiration caverneuse de son ravisseur. Il attend, juste au cas où. Il est encore en vie, une chance dont il compte tirer profit et vite. Pourtant, il ronge son frein. Quelques secondes qui lui semblent une éternité puis il teste les parois épaisses, le lien qui ficèle le tissu au dessus de sa tête : il doit sortir…

 

Il pince la toile, la place entre les dents, tire, perce l’enveloppe. Un petit trou qui ne demande qu’à s’agrandir. Il force le passage avec son index. La brèche s’accentue et lui livre la liberté.

 

A l’instant une odeur fétide l’enveloppe comme une bulle de mort. Sa main entre en contact avec une substance gluante. Il se débat et roule dans le dépôt invisible et puant. L’estomac au bord des lèvres, il s’en extirpe, et chute un peu plus bas sur un sol dur et mouillé.

 

Où est-il ? Il n’en a pas la moindre idée. Il lève la tête à la recherche d’une lueur salvatrice, sans la trouver. L’obscurité totale, pesante. Pour toute compagne, l’odeur insoutenable qu’il exhale à présent. Est-il mort ? Il se palpe rassuré : non… il vit. Pour combien de temps, il ne sait pas mais il va tout faire pour sortir de ce pétrin. Son esprit combattif reprend du poil de la bête. Il se relève, rencontre trop vite le plafond bas de l’endroit et laisse échapper un juron de douleur. Une seconde de flottement et, mains en avant, yeux écarquillés, il butte presqu’immédiatement contre la paroi. Genoux fléchis, dos courbé, il suit la roche qui se désagrège par endroit comme un fruit pourri. L’eau omniprésente, sans doute.

 

L’heure tourne. Il doit faire vite : son équipière compte sur lui. Il cherche sa montre au poignet, et soupire : on l’a complètement dépouillé ! Plus rien dans les poches… Son Manhurin a disparu également… Il serre les dents. Cette pourriture ne perd rien pour attendre !

 

Une ouverture, enfin ! La chance lui sourit… L’Autre est foutu, il le sent. Une main pour se guider à la paroi, l’autre en avant pour éviter toute mauvaise surprise, il avance, l’oreille aux aguets, tous ses muscles noués. Il est prêt à toute éventualité.

 

Le sol, en pente douce, s’enfonce toujours plus dans le sol et devient glissant. Sous ses doigts, il pressent une couche de glaise luisante d’humidité.

 

Un frôlement derrière lui. Il se retourne brusquement, sans doute trop car ses pieds dérapent sur la surface glissante. Il chute lourdement sur le dos et entame une glissade incontrôlée alors que la déclivité s’accentue brutalement.

 

Plus de sol, plus rien qu’une chute dans le vide puis un plongeon dans une eau glacée, trop peu profonde pour amortir la réception.

 

L’obscurité tenace, presque palpable. Totalement trempé, il se passe de l’eau sur le visage pour reprendre ses esprits. Son crâne lui fait un mal de chien. A tâtons, les mâchoires serrées de hargne, il cherche à définir les limites de l’endroit et les découvre juste au dessus de sa tête. Devant et derrière, rien. Dans ce qui doit être un ruisseau souterrain, des gros cailloux lessivés par un courant puissant. Coincé entre deux rochers, l’eau le bouscule sans le déloger.

 

Ses choix sont restreints… Soit il se laisse porter en aval, soit il tente de remonter le cours. D’un côté comme de l’autre, difficile de savoir sur quoi il va tomber : des tunnels inextricables, des siphons, des culs de sac dans lesquels il peut rester piégé. Toute la région a mauvaise réputation… Des ragots de bonnes femmes pour touristes en mal d’émotions fortes, évidemment… Mais toujours impressionnant. Alors, pile ou face ?

 

Un trou en surface doit récolter les eaux de pluie. Il choisit de grimper quitte, ensuite, à tenter une descente aux enfers.

 

Il s’extirpe de son refuge, et s’accroche aux aspérités dans le lit du torrent. Un mètre après l’autre, passant avec difficulté les creux plus profonds dans lesquels ses pieds patinent sur la roche glissante, ignorant son corps perclus de douleurs, il se retrouve très vite bloqué face à un boyau goulot qui augmente la puissance hydraulique.

 

Les doigts de la main gauche anesthésiés par le froid, crispés dans un trou de la paroi, il tente de déterminer le diamètre du tube de la main droite en luttant contre les remous. Le cul de sac qu’il redoutait est là, juste devant. Impossible de passer l’obstacle.

 

Tant pis. Il se lâche et se laisse emporter sur le ventre. Dans la nuit totale, l’écoulement de l’eau fait un bruit assourdissant. Ses oreilles ne sont remplies que du froissement dangereux, des bruits des cailloux qu’il percute et fait rouler. Son cœur bat la chamade, conscient que sa vie ne tient plus qu’à un fil. Un tourbillon le porte violemment contre une roche acérée qui lui lacère le torse. Mais le froid annule immédiatement la douleur et la glissade continue pour s’arrêter au bord d’un précipice : il sent le vide après le rebord.

 

Ne pas tomber plus bas… Agrippé au sursaut granitique, il hurle de rage et de désespoir, d’épuisement et d’impuissance aussi.

 

La chute semble haute à entendre le vacarme. Il prend alors conscience d’un fait nouveau : ses yeux se sont habitués à la lumière. Il discerne les crêtes blanches à la surface de l’eau et quelques formes de roches dans le lit. Il lève les yeux et sursaute : l’obscurité est dissipée par un trou un peu en amont qui doit rejoindre la surface. De là, un filet d’eau suinte pour venir grossir le torrent. Dehors, il fait plein jour…

 

S’il parvient à passer par là… Il remonte le lit sur une trentaine de mètres en luttant contre le courant et contemple la cheminée : tout en haut, une toute petite portion de ciel blanc. Contre la paroi, des mousses épaisses, dégoulinantes. Le diamètre, 70 cm à peine… Il teste la paroi, parvient à enfoncer ses ongles… peut-être assez meuble pour tenter le coup…

 

L’accès au boyau est à une soixantaine de centimètres du sol. Il s’accroche au bord de la cheminée, se met debout tant bien que mal et cherche à tâtons sa première prise. Deux arêtes tranchantes font l’affaire et il se hisse à la force des bras. Les genoux sous le pantalon en triste état se déchirent sur les aspérités alors qu’il ramène les jambes. Peu importe… En haut, c’est la liberté et tout ce qui va avec …

 

Impossible de penser à autre chose qu’à l’effort surhumain que fournit le corps engoncé dans l’étroit boyau, à la douleur des muscles traumatisés par les gestes restreints et répétitifs, à la chair cruellement griffée. Le visage de son équipière danse devant ses yeux fatigués et lui fournit le courage qui lui manque…

 

Le tuyau se rétrécit encore. Il décroche le plus de mousses possible, se contorsionne, force le passage et respire plus librement alors que l’entonnoir s’évase enfin.

 

Le crachin. Le voile froid brumise son visage fiévreux en lui donnant un coup de fouet. Encore quelques mètres et il est libre… Les parois sont à présent recouvertes de bruyères, d’herbes traîtresses qui se détachent en projetant sur son visage des gravillons et des plaques de terre. Mais aucune difficulté ne peut entamer son désormais optimisme.

 

La surface, enfin ! Il tend l’oreille pour s’assurer de l’absence de danger puis se hisse et s’agenouille sur le tapis végétal élastique imbibée d’eau noire acide. L’endroit baigne dans un brouillard dense, odorant, d’un blanc éblouissant. A présent, par où aller ? Il tend l’oreille, se concentre.

 

Un bip répétitif qu’il connaît bien. Sa montre…

 

Ses lèvres s’étirent lentement en un sourire froid. Il se concentre, cible la direction… Un peu sur la gauche… Là… Il se lève et, les yeux rivés au sol, il passe d’une plante à l’autre en grimaçant lorsque le pied disparaît tout entier puis le mollet dans cette bourbe traître. Le tueur est du pays, l’un de ces paysans pillaouer  que lui vantait son équipière née à quelques pas de là. Il connaît ce marais comme sa poche… un avantage certain sur le Parisien. Mais la hargne fait le reste.

 

Le policier s’accroche. Il entend à présent le bruit de sucions des pas lourds de l’autre. Il se règle à son rythme, s’arrête le cœur battant un dixième de seconde trop tard lorsque l’instinct du Breton le met enfin en garde.

 

Le brouillard voile leur présence respective. Le silence également… Bip, bip…

 

Le policier sourit à nouveau… Cette fois, ils sont tout proches. Les oreilles sont tendues à en être douloureuses, les veines saturées d’adrénaline, les muscles durcis par l’imprévisible. Le temps suspend son vol. Un frottement : instinctivement le policier se jette à terre alors qu’un coup de feu éclate à quelques pas, étouffé par le voile humide.

Une silhouette vague, plus grise, se détache. Il le tient !

 

Soudain, comme monté sur ressort, le policier bondit, mains en avant. Il culbute l’Autre, écarte l’arme qu’il soupçonne au bout du bras tendu, le renverse dans la bourbe, agrippe son cou et serre, serre comme un fou. Il écrase la chose malfaisante sans remord.

 

Un autre coup de feu : tout son corps se raidit. La surprise puis la douleur. Il ne comprend pas et s’effondre lentement sur sa victime, ses doigts comme soudés à la chair fragile du cou.

 

Un dernier souffle pour comprendre… Une seconde pour contempler sous lui le visage de son équipière aux yeux écarquillés d’horreur… Une éternité pour reconnaître le rire gras de l’assassin.

 

Ar flanch : molinie bleue, herbe ressemblant à l'alfa

Aleg mors : piment royal à l'odeur très pénétrante

Youdig : petite bouillie, marais au cœur des tourbières.  

 

 

Christine brunet

 

www.christine-brunet.com

www.aloys.me

www.passion-creatrice.com

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MÉTAMORPHOSE DE CLOCHE (Conte de Pâques) de Micheline Boland

Publié le par aloys.over-blog.com

 

boland photo

 

MÉTAMORPHOSE DE CLOCHE (Conte de Pâques)

 

Madeleine est une vieille cloche, lasse de la monotonie de sa vie, fatiguée d'avoir tant et tant sonné. Ce Jeudi saint à l'aube, elle s'apprête pourtant pour son grand voyage annuel. Elle se dit et se redit qu'elle va accomplir un travail merveilleux, que, de son voyage, dépend la joie de nombreux enfants. Cette sorte d'encouragement qu'elle se donne, elle en a bien besoin.

 

Madeleine frissonne. Elle regarde les belles prairies au loin. Elle les survolera en compagnie de Marie et de Julie. Il lui semble que déjà les forces et le souffle lui font défaut. Elle se sent si faible face à l'ampleur de la tâche.

 

Et puis, les habitudes étant ce qu'elles sont, Madeleine suit Marie et Julie. Elle compte sur le vent pour l'épauler, elle compte aussi sur la compagnie des deux autres pour aller de l'avant.

 

Chaque kilomètre parcouru est une victoire sur elle-même ! Madeleine souffre de plus en plus. Quel dur labeur ! Quel pauvre destin ! 

 

Aller à Rome a été pénible. En revenir l'est plus encore. Madeleine est chargée de sujets en chocolat, elle pèse lourd, elle avance à grand-peine. Et puis en survolant les Alpes, exténuée, elle abandonne. Elle se laisse choir dans un pré près d'une ferme. Elle s'y assoupit. Le sommeil ne la quittera pas de sitôt…

 

Le lendemain, des paysans la découvrent. Madeleine est en mauvais état. Ses flancs sont fêlés. Les chocolats sont épars tout autour d'elle.

 

"On va la faire fondre. Avec son bronze, on fera de petites clarines pour nos vaches !"

 

Ce qui est dit par le fermier, est réalisé dans les mois qui suivent…

 

Au printemps suivant, dans les alpages certaines vaches portent au cou un peu de l'âme de Madeleine. Quand leurs cloches tintent, la sonorité rappelle celle que faisait Madeleine dans un clocher d'un petit village du nord.

 

Madeleine n'est plus que ce qu'elle était. Pourtant, elle continue à vivre dans ces tintements particuliers qui meublent le silence de la montagne.

 

 

 

Micheline Boland

homeusers.brutele.be/bolandecrits


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L'appartement, une nouvelle de Claude Colson

Publié le par aloys.over-blog.com

claude colson-copie-2

 

L'appartement

 



Désoeuvrée, elle s'approcha du balcon puis rentra  à l'intérieur de l'appartement.

 
Il n'était que 10 heures en ce  matin estival et le soleil cognait déjà bien fort par dessus la montagne. Elle resta là, assise devant la baie vitrée, contemplant le calme absolu de ce dimanche. D'où elle se trouvait, elle ne pouvait voir le bas des pentes et donc aucun humain. Étaient-ils déjà debout du reste ? On était au milieu des vacances. Les seuls mouvements perceptibles étaient ceux des hirondelles qui chassaient en bande, prenant soudain toutes ensemble des virages brusques.

