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Ma voisine Isa : une nouvelle de Claude Danze

Publié le par aloys

 

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Ma voisine Isa

Elle m’emmerde! Y’a pas d’autre mot, elle m’emmerde.  J’étais un directeur sans problèmes et il a fallu que ma voisine Isa échoue dans le service dont je préside les destinées.

Il faut vous dire que ma voisine Isa, ce n’est pas n’importe quel phénomène. Elle cultive le chagrin d’amour comme d’autres le géranium ou le pois-de-senteur. Elle a la larme facile et ne cesse de se répandre sur la cruauté du genre humain en général et l’inconstance des mâles en particulier. Déjà du temps où elle faillit se marier, elle ne cessait de déblatérer son futur mari auprès de ses compagnes de cancans, dans les toilettes des dames. La médisance était leur ordinaire, Isa menait la danse, l’infernale sarabande se prolongeait sans vergogne de couloir en couloir.  

Puis ce fut « la rupture, bête et brutale » comme disait  certain Jacques en semblable occurrence. Je lui en ai voulu. A lui, le futur mari en fuite, veux-je dire. Car dès le lendemain matin, elle faisait le siège de mon bureau, étalait dans une réunion, commencée bien avant son arrivée, ses déboires sentimentaux et son féminisme exacerbé tant par la séparation elle-même que  par le public de mon bureau qui malencontreusement lui prêta attention.

De haute lutte, je conquis le droit de poursuivre mon travail, lui promettant, tout en quittant mon bureau pour m’en débarrasser dans le couloir, de lui accorder une oreille plus attentive un peu plus tard. Elle ne manqua pas de profiter de l’occasion pour me rappeler devant tout le monde un vague lien de parenté – dont j’ignorais tout – et l’obligation morale qui m’incombait dès lors de lui porter assistance dans son malheur. Mes très temporaires compagnons d’infortune se regardaient d’un air entendu, prenant contre moi le parti de la pleureuse. Quand on peut taxer son directeur d’inhumanité, pourquoi s’en priver ?

La réunion se termina bientôt. A peine l’avant-dernier eut-il quitté mon bureau, que ma voisine Isa s’y réinstallait d’autorité.

« Tu comprends… » disait-elle à la fin de chacune de ses phrases… Et je prenais l’air neutre du psy confessant une patiente vaguement névrotique, me disant que j’investissais en laissant ainsi libre cours à son inéluctable incontinence verbale. Qu’elle vide son sac et on en serait quitte, elle et moi, avec une demi-journée de travail perdue !

« Tous des salauds ! » disait-elle à chaque fois que sa logorrhée menaçait de se tarir. Vu les cohortes de larmes qui abandonnaient son corps comme les rats un navire en perdition, je me demandais quand son numéro prendrait fin. Aux limites de la déshydratation, sans doute.

Mon capital d’indifférence, authentique puis feinte, s’épuisait en même temps que ma patience. Je rangeais mes papiers avec acharnement pour ne pas passer mes nerfs sur elle.

« Tu comprends, disait-elle, tous les hommes sont des porcs, ils ne pensent qu’à s’envoyer en l’air avec tout ce qui a des nichons… » Et le processus de déshydratation reprenait de plus belle… Ne la sachant pas capable de vulgarité, je fus surpris et cette soudaine attention de ma part la surprit à son tour.

Je lui tendis ma boîte de kleenex, supposant qu’elle avait épuisé la sienne depuis bien longtemps. Elle semblait se remettre, m’adressait un pauvre sourire empreint de gratitude,

tout en séchant ses yeux rougis. Comme quoi, c’est dans les petites choses qu’on trouve la consolation.

Je me disais que, en fin de compte, si elle cessait d’emmerder son monde, ma voisine Isa pourrait être d’agréable compagnie.  A mesure qu’elle se calmait, elle parlait de choses et d’autres, à visage découvert, un peu gênée, laissant paraître par moments comme des lueurs du fond de son âme, somme toute pas si noire.