 
Silencieux aussi, le lent mouvement des télécabines qui se croisaient, les unes partant à l'assaut de la plus proche cime, les autres rentrant sagement à la station. Le tout en boucle incessante.

 
Un éclair furtif attira son attention, derrière les baies du chalet situé en vis à vis.

 
Elle comprit immédiatement : quelqu'un l'observait avec une lunette et venait de la déplacer pour bénéficier d'un meilleur angle de vue.

 
Il était bien tôt et elle portait un simple déshabillé un peu vaporeux. Trentenaire encore,  à l'approche de la quarantaine elle était dans la pleine maturité de sa beauté.

 
Elle sourit intérieurement en rejetant de la main l'un de ses bandeaux noirs qui venait de lui tomber sur l'oeil. Il retomba ; elle résolut de les attacher en arrière d'un chouchou. Elle sourit à nouveau discrètement, s'avisant que le geste des mains jointes derrière la tête projetait avantageusement vers l'avant sa poitrine déjà un peu lourde.

 
Ah, l'indiscret ! Eh bien, il allait en avoir pour son argent, et elle, par la même occasion, allait se faire un petit plaisir.

 

Elle baissa la tête et, comme surprise du soleil qui lui chauffait le buste,  elle fit glisser lentement ses mains de son cou jusqu'à ses seins. Très doucement, feignant la rêverie, elle les entoura, les releva et entreprit de se caresser négligemment.


Ce faisant, elle se demandait qui pouvait bien être la personne qui l'observait ce matin-là. Un homme, sans nul doute. Peut-être un bel hidalgo, un peu oisif, comme elle, et qui la trouvait à son goût, jouant les voyeurs.


Surtout ne pas montrer qu'elle avait remarqué sa présence, le plaisir n'en serait que plus grand. Ah, quel bonheur de parfois titiller l'Interdit !


Tout en accentuant se caresses, elle l'imaginait lui, derrière l'oeilleton de visée, fantasmant tout comme elle, son souffle s'accélérant peu à peu, ses mains indécises, oui... ses mains... Et elle se mit à les penser sur elle, accomplissant ces mêmes gestes qui les portaient imperceptiblement de son torse à son ventre qu'elles frôleraient, passant alors doucement sur le voile délicat. Elle le fit à sa place. Comme pour être plus à l'aise, elle écarta un peu les cuisses. Que pensait-il à ce moment ? Cette interrogation porta son excitation à son comble. Ses mains remontaient centimètre par centimètre et elle frissonna de désir.


   Elle eut juste le temps d'ouvrir grand la bouche et d'écarquiller les yeux quand la balle l'atteignit en plein front, ornant celui-ci d'une petite étoile rouge, lui arrachant tout l'arrière du crâne.

 

 

Claude Colson

claude-colson.monsite-orange.fr

 

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Le chien et son homme, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par aloys.over-blog.com

Alain


LE  CHIEN  ET  SON  HOMME

 

 

 


Le chien et son homme marchent depuis des heures sur des sentiers escarpés qui échauffent leurs pas lents mais réguliers. De temps à autre, un arbre, ou un arbuste, apporte un peu de fraîcheur en offrant une parcelle d’ombre. Pas une bestiole ailée ne vient bourdonner à leurs oreilles. Les insectes ont disparu d’une région livrée à une chaleur écrasante où le chien et son homme ne foulent qu’herbe sèche, poussière virevoltante et rocaille chauffée à blanc.

Ils marchent ainsi depuis des heures, sans but, avant de chercher, en fin de journée, vaincus par la fatigue, la soif et la faim, un endroit pour se reposer, boire et manger. Le soir tombant n’apporte pas la fraîcheur escomptée. C’est comme si tout s’était détraqué. Le monde ne tourne plus rond, ni même à l’envers… il ne tourne plus du tout.

Soudain, le miracle se produit… une baraque en bois se dresse à l’embranchement de deux chemins semblant ne mener nulle part. De la lumière filtre de dessous la porte.

Le chien et son homme s’approchent. Ils perçoivent des éclats de voix. Le chien aboie, signifiant ainsi son arrivée. Les voix, venant de l’intérieur, se taisent. Le chien lève la tête vers son homme comme pour lui intimer l’ordre d’entrer. L’homme obtempère.

Dans la baraque, un comptoir occupe la moitié de la largeur de la pièce. Derrière, un gros bonhomme y est accoudé. Il fait face à deux clients, un grand costaud et un petit maigre. Quatre tables, entourées chacune de quatre chaises, composent le reste du décor. Des odeurs de bière, de cigarettes et de transpiration se mêlent à l’air chaud, saturé.

Une seule chaise est prise par un type qui semble avoir son compte. La visière d’une casquette cache ses yeux, des gouttes de sueur perlent sur ses joues et coulent dans sa nuque, des auréoles souillent sa chemise. Les mains croisées sur le ventre, la tête dodelinant, il cuve.

Le chien et son homme prennent place à la table voisine. Le chien tire la langue, son homme s’éponge le front au moyen de sa liquette, laissant découvrir un corps plus sec qu’une branche morte. Il fait un signe au gros bonhomme d’apporter à boire. Ce dernier s’ébroue de derrière son comptoir et se dirige vers eux, la démarche lourde, avec une écuelle remplie d’eau et une bouteille de bière.

Le chien se précipite sur l’écuelle que lui tend le gros bonhomme et se met à laper avec vigueur. Son homme boit la bière au goulot. Il sait, le chien le lui a appris, qu’il faut cesser de boire une fois la soif étanchée. Une leçon simple, facile à retenir… visiblement le type de la table voisine n’a pas une bonne mémoire ou alors… il n’a jamais eu de chien.

Maintenant qu’il a assez bu, le chien s’étire; son homme l’imite. L’animal se met ensuite en chien de fusil pour prendre quelque repos. Son homme veille à ses côtés.

Du comptoir, le grand costaud et le petit maigre observent la scène du coin de l’œil, sans dire un mot. Ce n’est pas tant la canicule que la peur qui les rend muets. Ils devaient se douter pourtant… se douter que c’était par une forte chaleur que viendrait le seul rescapé du massacre, l’ultime survivant de l’holocauste animalière, pour éponger sa soif… parce qu’il y en a toujours un qui passe à travers les mailles du filet, qui échappe au couperet. Or, cela faisait plusieurs jours qu’il faisait chaud, trop chaud, cela faisait plusieurs jours qu’ils espéraient qu’il ne viendrait plus, espérant qu’il n’avait pas survécu. Et voilà que soudain, l’animal se trouve là, bien vivant, à quelques mètres d’eux. Ils sont frappés de surprise… ils n’étaient plus préparés à cette visite.

Le grand costaud et le petit maigre se meuvent sur leur tabouret de façon à tourner le dos au comptoir. Ils regardent le chien avec des yeux d’hommes battus. Des regards qui en disent long sur la détresse d’une humanité en déliquescence. Ils savent que le temps leur est désormais compté. Et ce chien qui les nargue par le fait qu’il est toujours en vie. Cette bête qui sommeille, sous surveillance, qu’en penser ?… Animal sacré ou témoin gênant de la folie destructrice des hommes ?

Le gros bonhomme tranche. Il faut en finir. Le plus vite sera le mieux. Oui, mais si le chien dort lourdement, son homme veille sur lui. Bah, après tout, ce n’est qu’un homme, il suffit de le débaucher… l’attirer en lui promettant qu’il pourra boire sans fin, comme l’autre à la table d’à côté. Que vaut la vie d’un chien contre le plaisir de boire jusqu’à plus soif ?

La partie est loin d’être gagnée cependant. Tout à l’heure, quand le chien a estimé qu’il avait bu assez, son homme avait fait de même… il est bien dressé !

De dessous le comptoir, le gros bonhomme sort des battes de base-ball. Les trois types, armés, s’avancent en direction du chien et de son homme. Malgré la détermination qui les anime, leur progression est lente, car la peur les tenaille. La peur de s’attaquer à quelque chose qui les dépasse… à quelque chose de plus fort qu’eux. Car, jusqu’à présent, pourquoi ce chien a-t-il réussi à échapper à toutes les chasses, à toutes les battues, à toutes les exterminations ? Pourquoi ne bouge-t-il pas alors que le danger s’avance, se précise ? L’animal détient-il une assurance si forte qu’elle lui permet d’attendre le dernier moment pour se jeter à la gorge de l’un d’eux ? Dans ce cas, qui sera la victime ? Personne n’ose prendre les paris. Dès lors, ils s’en retournent près du comptoir où ils se défient l’un l’autre du regard, se reprochant leur couardise réciproque. Ils ne se rendent même plus compte que la vraie lâcheté aurait été de se ruer à trois sur un animal pour le battre à mort. Ces pitoyables humains ont perdu tout repaire, tout sens des valeurs. Existent-ils encore vraiment ? Qui sont-ils dans cette vie qui ne rime plus à rien, dans ce monde paumé… ou plutôt ce monde de paumés où ils errent, triste espèce en voie, elle aussi, de disparition ?

Le chien et son homme semblent soudés l’un à l’autre. Une communion dont ils tirent une force inébranlable. Pour preuve, quand tout à l’heure, les trois types armés se sont avancés, menaçants, l’homme n’a pas bougé et pourtant, il ne dormait pas. C’est assez dire s’ils ont confiance en cette force qui les anime…

Les séparer !… Les séparer équivaudrait à les affaiblir… c’est ce à quoi il faudrait tendre. L’homme finira bien par avoir envie d’aller aux toilettes, il n’y amènera pas l’animal…

Le chien s’éveille. Son homme fait à nouveau signe au gros bonhomme pour qu’il leur apporte à boire. Ce dernier s’exécute. C’est de bon augure pour la suite des événements, pour l’exécution d’un plan conçu dans la précipitation. Mais, après que le chien ait vidé l’écuelle et que son homme ait fait subir un sort identique à la bouteille de bière, les prévisions des trois compères ne se réalisent pas. L’homme n’éprouve pas le besoin de se rendre aux toilettes malgré les deux bouteilles qu’il a bues. Le chien et son homme restent côte à côte.

Alors, les supputations vont bon train.

« Cet homme-là, c’est le Diable… moi, quand je bois une bière, j’en pisse deux…

- Moi, je dirais que c’est plutôt le chien, le Diable… vous avez vu comme son homme le protège ?

- Ne sont-ce pas les deux ?           

- T’es fou, y a qu’un Dieu, pourquoi y aurait-il deux Diables ?

- Dans ce cas, je vous présente le Diable et son chien…

- Pour ma part, je préfèrerais dire le Diable et son homme… le Diable prend de multiples apparences… dès lors, il peut prendre celle d’un chien…

- Je suis d’accord avec toi… d’ailleurs, on voit bien que c’est lui le maître…

- Ah oui ? A quoi tu vois ça, toi ?

- Qui c’est qu’a dormi pendant que l’autre montait la garde ?… on ne veille qu’un Prince… des Ténèbres ou d’ailleurs…

- On t’a déjà dit que tu ne manquais pas d’imagination ?

- Allons, la vérité saute aux yeux.

- Si je te suis bien… qui que ce soit le Diable… nous sommes en Enfer…

- Possible…                    

- Mais oui… t’as peut-être raison… t’as sûrement raison… cette chaleur suffocante, cette terre brûlée… nous sommes bien entrain de cuire dans le Chaudron Eternel…

- Dis, l’Enfer, tu ne penses pas que c’est nous, les hommes, qui l’avons créé ?

- Tu voudrais dire par là que nous sommes coupables de tous les maux de la terre ?

- Je veux dire par là que Paradis ou Enfer, c’est nous qui le créons par nos agissements… nous sommes les seuls responsables de ce qui nous arrive, en bien ou en mal…

- Dans ce cas, il n’y a ni Dieu, ni Diable…  mais alors, à quoi rime la vie ?

- Ben… à pas grand chose…

- C’est horrible ce que tu dis… retire ça tout de suite !

- Que je le retire ou non, ça ne changera rien…

- Je vais te prouver, moi, que Dieu existe… et sur le champ ! 

- Ah, oui et comment ? Je suis curieux de voir ça… »

Le petit maigre voit sa curiosité rapidement satisfaite… le gros bonhomme lui défonce le crâne d’un violent coup de batte.

« Non mais t’es dingue » hurle le grand costaud, éclaboussé du sang de son compagnon.

« Je… je ne sais pas ce qui m’a pris… c’est… c’est la main de Dieu qui m’a guidé… il… il n’aurait pas dû dire ça… c’est la main de Dieu qui l’a puni… » Le gros bonhomme dépose la batte sur le comptoir et regarde ses mains, hébété. Le grand costaud s’empare de la massue. 

« C’est la faute à ces deux-là, il désigne le chien et son homme, ils ont amené le doute, ici. Je m’en vais leur donner une leçon.

 - Les touche pas, ça risque de porter malheur » s’écrie le gros bonhomme qui, à son tour, s’est armé d’une batte.

« Y pas d’autre moyen pour en sortir vivant » tempête le grand costaud.

Le gros bonhomme s’interpose, l’autre le bouscule. Il s’ensuit alors une terrible bagarre entre les deux hommes. Une bagarre où les têtes se transforment en punching-balls, où les membres se fracassent à grands coups de batte. Au bout du compte, il n’y a que des vaincus. Encore quelques velléités lasses, des coups mous, désordonnés, des coups dans le vide… et, finalement, deux corps meurtris qui s’affalent, brisés, anéantis.

Le chien et son homme ont assisté à la scène sans broncher. Et, toujours sans broncher, une fois les adversaires au tapis, ils se lèvent pour commencer la curée.

Le chien s’attaque au gros bonhomme. Il plante ses crocs puissants dans l’abdomen qu’il déchire, lacère. Il enfouit ensuite son museau dans les entrailles ruisselantes de sang et arrache les tripes sanguinolentes qu’il jette sur le sol où elles s’écrasent dans un plouf de chair molle. Il s’active frénétiquement à déchiqueter les boyaux fumants qu’il engloutit avec gourmandise puis, lape le sang goulûment avant de se remettre avidement à l’absorption des entrailles.

Pendant ce temps, son homme s’occupe du grand costaud en se délectant de ses cuisses et de ses avant-bras, à l’apparence d’appétissants jambonneaux.

Gavés, le chien et son homme abandonnent les corps déchiquetés. Le type, affalé sur la chaise, continue de cuver, épargné du carnage… comme quoi, l’alcool conserve. 

Le chien et son homme quittent les lieux pour reprendre la route. Ils marcheront ainsi dans la nuit chaude et poursuivront leur marche tout le jour suivant, n’ayant qu’un but, celui de trouver un endroit, le soir tombant, pour se reposer, boire et manger. Car, dans ce monde qui ne tourne plus, pour subsister, le chien et son homme comptent sur les croyances ancestrales qui ont la vie dure…

 

 

 

Alain Magerotte

Extrait du recueil "Le démon de la solitude", Ed. Chloé des lys

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Une nouvelle de Bob Boutique : le corisier...

Publié le par aloys.over-blog.com

 

 

bobclin

 

 

L’histoire du corisier

 

C’est l’histoire d’un mec tout à fait quelconque, qui entre dans un magasin pour acheter un corisier à ailettes. Pas un cher, avec recouvrement cuir et liseré doré, non… un corisier tout ce qu’il y a de plus simple, avec le truc autour et les machins pour le faire fonctionner. Point.

 

Il va jusqu’au comptoir et voit un autre mec tout de noir vêtu avec une gueule jusque par terre et une cravate en soie de la même couleur…  Pas de la même couleur que la gueule bien sur… de la même couleur que le costume. Donc noir. Et quand je dis qu’il a une gueule jusque par terre… c’est une image. Le gars n’est pas en poirier derrière le comptoir avec la gueule en bas. Non. Il se tient debout … normal, quoi ! Sauf qu’il est en noir et se fait chier.

 

J’en connais qui racontent la même histoire avec un mec habillé en bleu marine. Et c’est vrai que c’est plus simple. Car ça évite la confusion de ceux qui s’imaginent  que le mec en noir a une gueule jusque par terre parce qu’il est en deuil, alors que non… pas du tout… il avait pris une cravate comme ça, le matin, sans faire attention.

 

De toute façon, ça n’a aucune espèce d’importance, dans la mesure où il aurait pu être déguisé en clown ou en Louis XIV, que cela ne changerait strictement rien à l’histoire.

 

Bon, je résume pour ceux qui n’ont pas suivi. Le mec ( celui qui vient d’entrer ) va  jusqu’au comptoir et demande à l’autre ( celui qui se fait chier  ) :

 

- Bonjour… j’aimerais acheter un corisier à ailettes.

 

Jusque là, je crois que tout le monde a compris.

 

**

 

- C’ est vague… lui rétorque le gars ( du verbe  « rétorquer » ) … répondre… pour les non littéraires. Bon, je continue.

 

- C’est vague… lui répond le gars, ( Il ne l’a pas répété une deuxième fois, c’est moi qui répète sa réponse, pour reprendre le fil de l’histoire ). Quel genre de corisier voulez-vous ? Sur-pied, sur caisson, sur roulettes ? Il y a en a beaucoup !

 

- Le moins cher…  reprend  le premier ( celui qui vient d’entrer ).  C’est pour la fête des mères.

 

- Dans ce cas, je vous conseille le modèle familial. Vous le posez n’importe où, vous tourner sur le petit bazar et hop il se met en marche. En plus, il consomme trois fois rien.

 

- Ca c’est ennuyeux, ajoute le premier ( celui qui vient d’entrer ). Celui qu’elle a actuellement ne consomme rien du tout. Ca fait quand même trois fois moins !

 

- Sans doute,  répond le mec en noir. Mais le nouveau modèle, dont je vous parle, fait le double du travail.

 

- Mais Monsieur… pourquoi ma mère devrait-elle coriser deux fois ! Une fois suffit. C’est déjà bien fatiguant comme ça ! Surtout à son âge !

 

 - Dans ce cas, je vous conseille le modèle standard. Il consomme moitié moins.

 

- Moitié moins que trois fois rien, ça fait encore une fois et demie ! Vous n’auriez pas un modèle qui consomme deux fois rien et fasse deux fois plus, ça ferait le compte ?

 

- Si. Le modèle intermédiaire. En plus il est garanti deux ans.

 

- Ah bon ? Ca a l’air pas mal… et que couvre cette garantie ?

 

- La possibilité, si vous rencontrez un pépin, de  pouvoir racheter  un modèle

identique, au prix tarifaire. 

 

- Vous ne remplacez pas le corisier défectueux par un autre ?

 

- Ce n’est pas le genre de la maison, Monsieur. Nous ne remplaçons que des articles neufs !

 

- Je vois… Ha ! Mais je vois aussi qu’il n’est indiqué aucun prix sur votre tarif ?

 

- C’est normal, chez nous le service est personnalisé, nous travaillons à la tête du client.

 

- C'est-à-dire…

 

- Si vous avez une bonne tête, c’est plus cher… car vous devenez du même coup un cher client !

 

- Logique ! Et si je vous la joue en mode merdeux ?

 

- Gratuit… mais permettez-moi de vous poser une petite question. Pourquoi ne pas acheter un burluton plutôt qu’un corbisier ?  C’est quand même  plus pratique non ?

 

- Un burluton ? Tiens ! je n’y avais pas pensé… vous croyez que ma mère aimera ?

 

- Sûrement. D’autant plus qu’il n’y a pas de mode d’emploi, vu qu’il ne sert à rien.

 

- D’accord,  va pour le Burluton !

 

- Je vous en mets une douzaine ?

 

- Ca fait beaucoup non ?

 

- Sans doute, mais par douze y’a une promo…

 

- Chouette ! Et c’est ?

 

- Un corisier gratuit. 

 

 

Bob Boutique

www.bandbsa.be/contes.htm

 

 

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Une vie à deux, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par aloys.over-blog.com

 

Alain

 

UNE  VIE  À  DEUX

 

Ce matin-là, à l’aube d’une journée printanière propice à l’humeur joyeuse, le premier réflexe de Martin Forest est de froncer les sourcils. L’incomparable odeur du café chatouille ses narines et, plutôt que de se laisser griser par cette agréable sensation, l’homme est préoccupé car, il n’a pas souvenance d’avoir descendu l’escalier pour gagner la cuisine, ni d’avoir actionné le bouton qui enclenche le percolateur. Anodin pour le commun des mortels, mais pas pour Martin Forest, quand on sait de quelle façon celui-ci a structuré sa vie conjugale au fil des années. Dans le couple qu’il forme avec Candy, un enfant n’aurait pas trouvé sa place. Tout est programmé dans une existence lisse, passée au papier de verre, où chacun s’acquitte de tâches bien délimitées, afin que cela roule pour le mieux dans le meilleur des mondes, celui de Martin Forest qui a tiré un trait sur les années frivoles où l’argent venait souvent à manquer, rendant les fins de mois pénibles. A l’époque, l’insouciance, agissant comme un leitmotiv, poussait à la réalisation de projets insensés. Une «folie» qui, avec le temps, baissera pavillon devant la réalité de la froideur des chiffres composant le budget du ménage et les factures à payer. Aujourd’hui, donc, place au quotidien frileux mais rassurant.

Toutefois, Martin sait que rien n’est définitivement acquis et qu’il se doit de rester vigilant, par exemple, vis-à-vis des insomnies de Candy, qui l’agacent profondément. A travers les reproches qu’elle lui adresse souvent, Martin la soupçonne de mettre à profit ses heures d’errance nocturnes pour raviver, à grands coups de nostalgie, le temps de la désinvolture qu’il pensait, par son comportement rigoureux, avoir enfoui à jamais.

Dans cette optique, le fait que Candy ait préparé le café du petit-déjeuner, le premier devoir au quotidien de son époux, ne s’apparente plus à un coupable moment de distraction. Martin comprend plutôt dans cet acte délibéré, un signe de rébellion contre une organisation drastique qui a fait ses preuves et qu’elle juge pourtant oppressante. Une attitude qui vaut son pesant de vigilance accrue… Forest a l’intention de rectifier le tir et cela, sans tarder. Ainsi apaisé par la volonté de ne pas laisser la situation se détériorer, notre homme estime être en droit de commettre un écart à son tour. Est-ce la faute à l’arôme prenant du café qu’il hume ?... Aux fragrances printanières ?... Aux deux parfums mélangés ?… Si bien que Martin passe la main sur le corps chaud de son épouse. Bientôt, trahi par ses sens, il se met à la caresser en se rapprochant d’elle.

«La bête est encore d’attaque !» se rengorge-t-il. Quand s’était-il montré aussi entreprenant ? Le souvenir s’est perdu dans l’oubli. A présent, il parcourt la nuque de Candy par petits coups de langue tout en faisant courir ses mains sur ses hanches et sur ses cuisses. L’amour le guide-t-il ou est-ce le plaisir de l’instinct ? Il ne saurait le dire… au fond, est-ce important ? Pour Candy, certainement. Mais, il n’est pas Candy…

La femme, surprise, s’étire puis, se retourne.

« Hum ! Qu’est-ce qui se passe ? Monsieur a retrouvé le désir et termine ce qu’il avait commencé…

- Que me chantes-tu là ? »

Si elle avait voulu couper ses effets, elle ne s’y serait pas mieux prise.

« Après un début de nuit prometteur durant lequel Monsieur s’est montré… assez audacieux… Monsieur s’est assoupi…

- Je… je ne comprends pas…

- Ah, cette fierté de mâle ! Il n’y a aucune honte à s’endormir lorsqu’on est fatigué… même si c’est après les prémices d’une relation qui s’annonçait (soupir)… torride ! 

- Je suis encore conscient de ce que je fais et…

- Reportons cela à ce soir, veux-tu ? Tu risques d’arriver en retard au boulot et je sais combien tu as horreur d’être bousculé. Il est (elle jette un œil sur le réveil matin) l’heure de se lever… je sens d’ailleurs que tu as déjà préparé le café…  

- Puisque tu le dis… »

Ainsi, Martin apprend qu’il commet des actes à son insu. Et l’homme n’est pas au bout de ses surprises. Après avoir cherché ses pantoufles dans la chambre, il finit par les récupérer devant le lavabo où flotte, sur une eau claire, son gant de toilette, prêt pour ses ablutions matinales.

«Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que je déraille complètement ? Suis-je atteint d’un dédoublement de la personnalité, de ce type de maladie mentale qui fait que la main gauche ignore ce que fabrique la droite ? Vais-je devoir m’allonger sur le divan d’un psy ?»

Martin Forest se sent la proie d’un mystère bousculant sans vergogne son pragmatisme pointu.  

En descendant l’escalier, la crainte d’être confronté à de nouveaux éléments dérangeants le taraude. Candy est attablée.

« Où est ma tasse ? interroge-t-il, appréhendant une réponse qui le confirmerait dans son trouble.

- Dans l’évier où tu l’as mise après avoir bu ton café… comme tu le fais à chaque fois… Monsieur ne supportant pas de voir traîner les choses… mais, je constate que la gaieté de tout à l’heure s’est envolée… et puis, pourquoi avoir changé de vêtements pour les remplacer par cette tenue terne ?

- J’ignore ce qui se passe ici… je me demande si je ne commence pas à perdre la boule…

- Attends, j’essaye de comprendre… en partant, il n’y a pas cinq minutes, tu m’as dit qu’il y avait belle lurette que tu ne t’étais plus senti aussi bien…

- Je ne suis pas parti puisque j’arrive… et je ne t’ai rien dit… oh, et puis zut, c’est marre à la fin ! tonne Martin, agité.

- Pourrais-tu me dire à quel jeu tu joues ?

- Si tu penses que j’ai le cœur à jouer ! J’essaye de comprendre, c’est tout…

- De comprendre quoi ?