J’eus envie de l’écouter, de la regarder sans préjugé. Elle me conta sa vie, entre sa mère un peu putain la nuit, un peu sainte-nitouche le jour, son père assez violent, puis tout à fait absent. Sa solitude d’enfant et d’adolescente, livrée à elle-même, sans repères, sans amour peut-être. Somme toute une âme meurtrie, comme on disait dans les romans sentimentaux.

Elle proposa elle-même de parler d’autre chose, de regagner son propre bureau pour me laisser travailler. Mais j’avais envie qu’elle ne parte pas…Après tout, rien n’était aussi urgent dans les obscures affaires de l’état, qu’une âme en détresse… Nous avons bavardé jusqu’à l’heure de quitter le bureau. Nous avons même éclaté de rire en imaginant la tête que feraient les autres s’ils nous voyaient partir ensemble. Elle était belle quand elle riait !

Nous les avons bravés sans honte. Le même ascenseur nous emporta tous deux vers la sortie et cette demi-minute d’intimité absolue fut source d’une gêne, plutôt d’un trouble partagé. Au lieu de rentrer soigneusement par un chemin différent du mien, elle s’accrocha à mon bras. Je la raccompagnai en voiture, lui souhaitai la bonne soirée, la déposai devant l’entrée de la tour où tous deux nous avions nos appartements, à des étages différents. Je remisai la 607 au parking, passai prendre mon courrier au rez-de-chaussée, repris l’ascenseur, m’affalai aussitôt rentré dans le Chesterfield du salon.

Je la vis passer devant ma fenêtre, les bras en croix, ailes dérisoires d’oiseau mortellement blessé à l’âme, déjà, par sa misérable tragédie : sa vie. Le légiste la fit ramasser presque sans état d’âme, la police n’interrogea presque personne. Elle était morte, ma voisine Isa, dans une indifférence anodine et générale. Je n’eus pas de curiosité.

Ce soir-là, j’ai pensé à la rejoindre, sur le pavé du rez-de-chaussée. Puis, seul comme d’habitude, une nouvelle ride au bord des lèvres, amer comme jamais, je l’ai effacée.

* * *

L’infirmier en pyjamablanc referme doucement la porte de ma chambre sur mon cauchemar. Ou n’est-ce qu’un souvenir?

Et mon neuroleptique préféré m’emmène tout droit vers ma nuit, mon néant.

 

Claude Danze

http://claude-danze.over-blog.fr/

 

 

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L'armoire, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par aloys.over-blog.com

 

Alain

L’ARMOIRE

 

Fritz Hopperman jouit d’un étonnant privilège car, malgré son grand âge, la mort semble l’ignorer. Le crédit sans hypothèque sur une longévité insolente doit certainement rapporter un substantiel profit à ce vieux roublard, non moindre d’ailleurs que celui acquis par les ventes prospères d’objets hétéroclites et de trésors exhumés de mille endroits, répertoriés dans son magasin de brocante.

De plaisantes rumeurs alimentent une légende tendant à soupçonner ce chineur patenté de monnayer, avec un talent consommé, le prix d’un dernier souffle si cher que la Camarde y regarderait à deux fois avant de verser les dividendes escomptés en échange d’une existence plutôt bien remplie.

Plus sérieusement, beaucoup pensent qu’en perdant une épouse et un fils dans un accident de la route, le bonhomme, en payant un lourd tribut à la Grande Faucheuse, l’a convaincue d’augmenter son capital-vie à un taux préférentiel usuraire.

Sur la vitrine de la boutique qui englobe trois numéros de rue, les mots HOPPERMAN-BROCANTE s’étalent en lettres gothiques, couleur or. Les maisons voisines, d’un saisissant archaïsme, semblent faire partie d’un lot à vendre.

La réputation de la brocante Hopperman, qui édite un catalogue trimestriel, a dépassé les frontières du pays. De riches amateurs, en provenance des quatre coins du globe, n’hésitent pas à effectuer de longs voyages et délier les cordons de leur bourse pour enrichir une collection personnelle soit d’une tapisserie d’Aubusson, soit d’un cabinet en bois d’ébène incrusté de nacre (style Louis XIV) ou encore d’un fauteuil en bois doré datant de la Régence.