- Rien, laisse tomber ! J’appellerai le Docteur Delanoo dans le courant de la matinée…

- Excellente idée…

-… Pour lui parler de tes insomnies, elles sont la cause principale de ce qui m’arrive aujourd’hui…

-… Parce que c’est de ma faute si Monsieur est contrarié ? Mes insomnies, t’y touches pas, d’accord ? Elles me permettent de m’évader…

- De t’évader ? Dis tout de suite que tu vis dans une prison ! »

- Ce… n’est… pas ce que je veux dire…

- C’est ce que je comprends ! Bon, à ce soir ! »

Martin Forest enfile sa veste et prend sa mallette. Il va quitter le domicile conjugal lorsque le voilà, repiquant du nez dans la cuisine.

« Monsieur a oublié quelque chose ?

- Oui, mon casse-croûte… »

Candy est secouée d’un rire nerveux.

« Tu le fais exprès ? Ton premier réflexe a été d’ouvrir le frigo pour…

- Ça va, ça va, je connais la suite… mon casse-croûte est déjà dans ma mallette, je n’ai pas besoin de vérifier… »

La foudre s’abattrait sur le couple Forest qu’elle ne provoquerait pas plus de dégâts. Martin et Candy, ne savent plus que penser, ni que dire. Pourtant, les mots s’avéreraient si réconfortants. Mais ils sont empêchés par une incompréhension mutuelle qui n’est pas neuve et qui prend, à l’instant précis, une tournure nouvelle, face à la présence de quelque chose d’inédit; quelque chose d’insolite et qui dérange. Un inconnu sournois, terrible, qui tire les ficelles d’une histoire abracadabrante, attendant le moment adéquat pour placer de nouvelles banderilles, plus blessantes, plus meurtrières.   

Dans le tram qui le conduit jusqu’au métro qui le mènera sur son lieu de travail, Martin éprouve de la peine à se concentrer sur sa lecture. Il jette sans arrêt des regards par la vitre, ce qui l’oblige à reprendre, chaque fois, depuis le début, le paragraphe qu’il avait laissé en suspens. Il finit par abandonner et glisse L’hippopotame de Stephen Fry dans sa poche pour se fondre dans l’ambiance qui lui est familière tous les matins, regardant sans voir, entendant des bribes de conversation sans les écouter.    

Ce sont toujours les mêmes têtes, les mêmes personnes qui s’assemblent pour converser. Martin évite d’appartenir à un groupe. Il devrait alors payer de sa personne en écoutant, en s’intéressant. Il a convaincu Candy, jusqu’à l’intox, de préserver à tout prix leur tranquillité. Leurs rares connaissances savent que l’imprévu n’est pas de mise et les visites régulières, peu appréciées. «Ne pas s’engager est encore la meilleure attitude à adopter pour vivre en harmonie avec autrui et ne pas se brouiller avec son prochain.» Une philosophie à laquelle s’est ralliée Candy, bon gré, mal gré.

Fidèle à sa doctrine, Martin veille à ne pas s’asseoir sur une banquette à deux places… quelqu’un pourrait s’installer à ses côtés pour engager la conversation puis, y prenant goût, l’enquiquineur serait tenté de récidiver les jours suivants.  

Le nez collé à la vitre, Martin voit défiler le flot continu des voitures. «Dire que Candy aimerait que j’achète une bagnole… quel beau placement… à fond perdu… l’assurance, l’essence, l’entretien ! L’évasion, la liberté, oui, mais à quel prix ! Il y a aussi les nombreux risques d’accident… la route tue tous les jours. Regardez-les, ils sont là, tous, dans leur cercueil roulant à s’épuiser dans une circulation soumettant les nerfs à rude épreuve. Et vas-y que je joue du klaxon ou que j’engueule le veau qui précède… quant au flic, pauvre mime, il pense maîtriser la situation à grand renfort de gestes désordonnés. Des coups de sifflet par-ci et un bâton que l’on brandit par-là pour en arriver à un résultat dérisoire… ça n’avance pas, ou presque… au pas d’homme ! Comment peut-on se sentir vivant dans un cimetière de voitures ? Car, c’est bien à cela que ressemblent les villes : à un cimetière de voitures…»   

Sur le quai du métro, Martin laisse filer deux rames qu’il juge trop remplies. La perspective d’être comprimé l’exaspérant; il préfère éviter le flux excessif des voyageurs.

A la première station, des contrôleurs montent dans le compartiment. L’un d’eux, un rouquin bedonnant, échange quelques propos avec l’un de ses confrères en désignant Forest du menton qu’ils ignorent ensuite en ne procédant à une vérification du titre de transport qu’auprès des autres voyageurs. Y aurait-il un lien avec les bizarreries qui se sont produites ce matin ? Martin, aspiré dans le tourbillon du quotidien, les avait presque oubliées. Ses inquiétudes reprennent le dessus et, pressé par l’urgent besoin de savoir, il rejoint le groupe des surveillants en brandissant son abonnement.  

« Ce n’est pas nécessaire, M’sieur, fait le plus grand, mon collègue, il désigne le rouquin bedonnant, vous a déjà contrôlé… Hé, Charles ! 

- Qu’y a ? fait l’autre, dardant ses yeux porcins en direction de Martin.

- Tu m’as bien dit que t’avais déjà contrôlé Monsieur ?

- Ouais… dans la rame précédente… répond le prénommé Charles, hochant la tête de haut en bas pour renforcer son affirmation.

- Vous êtes certain que… c’était moi ?

- Ah, ça pour sûr ! La même tête… la même mallette… sauf… les vêtements… au fait, vous pourriez me dire comment vous avez fait pour vous changer aussi vite ? questionne-t-il, goguenard.

- O.K., ça va, interrompt le grand. Il s’adresse à Forest :

- Excusez Charles, l’a dû confondre…

- Il a vu juste ! Aujourd’hui, je virevolte, je suis un feu follet… ce matin, j’ai dit à ma femme, qu’il y avait belle lurette que je ne m’étais plus senti aussi bien, interrompt Martin, d’ailleurs, attendez-vous à encore croiser ma route… au revoir… à tantôt ! » Et, faussement guilleret, il prend congé des préposés hébétés qui le regardent regagner sa place que personne n’a eu l’outrecuidance d’occuper en profitant de sa brève absence.  

Avant de se rasseoir, Forest observe à la ronde, comme si la cause de son tracas, qui l'irrite, allait se révéler brutalement. Il bat en retraite devant les regards des curieux, car il n’aime guère être un pôle d’attraction, ni susciter l’intérêt. Cela l’obligerait à s’extraire de sa coquille où il a l’impression de se protéger du monde qui l’entoure et l’indiffère.  

Comme chaque matin, Martin achète le journal dans un kiosque proche de son lieu de travail. En faisant la file, il observe que le libraire lui lance des coups d’œil à la dérobade. Quand son tour arrive, Forest l’apostrophe :

« Oui, je sais, je suis déjà venu chercher mon canard, y a pas cinq minutes… mais c’est mon droit de m’en procurer autant d’exemplaires que je le souhaite, non ? »  

Le libraire demeure interloqué par le comportement absurde d’un client qu’il considérait, jusqu’à ce jour, comme un Monsieur paisible dont l’agressivité verbale, inusité, ne cadre pas du tout avec l’allure débonnaire qu’il dégage.

 

La porte de l’ascenseur s’ouvre pour libérer ses occupants. Martin fait un pas en arrière pour céder le passage… un pas en arrière… on se torture les méninges pour trouver la solution à une contrariété alors qu’il suffit parfois de faire tout bêtement un pas en arrière, même si cela rebute parce qu’on a l’impression de faire une concession à un passé dont on ne veut plus entendre parler. Et ce retour, si malaisé soit-il, permet souvent de découvrir la cause d’un désagrément qu’il faut alors juguler d’urgence. Comment n’y a-t-il pas songé plus tôt ?

Martin n’ira donc pas travailler. Il fait demi-tour pour rentrer chez lui, persuadé que ce qui le tracasse depuis ce matin a été piégé par cette incursion, furtive mais efficace, dans le passé.  

En effet, le résultat ne se fait pas attendre. Quelques mètres plus loin, il aperçoit une silhouette qui, d’une démarche souple, légère, contrastant avec la sienne, se dirige vers la station de métro. Une silhouette habillée de vêtements aux couleurs gaies, vives, tranchant furieusement avec son pantalon crème, son polo gris et sa veste beige. Une silhouette on ne peut plus familière puisqu’elle est… celle du Martin Forest fantasque d’autrefois ! 

«La même tête… la même mallette…» ces mots reviennent dans sa mémoire avec davantage d’acuité. Un sosie… un double… tout le monde possède un double… mais… une ressemblance si frappante ! Cela relève du domaine de l’irréel, de la science-fiction !

Martin est soudain en proie à la panique. Il voudrait fuir mais, sa raison, dans un formidable sursaut d’énergie, l’amène à considérer que la fuite n’arrangerait rien, au contraire. Elle aggraverait la situation dans laquelle il se débat. Martin Forest décide alors de pister… Martin Forest qu’il tient à distance pour ne pas éveiller les soupçons. Martin «suiveur» redoute, en effet, que Martin «suivi», se sentant observé, ne se retourne et, l’apercevant, ne prenne la fuite. Tout serait à refaire. Martin «suiveur» s’est improvisé en professionnel de la filature car Martin «suivi» poursuit son chemin, sans soupçonner le vif intérêt qu’il suscite.

Dans l’attente de la rame du métro, Martin «suiveur»  se plonge dans la lecture du journal tout en veillant à ne pas perdre de vue... Martin «suivi»  qui lit le journal également.

Martin «suivi» prend la peine de s’arrêter chez un fleuriste pour acheter un bouquet de roses rouges. Leur nombre est impair, Martin «suivi» est amoureux ! Arrivé à destination, il fouille sa poche et sort une clé qu’il glisse dans la serrure puis, disparaît dans la maison. Martin «suiveur» est anéanti. Les questions se bousculent, pressantes : comment aborder celui qu’il a été et qui, sans crier gare, resurgit dans son existence ? Comment, ensuite, mettre hors d’état de nuire, un adversaire que l’on était certain d’avoir définitivement écarté ? Car ce Martin Forest-là est en surplus… pas si sûr ! Les dés ne sont-ils pas déjà jetés ? La préférence de Candy penchera vers ce Martin  prévenant, élégant. Elle est restée follement éprise de l’amant fougueux d’hier. Un amant fougueux, ressuscité par on ne sait quel miracle, en compagnie duquel son épouse va revivre les sensations perdues. Une comparaison cruelle pour l’invivable calculateur grincheux que Martin Forest est devenu… 

Bien qu’il ait banni le mot improvisation de son vocabulaire, Martin «suiveur», sans réfléchir, pénètre à son tour dans la demeure.

Il découvre un rez-de-chaussée désert. Impatient, nerveux, essayant malgré tout de conserver son calme, il perçoit de la vie en provenance de l’étage. Il monte l’escalier en étouffant du mieux possible le bruit de ses pas, atteignant bientôt un palier au bout duquel se découpe la porte entrouverte de la chambre à coucher qu’il pousse. Il manque de défaillir à la vue de sa femme allongée sur le lit, complètement nue !

« Candy !… Mais… qu’est-ce qui te prend ? »  

« Martin… est-ce que tu sais ce que tu veux ? C’est toi-même, il y a quelques instants… désirant passer la journée avec ta petite femme pour lui faire l’amour… tu m’as suggéré de monter dans la chambre et de t’y attendre… je te retrouvais tel que tu étais auparavant… j’étais heureuse… même si j’avais… j’avais de la peine à y croire, je trouvais cela si merveilleux… tu étais si persuasif…

- Candy, rhabille-toi, s’il te plaît et, cessez de me prendre pour un imbécile tous les deux ! Dis-moi où se cache cet imposteur ?

- Ça suffit à la fin ! Je ne suis pas un yo-yo ! » s’insurge Candy, horrifiée, se réfugiant sous les draps que Martin retire.

« Où ça ? » rugit-t-il, ouvrant la penderie, tu vas me le dire, dis ? » vocifère-t-il en agrippant la jeune femme par les épaules sur lesquelles, il laisse des traces rouges, témoins de la fermeté de sa poigne. La porte d’entrée claque. 

« Le traître, il s’enfuit ! » Et Martin de lâcher son étreinte pour dévaler les escaliers à toute vitesse.

« Casse-toi ! Va au diable ! Tu as perdu la raison ! J’en ai assez de vivre avec un fou ! Il est grand temps de te faire soigner, mon vieux ! » sanglote Candy en lançant les oreillers contre le mur.

Martin Forest «poursuiveur» se lance sur les traces de Martin Forest «poursuivi», animé de la ferme intention de lui faire regretter cette renaissance hors du temps. «Il n’a pas le droit d’évoluer dans une époque qui ne le concerne plus. Ce monstre anachronique ne peut qu’attirer le malheur. On ne vit plus avec son passé même si, profitant d’une belle journée, il joue les séducteurs…»

Martin «poursuiveur» va rejoindre Martin «poursuivi» quand, les deux hommes déboulent à un carrefour.

Martin «poursuivi» traverse in extremis, au moment où le feu passe au vert pour les voitures. Martin «poursuiveur» s’engage à son tour et ne voit pas un de ces véhicules, qu’il exècre tant, arriver en trombe.

Percuté de plein fouet, Martin «poursuiveur» est projeté en l’air… le temps suspend brusquement son vol plané pour lui faire apparaître toute la platitude de l’existence de la marionnette «Martin Forest», agitée dans une vie qui s’écoule sur fond de journées maussades. Une vision devenue, sous le choc, insupportable. Déployant alors une énergie décuplée par la perspective de repartir à zéro sous de meilleurs cieux, il s’extrait de ses carcans obsessionnels, tel un serpent en période de mue, et abandonne sur le pavé, la peau de l’être monolithique qu’il était.

 

Dépendante de sa nostalgie comme on peut l’être d’une drogue, Candy Forest aurait-elle, durant un de ces nombreux soirs où le cafard la serrait d’un peu trop près, ranimé l’homme qu’elle avait connu ?

Cette histoire tendrait ainsi à prouver la véracité d’une légende très ancienne, oubliée par la plupart, certifiant la résurrection d’un être cher à condition de le regretter intensément.

A prendre avec circonspection cependant, car, à ce jour, aucune démonstration scientifique n’a confirmé le phénomène.

 

 

 

Alain Magerotte

 

Extrait du recueil "Restez au chaud, dehors, il pleut ", Ed. CHloé des lys.

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M'man, une nouvelle de Bob Boutique. Deuxième partie

Publié le par aloys.over-blog.com

***

 

bobclin 

Il dégringole les escaliers quatre à quatre, dérape dans le corridor, se rattrape d’une main  au mur puis s’enfuit littéralement paniqué vers le parc tout proche, de l’autre côté du boulevard. Il traverse la chaussée à trois voies et la double ligne du tram  sans même regarder… Heureusement il est neuf heures du soir et la circulation quasi absente.

 

Ca ne peut plus continuer… ça ne peut plus continuer…’ se répète t-il comme un mantra en longeant  le chemin qui mène à la maison chinoise.

 

Il aime bien cet endroit environné de buissons et de  chênes verts. On peut s’y asseoir sur des bancs et en journée, les jeunes mamans du quartier viennent papoter, tout en surveillant leurs rejetons qui courent à quatre pattes dans le bac à sable.

 

Mais à l’instant, il fait sombre et un souffle glacé secoue par à coups les branchages dans un bruit de ressac.  Plus seul, tu meurs. Comme s’il se voyait depuis la lune. Un tout tout petit point minuscule perdu sur un rocher bleuté au milieu de l’univers. Seul. Surtout dans sa tête.

 

‘Ca ne peut plus continuer…

 

Il l’a lu sur internet : les schyzos piquent parfois des crises de colère aussi soudaines que paroxysmiques et deviennent même, dans certains cas,  d’une vulgarité inouïe mais là… c’est sa mère qui délire ou plutôt, lui qui hallucine et s’invente une mère qui délire.

 

Il ne l’a jamais connue comme ça. Que du contraire, plutôt austère et d’une politesse glacée. Il ne s’y retrouve plus très bien, mais à quoi bon.

 

Il faut que ça cesse. Il doit la tuer. Mais comment ? Le poison ? Impossible. Elle ne boit pas et ne mange pas. Le couteau ? Et s’il  la traversait comme un hologramme ? Il n’ose même pas imaginer sa réaction.

 

Quand il rentre deux heures plus tard, frigorifié, les yeux rouges et la goutte au nez, elle est assise devant la télé et rigole doucement devant l’écran, comme si de rien n’était.

 

« Ton souper est sur le gaz… » dit-elle sans détourner les yeux. « Il faut manger garçon… déjà qu’t’es pas bien gros.  Allez, c’est bien… je vois que tu t’es calmé. »

 

 

***

 

 

« Vous ne prenez toujours pas vos neuroleptiques... » 

 

Elle parle d’un ton détaché, comme si tout cela n’avait aucune importance, pendant que sa menotte un peu bouffie glisse sur le papier et écrit des phrases mystérieuses.

 

« D’accord, je ne prends  pas mes cachets, mais à quoi cela servirait-il ? Je sais très bien que ma mère est morte et que je parle à son fantôme… au fond c’est elle qui devrait vous consulter ! »

 

« Vous croyez qu’elle accepterait de venir à mon cabinet ? »

 

« Cela m’étonnerait, elle ne sort jamais de l’appartement.  Pourquoi ne viendriez vous pas, vous, chez nous ? »

 

« Non, Monsieur Renoir, ce serait contraire à tous mes principes thérapeutiques. »Elle ouvre son tiroir prend un taille crayon et se met calmement à refaire la pointe, comme si rien ne pressait et qu’elle n’avait rien de  bien précis ou de plus urgent à faire.« Excusez mon indiscrétion, mais comment cela se passe t-il sur le plan sexuel ? » 

 

« Hé bien… (un long silence devant une doctoresse qui attend patiemment une réponse )… disons que ça ne se passe pas ! »

 

« Des prostituées ? »

 

« Jamais… c’est beaucoup trop cher. »

 

« Bref, vous vous débrouillez tout seul, c’est ça ? »

 

« Avec ma mère qui m’épie jour et nuit, vous n’y pensez pas ! Non… il y a longtemps que j’ai fait l’impasse. »

 

« Vous êtes conscient du fait que cette situation est… malsaine ? »

 

Il hausse les épaules, un peu gêné puis reprend sa position de patient, assis bien droit sur ses fesses, le regard modeste et les mains croisées sur les genoux.

 

«  Avez-vous déjà essayé l’hôtel ? »

 

« L’hôtel ? »

 

« Oui, vous louez une chambre pour la nuit et là au moins vous pourrez dormir tranquille ?  Vous allez l’air au bout du rouleau, votre mine est épouvantable, vos cernes sous les yeux gonflés et grisâtres… vous ne tiendrez plus très longtemps à ce rythme. Vous avez un besoin urgent de sommeil et de décontraction. »

 

 

« Hier, elle s’est assise dans le noir au coin du lit et m’a veillé jusqu’ à ce que je m’endorme. En fait,  j’ai du faire semblant pendant plus d’une heure en contrôlant ma respiration, avant qu’elle ne se lève rassurée et retourne dans sa chambre. »

 

« Bon… on essaie l’hôtel ? »

 

« Elle va râler, vous pouvez pas savoir. Elle a peur quand je ne suis pas là et passera la nuit devant le fenêtre à attendre mon retour.  C’est l’engueulade assurée et elle va me tirer la tête toute la journée.  Si vous croyez que c’est drôle ! »

 

« Alors annoncez-lui que vous allez prendre quelques jours de vacances, et allez à la mer ou en Ardennes. Vous croyez qu’elle vous suivra ?»

 

« Je ne sais pas, docteur…  non, je ne crois pas… mais la laisser seule, c’est… c’est impossible… c’est une vieille femme. »

 

Il se lève excédé  et se met à arpenter la pièce de long en large sous le regard énigmatique des deux verres brillants qui l’observent dans l’ombre de la lampe de chevet.

 

« Non… je dois la tuer, il n’y a pas d’autre solution.  Je ne la supporte plus… je ne la supporte plus ! » Il lève le ton et se met à crier : «  je dois la tuer, mais j’ignore comment ? Aidez moi, je vous en prie…. Comment fait-on pour tuer un fantôme ! »

 

« Je ne vois que deux solutions… » chuchote  doucement le voix derrière le bureau. « Ou vous prenez vos médicaments et elle disparaîtra d’elle-même. Mais vous serez groggy,  littéralement assommé et elle risque de réapparaître dès que les produits auront cessé leur effet… ou… »

 

« Ou… »

 

« Ou vous partez en vacances. »

 

 

                                                                       ***

 

« C’est vraiment la reine des salopes, cette psy de mes deux… partir en vacances !  »

 

« M’man surveille ton langage… j’aime pas quand tu deviens vulgaire ! Tu ne faisais jamais ça avant ta mort. »

 

«  M’abandonner en quelque sorte… pourquoi ne pas m’attacher à un arbre tant qu’on y est ? Comme une chienne, avec une gamelle et un peu d’eau !  Ou me placer dans un home… t’es bien sûr que c’est elle qui t’a donné ce conseil ou toi qui invente un truc pour te débarrasser de moi ? »

 

« M’man, je dois dormir. DOR-MIR. Je tombe de sommeil et tu ne cesses de me harceler… regarde, je n’ai même plus la force de me fâcher ! »

 

« Fatigué ! Alors que tu ne fiches rien de toute la journée… tu ne travailles pas, tu te lèves vers midi et traîne en pantoufles dans l’appartement sans même t’habiller ! »

 

« Je suis habillé ! »

 

« Oui, pour aller voir ta truie ! »

 

« Je suis malade M’man, gravement malade. En plein délire schyzophrènique… du matin au soir et du soir au matin ! Te rends-tu compte qu’à l’instant même, je me dispute avec une morte ! » Ce dernier mot il le hurle comme seul un minable peut le faire lorsqu’il explose sa souffrance frénétique au plafond.

 

Silence.

 

Ils sont face à face, immobiles, se ressemblent, forcément. Il la domine d’une tête mais on voit clairement que c’est elle qui le surplombe.

 

Et puis soudain, elle change d’allure. De harpie déchaînée, elle devient soudain une petite femme réservée et calme. Ses yeux s’éteignent, ses épaules s’affaissent et ses pauvres mains de vielle nouées sur le ventre s’appaisent, tandis qu’elle explique d’une voix presque douce :

 

« Je ne suis pas morte Garçon… je ne me suis pas jetée par la fenêtre parce que tu m’aurais annoncé ton départ… tout ça, c’est dans ta tête, dans ton délire. D’ailleurs où irais-tu ? C’est pas avec ton maigre pécule de la mutuelle que tu pourrais te louer une chambre à Bruxelles ! »

 

« J’étais à ton enterrement M’man ! Avec Tante Jeanine, Mon’Onc René, la voisine… même que le curé était noir, vu qu’on en trouve plus de blancs… je le vois et l’entends encore répéter ‘ma chère Emma’ par-ci, ‘Ma chère Emma’ par là… à mourir de rire ! »

 

« Mon’Onc René est décédé un an avant ton père, Garçon, et tu confonds ton curé avec le nouveau facteur qui vient d’ Afrique.  Mais bon… on ne va pas recommencer. Je suis morte ? D’accord. Alors la morte te demande de passer à table, car ça va refroidir. »

 

 

***

 

Deux heures plus tard.

 

« Que fais-tu ? »

 

Il a renversé la boite à chaussures avec les photos sur la table du salon et les étale devant lui  comme un jeu de cartes. La  plupart sont en noir et blanc, jaunies par le temps et certaines ont même des bords ondulés ainsi que cela se faisait dans les années 60-70.

 

« Je cherche des clichés avec Mon’Onc René… » 

 

« Tu n’en trouveras pas, ou alors très anciens... » commente calmement la vieille en levant des yeux plein de commisération.  «  On n’a plus jamais pris de photos depuis la mort de ton père. Je me demande d’ailleurs avec quoi, puisqu’il a cassé l’appareil en le laissant tomber sur le carrelage de la cuisine. Tu t’en souviens quand même ! »

 

«  Oui M’man, je m’en souviens. Comme je me souviens parfaitement de ton enterrement. »

 

Soupir.

 

« Bon, je vais dormir… on dirait que tu t’es calmé.  C’est bien. N’oublie pas d’éteindre le chauffage. »

 

 

                                                           ***

 

Il marche d’un pas rapide et décidé, les sourcils froncés et les poings serrés à cau fond des poches de son imper. Une dame qui vient à sa rencontre sur le trottoir se dépêche de traverser, affolée par son regard noir et dément.

 

Le porche est entrouvert, comme d’habitude. Il pousse le lourd battant sans sonner puis grimpe quatre à quatre les escaliers vermoulus qui résonnent dans la cage avec un  bruit de roulement de grosse caisse.

 

Premier palier à droite. Il ouvre sans frapper et s’arrête le souffle court, les yeux révulsés de colère dans la grande pièce sombre où  on devine la psy en plein travail dans l’ombre de sa lampe de bureau.

 

« Vous êtes en avance, Monsieur Renoir et vous avez oublié de frapper… »commente la voix calme et doctorale. « Je vous demanderai à l’ avenir de respecter scrupuleusement nos conventions. Notre rendez-vous est fixé à 20h00, dans sept minutes et se termine à 21h00. Sans règles précises, il n’y a pas de traitement possible… »

 

« Je suis à bout, docteur… je dois savoir ! »

 

« Je ne vous écoute pas, Monsieur Renoir. Pas avant… six minutes. Prenez place et patientez. Je termine un rapport… »

 

« Je dois savoir ! »

 

Il avance menaçant et s’appuie des mains sur le meuble, face aux yeux de hibou qui l’observent un instant sans la moindre expression, puis se rabaissent pour terminer sa lecture sans plus s’occuper de lui.

 

« Je veux savoir… maintenant… tout de suite ! »  hurle t-il en sautillant sur place comme un petit enfant qui piquer sa crise.

 

Elle ouvre son tiroir, jette un coup d’œil à la petite montre dorée, pousse un tout petit soupir ( à moins qu’il n’agisse plus simplement d’une respiration un rien courroucée ), pose son crayon dans le boitier convenu et lui indique enfin d’ une main potelée qu’il peut s’ asseoir.

 

« Monsieur Renoir… » souffle t’elle d’un ton administratif en cherchant son dossier dans un tas empilé devant elle. « Voilà… »  Elle ouvre lentement la farde, relis posément en suivant du doigt ses notes précédentes puis déclare enfin : « Je vous écoute… »

 

L’homme est rubicond de colère. Les veines de ses tempe semblent prêtes à exploser et c’est d’une voix qui dérape dans le régistre castra qu’il tonitrue : « qu’il y a-t-il sur le certificat de décès que je vous ai remis ? Ma mère prétend que c’est une page que j’ai arrachée dans un catalogue ? Vous l’avez vue… et ne m’avez rien dit ?  Je dois savoir. Je veux savoir… »

« A votre avis ? » Elle recule sur son dossier et l’observe à travers les verres ronds de ses lunettes comme s’il était un insecte punaisé dans un cadre.

 

« Ah ! » il se redresse comme un ressort et frappe un grand coup sur la table, la bave aux lèvres. « C’est votre avis que je veux ! Faites très attention Docteur… je suis prêt à tout et très, très, très énervé ! » »

 

« Monsieur Renoir ! » Le même ton sévère et froid qu’employait sa prof de math quand il inventait n’importe quoi pour expliquer qu’il n’avait pas fait son devoir. « Ce n’est pas à moi de vous dire ce qu’il faut ou ne faut pas penser. Mais à vous. Vous êtes malade, en plein délire schyzophrénique et en plus : vous refusez de vous soigner. C’est à vous de faire le tri entre le vrai et le faux… à vous. »

 

« Ah ! » Nouveau rugissement. Il plonge une main tremblotante dans la poche intérieure de son manteau et en tire un long couteau de cuisine qu’il dresse au dessus de sa tête échevelée et plante d’un seul coup dans le bois du bureau, à travers les feuillets éparts. « Je veux savoir… ma mère est-elle morte, oui ou non ? » Il grimpe à genoux sur le pupitre et renverse la lampe qui tombe de guinguois et éclaire la scène d’une lumière rasante, quasi irréelle. « J’ exige une réponse… tout de suite… est-elle morte ?  »

 

La doctoresse recule instinctivement sur son fauteuil à roulettes, coincée désormais par le mur dans son dos et sa corpulence qui l’empêche de s’esquiver. Sa voix a changée et on y  perçoit une forte inquiétude.

 

 « Ecoutez-moi bien Mr Renoir… ce n’est pas une bonne idée et ça risque de vous angoisser encore plus, mais ne vus me laissez pas le choix. Alors, voilà ce que nous allons faire. On va téléphoner, maintenant, à l’ instant même,  à votre mère… »

 

« Ca ne sert à rien, elle ne décroche jamais… c’est toujours moi qui répond, comme le faisait mon père.  »

 

« On va insister… disons, cinq minutes. Si elle existe, si elle est là, elle finira par prendre le cornet, ne serait-ce que par peur qu’ un accident ne vous soit arrivé… et nous saurons ! Vous pas… puisque vous pourriez fort bien imaginer sa voix. Mais moi oui…. Et je vous dirai. C’est contraire à tous mes principes, mais je le ferai ! »

 

Elle réussit difficilement à s’extraire de son siège, se lève avec lourdeur ce qui, vu sa taille,  amène sa tête bouffie à hauteur de l’homme agenouillé sur son bureau. Elle tire le gros téléphone à cadran vers elle et se met à former dans un cliquetis lugubre les numéros inscrits au feutre noir sur le dossier cartonné de son client.

 

Renoir suit le moindre de ces gestes, la panique sur le visage. Il transpire si abondamment que des gouttes de sueur glissent de son front et plicploquent sur ses joues. Deux grandes taches sombres se sont formées sur son imper à la place des aisselles et ses doigts refermés sur le manche de sa lame sont tellement crispés qu’on pourrait les entendre craquer.

 

Ca sonne.

 

Longuement, interminablement. Une minute, deux minutes…

 

Trois minutes.

 

Puis soudain… un déclic… un long silence et enfin  une voix chevrotante de vielle femme qui demande : «  Oui ? »   

 

 

                                                           ***

 

Et arriva ce qui devait arriver.

 

 

                                                           ***

 

« Mais c’est quoi ce bordel ! » explose le commissaire en pénétrant en coup de vent dans le bureau des inspecteurs. « Y’a une p’tit vieille qui pleurniche en bas à la réception, le planton qui me raconte que son fils vient de massacrer son psy et vous êtes là tous les deux à prendre le café ? »

 

« Non Boss, c’est pas comme ça… le gars est dans le bureau à côté avec Roland… »

 

« Dangereux ? »

 

« Pensez-vous, 40 kilos tout mouillé ! »

 

« Bon… et alors ? »

 

« Il a déboulé ici il  y a une petite heure en hurlant qu’il venait d’assassiner sa doctoresse à coups de couteau. Or il ne portait aucune trace de sang… Bon, on a quand même foncé sur place… C’est une maison abandonnée, avec un porche entr’ouvert. On a tout visité à la lampe de poche, car il n’y a plus d’électricité. C’est vide de chez vide, de la cave au grenier. Sauf au premier, une grande pièce poussiéreuse avec pour tout mobilier un bureau bancal et une chaise dépaillée… »

 

Il tend un café à son supérieur.

 

« Et vous savez quoi ? Le plus marrant… on a trouvé 5 billets de cinquante euros dans le tiroir du meuble !  Je les ai déposés avec mon rapport devant votre écran. »

 

 

 

 

 

                                                                       FIN

 

Bob Boutique

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M'man, une nouvelle de Bob Boutique. Première partie

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bobclin

 

 

M’man

 

 

Il était une fois un petit bonhomme, genre Mister Bean en plus posé, qui se tenait immobile devant le porche entrouvert d’un immeuble de pierres grises qu’on pourrait croire à l’abandon. Tout y est froid, délabré, poussiéreux, avec de hautes fenêtres opaques de saleté, derrière lesquelles pendent des rideaux déchirés.

 

Seul élément complètement désassorti, une plaque en cuivre, brillante, insolente presque, qui annonce sur le côté droit de l’entrée : ‘Docteur Cécile Griets - psychiatre analyste ’. Puis scotché au dessus,  une feuille A5 recouverte d’un film plastique sur laquelle on a écrit au feutre noir : ‘ 1° étage à droite – sonnez fort !’

 

Le minus a l’air calme et détaché, les bras croisés dans le dos d’un imper défraîchi à la Columbo. Mais si on observe bien, on voit ses doigts s’ouvrir et se fermer nerveusement tandis qu’il  balance légèrement d’un pied sur l’autre. On le sent indécis et dans le même temps terriblement tendu.

 

Il se décide enfin, pose un doigt sur le bouton de la sonnette et pousse longuement dans un bruit de carillon suranné.

 

« C’est ouvert… » grésille une voix dans le parlophone, « poussez fort. Attention, la lampe de la cage d’escalier ne fonctionne plus… je laisse ouvert. »

 

L’escalier de chêne, monumental,  gémit à chaque marche. Il fait tellement sombre qu’il se tient à la rampe pour grimper et accède enfin au palier vaguement éclairé par un rai de lumière, qui tombe comme un spot de théâtre d’une haute porte béante.

 

Le cabinet est plongé dans la pénombre et il doit plisser les yeux pour reconnaître derrière l’éclairage ovale d’un abat-jour, la silhouette de la doctoresse dont les verres de lunettes brillent curieusement dans le noir.

 

« Bonsoir, Monsieur Renoir… » dit-elle en se levant et en contournant le large bureau pour venir à sa rencontre. Elle est… immense et ressemble furieusement à la fameuse Mademoiselle Gourdin du film « Mathilda »….   la poigne est ferme, le regard perçant. « Asseyez-vous, je vous prie… » Elle lui avance  d’une seule main, une chaise haute capitonnée de cuir, comme s’il s’agissait d’un simple tabouret plastique.

 

Quelques minutes pour les formules d’usage, nom, prénom, adresse, âge, composition de famille etc… puis la question fatidique, posée calmement, les mains croisées sur le dossier qu’elle vient de constituer.

 

« Hé bien, je vous écoute. Quel est votre problème ? »

 

L’homme se tortille un instant sur son siège, jette des regards apeurés aux quatre coins de la pièce et murmure enfin entre les dents : «  c’est… Maman. »

 

« Votre Maman ? »

 

« Oui »

 

« Mais encore ? »

 

Il plonge la tête vers ses chaussures qu’il examine avec attention, fait une moue dubitative puis revient vers les verres brillants qui l’observent dans l’ombre. « Elle me harcèle, elle me critique tout le temps, elle se mêle de tout… » il se gratte le crâne comme s’il cherchait ses mots… « j’ai envie... de la tuer. »

 

Aucune réaction marquante de l’autre côté du pupitre, sinon une grosse main molle qui s’empare doucement d’un crayon et écrit quelques mots sur une feuille de papier.

 

« Vous vivez avec elle ? »

 

« Oui… enfin… non.»

 

« Vous savez, Monsieur Renoir… nous avons tous à un moment ou un autre envie de tuer quelqu’un… c’est excessif bien sûr, mais pas vraiment anormal. »

 

« Je sais  Madame…  le problème… » son regard repart au plafond.

 

« Oui… le problème ? »

 

« Le problème c’est que Maman est morte. Elle est décédée il y a trois ans et repose au cimetière de Laeken. »

 

 

***

 

 

« Et alors, qu’est-ce qu’elle a dit ? »

 

Elle l’attend à sa place habituelle, dans le grand fauteuil près du radiateur, à côté de la porte  de la salle de bain, face à la télé. Maigre et sèche comme une trique. Ses cheveux gris noués en chignon. Elle croise les bras sur son tablier noir et plisse les yeux derrière ses bésicles cerclées de fer pour mieux le jauger. Elle fait toujours ça, quand elle se méfie et prévient un mensonge ou une dérobade.

 

« Ben comme je le pensais… même diagnostique que sur internet.  schyzophrénie !  Schyzophrénie à tendance paranoïde. » Il ôte son imper et le dépose sur le dossier d’une  chaise de la salle à manger. « Et encore, je lui ai raconté le tiers du quart. »

 

« Enlève tes chaussures, tu vas salir le tapis et range ton manteau dans la penderie… sur un cintre s’il te plait.  Pas comme hier soir où tu l’as roulé en boule au fond de l’armoire ! »  Elle pousse un long soupir, lisse le tissu de sa robe d’une main décharnées aux veines saillantes et pointe son nez en forme de bec dans  sa direction. « Schyzophrénie, schyzophrénie… qu’est-ce qu’ils en savent ces docteurs. Ils ne sont pas dans ta tête ! Et puis qu’est-ce que ça veut dire ce charabia… tu n’inventerais pas encore un truc pour me placer dans un home ? »

 

« Man ! Arrête… »

 

« Tu crois que je ne le sais pas ? Tu me prends pour une idiote ? »

 

Soupir.

 

« Y’a du café ? »

 

« Il en reste dans la cuisine. Inutile d’en refaire, ça coûte bien assez cher comme ça et nettoie ta tasse… combien de fois devrai-je te répéter qu’on rince sa tasse après s’en être servi. »

 

« Schyzo… en gros, ça signifie que j’hallucine… que je vois des trucs qui n’existent pas. Toi par exemple… »

 

« Et voilà, ça recommence… » sa voix monte  dans les aigües, tandis que ses mains battent l’air de colère. « Mais qu’ai-je fait au bon dieu pour avoir un gosse comme toi !  Tu ne vas pas recommencer avec ma mort… »

 

« M’man, j’étais à ton enterrement… »

 

« Ben voyons… » Elle se lève d’un bloc et file dignement vers la chambre à coucher que masque deux grandes tentures de velours. « Je vais au lit… je suis fatigué de tes bêtises. Bonsoir. »

 

« Arrête ! » Il hurle et frappe violemment la table du plat de la main.

 

Elle se fige un instant, se retourne à demi, le transperce d’un regard inexpressif et crache enfin, après un pfff... méprisant. « C’est qu’il oserait frapper sa mère … et ça t’a coûté combien cette plaisanterie ? »

 

«  49 euros. »

 

«  50 euros ! Tu te rends compte… un gros billet pour t’apprendre ce que nous savons tous les deux.  Plus les médicaments sans doute ? »

 

Il s’assied lourdement derrière la table et se sert un café. « J’irai pas les chercher. Je le sais bien que tu es morte… je te vois, mais tu n’es pas là. Tout ça se passe quelque part dans mon cerveau, dans la partie frontale ai-je lu.Je suis peut-être schyzo mais pas fou…  Je revois ton enterrement comme si c’était hier. Tante Jeanine, Mon Onc René et tous les autres… ».

 

Ils restent figés tous les deux, comme si quelqu’un venait de pousser sur ‘pause’. Puis après un temps interminable.

 

« Je ne sais pas ce que tu vas devenir fils, quand je serai partie… quand je serai réellement partie ! »

 

« Arrête ! » Il s’étonne presque d’avoir hurlé si fort. « Il faut que ça cesse, M’an… il faut que ça cesse. Je ne le supporte plus. »

 

 

***

 

 

« Vous avez apporté l’attestation ? » demande posément les verres brillants derrière l’abat-jour. Au fond, il ne sait même pas à quoi ressemble son analyste, sinon qu’elle est très grande, plutôt forte et incroyablement absente.

 

Il lui tend un document, une photocopie du  certificat de décès, qu’elle examine soigneusement puis glisse dans la farde à son nom posée sur le bureau qui les sépare. « Très bien. Votre Maman est décédée un quinze juillet, il y a trois ans et trois mois, mais vous la voyez et l’entendez depuis… depuis combien de temps ? »

 

« Le soir même de la cérémonie. Elle m’attendait dans le salon… »

 

« Et cela ne vous a pas choqué, voire angoissé ? »

 

« Hé bien, à vrai dire… c’était si naturel que je n’ai même pas eu le temps de m’inquiéter, car elle m’a tout de suite reproché d’être allé à la cérémonie avec des souliers non cirés. »

 

« Quelle âge avait-elle ? »

 

« Quatre-vingt deux… »

 

« Et elle est morte de quoi ? »

 

« Un suicide. Elle s’est jetée du premier étage dans la cour en béton du jardin. Les flics prétendent que c’est un accident et qu’elle essayait de nettoyer les carreaux, vu que le tabouret était posé à côté de la grande fenêtre. Mais moi, je sais que c’est un suicide. »

 

« Pourquoi en êtes-vous si certain ? »

 

« Parce qu’on arrêtait pas de se disputer et que je lui avais annoncé le matin même que j’allais quitter le maison pour vivre ailleurs, seul. »

 

« Vous la voyez comment depuis…  son décès: floue, vaporeuse, comme dans un rêve ? »

 

« Non, non, Docteur. Clairement. Aussi clairement que je vous vois. »

 

La grosse main boudinée court comme un petit animal dans le rond de lumière qui tombe sur la table et prend des notes, avec un bout de crayon terminé par une gomme rouge. Elle s’applique, sans se presser, trace des lignes bien droites, et revient parfois en arrière pour souligner un mot…

 

« L’avez-vous déjà touchée ? »

 

« Je ne comprends pas très bien… »

 

« Lui avez-vous pris la main ou le coude pour l’aider à s’asseoir par exemple ? »

 

« Non. De son vivant déjà, elle avait horreur des contacts physiques. Alors, maintenant qu’elle est morte… »

 

« Votre Maman ne vous a jamais pris dans ses bras ? »

 

« Jamais… je crois que les hommes la dégoutent… enfin, la dégoûtaient. »

 

« Même votre Père ? »

 

« Surtout mon Père. Aussi loin que je me souvienne, ils faisaient chambres à part. L’ambiance était tendue à la maison, ça s’engueulait tout le temps. Ca c’est amélioré après sa mort, il  ya dix ans, une tumeur au cerveau, foudroyante. » Il triture ses doigts contre son ventre, visiblement ennuyé. Un long silence… «  puis ça a recommencé,  mais avec moi maintenant. »

 

Suit une longue interruption au cours de laquelle on entend distinctement la pointe du crayon gratter le papier. Il pourrait tout aussi bien être seul dans la pièce tant elle semble l’ignorer. Puis après une ou deux ou trois minutes  interminables…

 

 « Vous mangez ensemble le soir ? Elle vide son assiette ? »

 

« Ca fait longtemps qu’elle ne partage plus mon repas. Elle trouve que je fais du bruit en mastiquant, déglutis en buvant et puis de toute façon, elle ne supporte pas de me voir manger la bouche ouverte… bref,  je suppose qu’elle se nourrit à la cuisine, ou pas du tout… après tout elle est morte. »

 

« Et la nuit ? »

 

« Je ne saisis pas très bien ? »

 

« Vous ne dormez quand même pas avec elle ? Comment cela se passe t-il lorsque vous vous glissez dans votre lit ? Vous sentez-vous plus calme, libéré ? »

 

« Oui et non, car je sais qu’elle écoute de sa chambre et refuse de s’endormir avant que je ne l’ai fait. Et si ça traîne, elle se relève et vient se poster dans le noir au pied de mon lit. Ca me fait râler, vous ne pouvez pas savoir… »

 

« Avez-vous pris les pilules que je vous ai prescrites ? »

 

« Hé bien… oui, évidemment. » Il sent confusément qu’il ment mal et qu’elle n’est pas dupe. Mais à cet instant retentit un son tenu. Elle ouvre son tiroir en tire une petite montre dorée et un cahier d’ordonnances dont elle remplit un feuillet qu’elle dépose sur le bureau, puis décrète : « l’heure est passée. Je vous reverrai lundi prochain à la même heure. Je ne vous prescris pas d’ Olanzapine puisque, manifestement,  vous ne les avez pas employés. Ca fait quarante-neuf euros. »

 

 

 

***

 

 

« Et alors, qu’est-ce que la grosse a dit ? »

 

Elle l’attend dans la pénombre  du palier  du premier étage, un fichu triangulaire sur les épaules. Le rez-de-chaussée autrefois en  location est inoccupé, car leurs disputes incessantes et bruyantes  ont fini par lasser son occupant, un comptable qui ne rentrait pourtant que tard le soir.

 

C’est la première fois qu’il la voit hors de l’appartement et reste figé d’ étonnement, sur les marches.

 

« Et alors ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? »

 

« Ben… elle ne parle presque pas… elle pose une question puis me laisse aller, en prenant des notes. Allez, rentre, tu vas prendre froid. » Ils retournent à la queue leu-leu dans l’appartement dont la porte est grande ouverte sur le couloir. Ca aussi c’est nouveau, elle ne l’a jamais fait.

 

« Mais c’est pas possible ça ! Pour cinquante euros elle devrait au moins te donner un avis médical ! T’es vraiment une cruche… »

 

« Je lui ai montré ton certificat de décès... »

 

« N’importe quoi ! Le papier que tu m’as montré hier ? »

 

« Tout juste. »

 

« Ce n’est qu’une publicité, garçon… une bête réclame des ‘Trois Suisses’. »

 

« Elle l’a quand même lu et glissé dans ma farde. »

 

« Et elle n’a rien dit ? »

 

« Elle a constaté que tu étais bien morte, c’est tout…  ha oui… elle m’a aussi demandé pourquoi on ne se touchait pas ? »

 

« Quoi ! » Elle se retourne d’un bloc et fonce sur lui, le visage froncé de colère , les mains blanches veinées de bleu accrochées comme des serres sur le châle aussi noir que son tablier de ménage. «  répète ! »

 

« Elle a demandé… s’il m’arrivait de te toucher. »

 

On la sent prête à s’étouffer d’indignation, les yeux révulsés, elle tremble sur place comme une feuille. « Sale truie perverse !  Elle s’imagine peut-être que tu veux remplacer ton père… et me sauter dessus comme un chien en chaleur…  »

 

« Mais non, Maman… elle songeait à un baiser le soir avant d’aller te coucher ou une main sur ton épaule pour… enfin, je ne sais pas, moi ! »

l’angoisse le prend à la gorge et son estomac se noue comme si on tordait du linge dans son ventre.

 

Mais le vieille est soudain déchaînée et lève ses petits poings misérables vers le plafond en hurlant et postillonnant à travers ses longues dents jaunes… « C’est une sale pute, une truie, tu m’entends… une truie… tu veux que je te montre par où tu es passé... tu veux voir ? » Elle relève avec frénésie son tablier, sa robe puis sa combinaison sur ses jambes  décharnées et blafardes, découvrant un caleçon flottant qu’elle s’apprête à arracher à son tour…

 

« Maman, arrête ! Arrête ! »

 

 

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Je m'emmerde ! une nouvelle d'Alain Magerotte

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Alain

 

JE  M’EMMERDE !


 

Si j’avais dû attendre que des tuiles me tombent sur la tête pour faire le toit de ma maison, je vivrais, aujourd’hui, à ciel ouvert. Il n’existe pas de vie plus chanceuse que la mienne. J’ai été vacciné, à ma naissance, contre la moindre contrariété. Nourri au biberon du bonheur, je vogue sur une mer de félicité. C’est tellement criant que cela suscite une légitime jalousie. De peu scrupuleux individus prétendent que je suis responsable de l’expression «imbécile heureux». Eh bien… je la revendique, Votre Honneur, et je suis prêt à vous en apporter la preuve dans une vibrante plaidoirie…

Quoi qu’il en soit, en me conformant au train-train singulier de mon existence, je m’emmerde ! Je m’emmerde si fort que j’exige, sur le champ, la réhabilitation, dans leur dignité, des empêcheurs de tourner en rond. Ce sont des bienfaiteurs de l’humanité. Parce que, croyez-moi, il n’y a rien de plus déprimant que de tourner en rond. Et cela risque de durer encore longtemps car, j’ai beau sonder au plus profond de mon être, rien ne m’enthousiasme vraiment.

Pris de pitié devant l’étalage d’un si grand désarroi, d’aucuns me suggèrent de m’investir dans une discipline quelconque, de m’adonner à une passion, un hobby. Eventuellement… en fait, je m’intéresse un peu à tout sans accrocher à rien. Je n’y puis pas grand chose, c’est dans ma nature, gravé dans mes gènes. Me consacrer à un sport ? Les efforts cent fois répétés me ramèneraient vite à la monotonie. Collectionner ? Le champ est vaste mais, quel que soit le sujet choisi, une forme d'asservissement s’installerait. Une servitude proche de l’uniformité me rejetant ainsi à la case départ. Non, franchement, je ne vois pas comment je pourrais épicer une vie terne se déroulant comme un film dépourvu de la moindre trame. Bref, je n’ai pas fini de m’emmerder…

Le téléphone sonne, me détournant de mes considérations pessimistes sur un présent trop lisse et un avenir à l’horizon duquel nulle aspérité ne se dessine. Au bout du fil, c’est le patron; il me demande de rappliquer d’urgence avec le dossier Marboeuf. A l’énoncé du nom, ma collègue, Chantal, fait signe qu’il est introuvable. Après que j’aie raccroché le combiné, elle précise qu’elle s’est lancée à sa recherche tôt ce matin, sans succès. Guidé par cette baraka indécente qui me colle à la peau, j’ai vite fait de mettre la main dessus au grand étonnement de Chantal dont l’attitude en pareille circonstance me surprendra toujours. Depuis le temps qu’on travaille ensemble, la malheureuse ne s’est-elle pas rendu compte qu’elle côtoie, journellement, le chanceux du siècle ?

Lorsque je fais irruption dans le bureau de Monsieur Duval, le boss, il est sollicité par un appel téléphonique. Je veux m’éclipser mais il me fait signe de m’asseoir et, occultant le cornet du téléphone de sa grosse paluche, dit qu’il en aura vite terminé avec sa communication.

Prenant mon mal en patience, je promène mon regard, tantôt sur la vitre derrière laquelle apparaît un ciel divinement bleu qu’aucun nuage n’a le front de souiller, tantôt sur la moumoute aux poils si parfaits du directeur. A sa place, je me serais gardé d’user d’un tel artifice, témoin criard d’une absence ressentie cruellement. Cela entame son crédit charme qui, malgré tout, j’en suis certain, doit opérer avec succès auprès des dames, en dépit de ce grotesque camouflage.

Monsieur Duval s’est montré trop optimiste, son interlocuteur ne semble guère pressé de mettre fin à leur entretien. Mon attention est attirée par une série de chiffres inscrits sur un bout de papier. Le numéro d’appel d’un GSM. Je n’en possède pas mais, pour passer le temps, je le mémorise.

La conversation téléphonique de Monsieur le Directeur se termine enfin.  

« Excusez-moi, Martin, mais c’était ce casse-pieds de Grondin qui m’appelait. Et avec lui, vous savez comment ça va, il n’a jamais d’heure pour rien. C’est ce qu’on appelle un bouffeur de temps. Mais à part ça, comment allez-vous ? Au boulot, à la maison, tout va bien ?

- Tout va bien, Monsieur le Directeur… » Comme s’il n’était pas au courant de ma veine de cocu.  

Une fois l’examen du dossier terminé, il me donne les composantes de la marche à suivre et, je prends congé de lui.

De retour dans mon univers carcéral, comme il me plaît d’appeler mon bureau, je remarque l’absence de Chantal. Elle m’a laissé un mot : «Suis à la photocopieuse. En ai pour un moment»… Ouais, sûrement à cancaner aussi à droite, à gauche, et patati et patata… il est quand même capital de savoir si, conséquence de l’émission de la veille, Jean-Claude sera viré du loft…   

Ma collègue est constamment occupée. Elle n’est contente que lorsqu’elle est survoltée, même si elle exécute un boulot récurrent… SURTOUT si elle exécute un boulot récurrent ! Ça la rassure, lui donne des repères et remplit bien ses journées. Nous avons déjà eu maintes discussions à ce sujet.

«Mais enfin, Monsieur Martin, vous dites que vous vous ennuyez… n’avez-vous donc pas suffisamment de travail à abattre ? Quand je vois la paperasserie qui encombre votre bureau…»

Pauvre pomme, quel travail ? Les sempiternelles lettres types à rédiger, les immuables dossiers à compulser, les invariables fiches à tenir à jour, les interminables documents à classer… sans compter une multitude d’autres réjouissances du même tonneau qui ont vite fait de me lasser. Mon job m’intéresse… mais pas assez pour faire du zèle, oh que nenni !

Le numéro de GSM me revient en mémoire. Et si j’appelais, juste pour voir ? Je culpabilise à l’idée de m’abaisser à une telle pratique mais ce sentiment s’estompe lorsque m’apparaît en filigrane, la morosité qui règle mon quotidien. Qui sait si l’aventure n’est pas, pour moi, au bout de la ligne, comme elle est, pour d’autres, au coin de la rue ? Pourquoi pas une histoire d’amour qui donnerait du piment à mon existence ?  

Je forme le numéro sur mon fixe. Quelques secondes s’écoulent, puis une voix fait «allô», une voix que je reconnaîtrais entre mille… la voix d’Emilie, mon épouse ! Je raccroche immédiatement. Un véritable séisme m’ébranle. Il faut que je reprenne mes esprits. Allons, du calme, quand je fais allusion à ma veine de cocu, ce n’est qu’une façon de parler. Pas si sûr, faut dire qu’Emilie et moi, nous ne nous livrons plus que très épisodiquement à des ébats qu’il serait excessif de qualifier de torrides. Je ne surprendrais personne en disant que même dans ce domaine, je m’emmerde ! Apparemment, ma compagne aussi et, elle s’emmerde tant qu’elle a franchi le pas en allant voir ailleurs… et avec Monsieur Duval, mon patron ! Excusez du peu !

Ils ne se sont pourtant pas souvent rencontrés. Voyons, mon petit Martin, ne joue pas les innocents, il suffit d’une fois, le coup de foudre, ça s’appelle. Tu sais ce que c’est… non ? Tant pis. Ne te faisais-tu pas la réflexion, tout à l’heure, que le boss ne manquait pas d’atouts pour plaire ?

Quand donc cette rencontre s’est-elle produite ? J’ai beau réfléchir, je ne m’en souviens pas. Tiens, si cela se trouve, je suis occupé à me faire un cinoche d’enfer. N’empêche que je me demande ce que Duval fait avec le numéro de GSM de mon épouse…

Bon, mon cher Martin, faut aussi savoir ce que tu veux. Tu te plains de mener une existence insipide à cause du bol insensé qui te poursuit et voilà que quelque chose d’imprévu se présente et tu bascules. Tu n’as pas l’habitude, O.K. ! Maintenant, ressaisis-toi, analyse froidement la situation et prends la décision qui s’impose. Au fait, laquelle ? Tu vois, tu t’énerves. Ben, celle, avant toutes choses, de rester calme et, si possible, maître du jeu, en contrôlant les événements. Alors, je t’en prie, sois positif et dis-toi que… tu l’as, ton histoire d’amour qui va pimenter ton existence…

Je n’ai pas le temps de gamberger davantage, Chantal, soufflant pour la frime, reparaît, portant une pile de feuilles de papier. Elle se met à composer des petits tas sur son bureau tout en proférant des banalités pour engager la conversation. Je réponds évasivement, le nez plongé, sans courage, dans le dossier Marboeuf. Elle n’insiste pas mais je la devine ravie de me voir travailler.

Durant tout l’après-midi, j’ai du mal à me concentrer sur mon sujet. L’intrigue Emilie/Duval m’émoustille. A dix-sept heures tapant, je quitte la boîte. L’air frais et le trajet du retour fouettent mon imagination. J’échafaude diverses attitudes à adopter face à Emilie pour, au bout du compte, accoucher d’une non-décision. Ah, ça, quand à la base, on n’est pas un homme d’action…

Le repas se passe dans le silence rituel. J’observe mon épouse du coin de l’œil, son visage est serein, ses gestes sont posés. Aucune nervosité apparente ne la trahit. A y regarder de plus près cependant, il me semble déceler une touche délicate de mascara le long de ses grands yeux clairs, ce qui met en évidence l’éclat bleuté de son regard. Signe indéniable, chez une femme, du désir de charmer. Dans notre couple, gangrené par la routine, il y a longtemps que cette démarche n’est plus à l’ordre du jour. Alors, si ce soir, Emilie porte sur elle les marques de la séduction, j’en déduis qu’elle a dû voir Duval dans la journée… Tout est clair, avec le bout de papier en point d’orgue.      

Mes cellules grises en sur-régime m’amènent à conclure que ces deux-là ne se déparent pas. Ils ont, en outre, tendance à choyer leur dénominateur commun, MOI ! Mais comment ne m’en suis-je pas rendu compte plus tôt ? Tant de sollicitude pour ma personne. Tiens, pas plus tard qu’aujourd’hui, avec le dossier Marboeuf, Duval m’a mâché la besogne. Quant à Emilie, pour la seconde fois en une semaine, elle a mitonné des côtes de porc aux herbes. Mon plat préféré. Des preuves accablantes de leur culpabilité…   

Les jours suivants, je m’emploie à surveiller les allées et venues de Monsieur Duval et à consulter, discrètement, les rendez-vous inscrits dans son agenda. La tâche de Directeur m’apparaît alors dans toute sa complexité. De réunions sérieuses en déjeuners importants, le malheureux a un emploi du temps surchargé, il est surbooké pour employer un jargon moderne.

Une date précise retient mon attention, le jeudi 25, à midi. La secrétaire a noté : déjeuner au restaurant Le Cygne noir. Je connais l’endroit : c’est le resto préféré d’Emilie ! On y déguste la meilleure moambe de la ville. Le poulet est cuit suffisamment longtemps dans l’huile de noix de palme qui donne un goût délicieux, malgré une couleur rébarbative de diarrhée de bébé. Hé oui, mes petits agneaux, ça ne sent pas bon tout ça…

Je fais le malin mais, pour surprenante qu’elle soit, l’infidélité de mon épouse la grandit à mes yeux, forçant même l’admiration. Je l’envie davantage pour sa hardiesse que pour l’acte en lui-même. Emilie a osé donner une pulsion nouvelle à sa vie en passant outre des discours moralisateurs, frappés du sceau de l’hypocrisie, clouant l’adultère au pilori. Liens du mariage, liens du travail… nous sommes des enchaînés, des enchaînés du ronron quotidien.

Sans vouloir en rajouter une couche, force est de constater cependant qu’Emilie réussit en plus, par sa félonie, à réveiller en moi une sexualité que je pensais endormie à jamais. Je lui dois des moments d’excitation solitaires, soit, mais oh combien intenses par le biais de scénarii imaginaires que mon éducation interdit de rapporter. Des phantasmes audacieux que la lassitude du couple avait remisés au placard. Et, comme je ne suis pas encore arrivé au bout de ceux-ci et ne désire pas me ré-intoxiquer à la drogue de l’ennui, je m’abstiendrai de mettre un terme à leur love story en me pointant au Cygne noir, jeudi midi…

Je sais cependant que le jour viendra où, blasé de mon statut de cocu par cette tromperie devenue une habitude à son tour, je déciderai de confondre les amants. Je me suis offert, pour la circonstance, un Glock, un revolver automatique autrichien de calibre neuf millimètres. Attention, juste pour l’esbroufe. D’ailleurs, il faut encore que je détermine la place et l’utilité de cette arme lors de la confrontation finale que je veux grandiose, voire théâtrale…

Acteur de théâtre ! Voilà, peut-être, une vocation ratée. Le public, les lumières, le dépassement de soi, les bravos, les rappels, l’ivresse du succès d’une pièce que l’on joue… cent cinquante soirs d’affilée… au secours !

Par contre, je m’imaginerais volontiers dans un One man show pétri de bons mots, point trop compliqués mais fort prisés du public et nourrissant l’orgueil qui m’exalterait puisque personne d’autre n’atteindrait le sommet où je me serais hissé.       

« Martin… oh, Martin !

- Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qui m’appelle ?

- C’est moi, Chantal, réveillez-vous !

- Me réveiller ? Comment, je m’étais assoupi ? Depuis combien de temps ?

- Rassurez-vous, guère plus d’une minute. Ce n’est pas étonnant, vous avez l’air tellement fatigué ces derniers jours. Voulez-vous que je vous serve une tasse de café ? Il y en a encore dans la Thermos…

- Non, merci, Chantal, vous êtes bien gentille… »

De quoi je me mêle. Oui, je manque de sommeil parce que je vis sur les nerfs depuis que je sais, mais c’est une agitation positive. Ma collègue ne va pas se mettre à me dorloter. Qu’est-ce qu’ils ont tous à se tracasser, à vouloir m’aider ? Suis-je victime d’une cabale ? Qu’on me fiche la paix ! Je me sens bien, je ne me suis jamais senti aussi bien…   

Le destin est curieux, imprévisible. C’est ce qui fait son sel. Il choisit parfois des lieux insolites pour accomplir le dénouement d’une histoire. Les toilettes, puisque c’est d’elles qu’il s’agit, peuvent servir d’épilogue, si désolant soit-il, à une intrigue…

Quand j’y pénètre, Monsieur Duval est occupé à se laver les mains. M’apercevant à travers la glace qui surmonte le lavabo, il engage la conversation :

« Bonjour, Martin, dites-moi, demain nous sommes jeudi et j’ai un déjeuner de la plus haute importance… »

L’imbécile, comme si je ne le savais pas. Je note que Monsieur le Directeur aime jouer au funambule.

«… Avec Smith…  

- Smith ?

- Oui, Smith, des Editions Smith.

- Mais, je… » Te laisse surtout pas décontenancer, c’est un mensonge, il ne va pas t’annoncer qu’il a un rencard avec ta femme !

« J’aimerais que vous soyez des nôtres… »

Patatras, c’est comme si le sol se dérobait sous mes pas. Le teint blême, le regard vide, les lèvres agitées d’un tremblement convulsif, je bredouille quelque chose d’inintelligible.

« J’étais loin d’imaginer que cela vous procurerait un tel plaisir au point d’en… »

Affligé par une proposition dont plus d’un s’enorgueillirait, je suis dans la peau d’un joueur jouant très gros avec la dernière carte qui lui reste à abattre.

« Je pense que Monsieur le Directeur se trompe de jour…

- Pas du tout, je viens de consulter mon agenda et…

- Voyons, il est impossible que ce soit jeudi, demain, ce doit être jeudi prochain…

- Vous me paraissez fort agité, Martin…

- Demain, vous avez retenu une table au Cygne noir

- Je constate que vous êtes au courant…

-… Je suis au courant de tout, Monsieur Duval… et pour commencer que vous couchez avec Emilie, ma femme…

- Vous êtes complètement fou, mon ami !

- D’abord, je ne suis pas votre ami. Ensuite, que faites-vous avec son numéro de GSM ? »

Il se met à rire si fort que l’écho en résonne encore. Puis, entre deux éclats, il me dit qu’Emilie lui avait communiqué son numéro privé de façon à ce qu’il puisse la prévenir du moindre incident qui pourrait me survenir. Mon accablement l’inquiétait à un point tel, qu’elle craignait que je fasse une bêtise.

Je suis déboussolé, blessé, meurtri au plus profond de mon être. Ainsi se termine, sans jamais avoir commencé, la remarquable histoire d’amour que j’avais élaborée entre eux. Ils me la volent honteusement, me la gâchent scandaleusement sous l’horripilant prétexte d’un protectionnisme que je ne peux plus supporter. Les ordures !

Il est donc écrit que RIEN, strictement RIEN ne peut m’arriver ! C’en est trop, il faut que je change le cours de ce destin insipide.

A défaut de crime passionnel, banal en somme, j’opte, en une fraction de seconde, pour le meurtre gratuit, indéfendable aux yeux du commun des mortels.

Je sors mon revolver et vise la tête de Duval qui me regarde les yeux révulsés par la terreur. J’appuie sur la gâchette mais, l’arme s’enraye !

 

Après un bref séjour entre les quatre murs d’une cellule capitonnée, me voilà, aujourd’hui, installé, bien au chaud, dans une chambre aux couleurs pastels. C’est doux, reposant. Je ne reste pas inactif, je confectionne des sandales.

Hier, Chantal m’a apporté des oranges et semblait aux anges de me voir occupé. Elle a toujours eu si peur que je m’ennuie…

De temps à autre, en compagnie d’Edouard, un co-locataire sympa, nous faisons une partie de monopoly. Comme mon existence ressemble à ce jeu. Je rafle tout, me retrouve en prison, retourne à la case départ, regagne à tous les coups et finit par… m’emmerder!

 

 

 

Alain Magerotte

Extrait du recueil "Le démon de la solitude", Ed. Chloé des lys

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