La pieuvre Hopperman aux mille tentacules ratisse large. Une aile de son commerce est accessible à une clientèle moins éclairée, pour laquelle Fritz use de subterfuges dont il garde les secrets afin de donner à une commode ou à un guéridon, une patine, un lustre de bon aloi, leurrant à plaisir l’acheteur crédule qui n’y voit que du feu.

 

Or, nous sommes un jeudi soir, dernier jour du mois d’octobre, veille de la fête de tous les Saints. La neige a anticipé sa visite annuelle en recouvrant la ville d’un soyeux manteau blanc. Une pluie froide et du gros sel conjuguent leurs efforts pour la chasser des trottoirs transformés, par endroits, en patinoires. L’horloge de l’église sonne neuf coups.

Eclairé par la lumière blafarde d’une lampe de bureau projetant son ombre sur un Gobelin, Fritz Hopperman trace de longues lignes verticales dans un cahier de comptes. Trois colonnes identiques séparant des rubriques où s’alignera, en rangs serrés, une armée de chiffres soumise à une inspection rigoureuse. Chaque vérification entérinée sera accompagnée d’un signe dans la marge.

La porte d’entrée s’ouvre, signalant l’arrivée inopinée d’un client tardif. Hopperman relève la tête en pestant contre une inhabituelle distraction qui lui a fait omettre de donner un tour de clé à l’huis, ce dont il doute pourtant :

«Je suis certain de l’avoir verrouillé tout à l’heure... et si c’était un malfrat ? De nos jours, ces gredins sont bien outillés» maugrée-t-il en s’emparant fébrilement d’un coupe-papier.

Gêné par l’éclairage de la lampe, il distingue mal les traits de l’arrivant qui promène une silhouette jeune et élancée.

« Monsieur Hopperman ? s’informe l’intrus.

- Lui-même, ronchonne le brocanteur.

- Désolé de vous déranger à une heure indue. De l’extérieur, j’ai aperçu de la lumière, ce qui m’a poussé à entrer...

- Vous n’auriez pas dû ! coupe sèchement Hopperman, que me vaut votre visite ?

- Voilà, j’ai amené une armoire que je désirerais mettre en dépôt chez vous un jour ou deux, pas davantage… »

Fritz, rassuré par les intentions pacifiques de l’hôte indésirable, dépose son moyen de défense sur le bureau. Toutefois, il poursuit d’un ton sec :

« Mon magasin n’est pas un entrepôt. Tout ce qu’il contient est à vendre. Laissez-moi vos coordonnées, je vous contacterai lundi matin. Si votre meuble m’intéresse... »

Malgré la réticence du brocanteur, l’autre insiste.

«  Ne le prenez pas mal, c’est juste un petit service que je vous demande, un jour ou deux, allez, soyez sympa…

- Pourquoi vous le rendrais-je, ce petit service ?

- Je ne puis vous le dire maintenant... euh... l’armoire est dans une camionnette, garée à quelques mètres du magasin... »

Fritz Hopperman braque subitement la lampe en direction de son interlocuteur qui, importuné, se protège aussitôt le visage du revers de la main en priant le vieil homme de diriger le faisceau lumineux ailleurs.

Mais ce dernier ne l’entend plus. Il est subjugué par la paume lisse, sans ligne de vie, de l’individu qui doit réitérer sa supplique pour que Fritz s’arrache à sa contemplation. Encore sous le choc, Hopperman joue alors avec la barre flexible de la lampe pour l’orienter différemment, mais de manière à conserver assez de clarté pour poursuivre son observation et… sursauter à la découverte du visage de l’inconnu.

« Erich ! Mon fils ! Je… non… ce n’est pas possible » bredouille-t-il.

Cette ressemblance frappante influe-t-elle sur sa décision extrême ? Toujours est-il qu’Hopperman accepte le dépôt de l’armoire après une énième insistance du jeune homme.

« Je ne pourrai cependant vous être d’aucune aide pour son transport, je suis trop vieux et mes employés, vu l’heure, sont absents, ajoute-t-il.

- L’essentiel, c’était d’obtenir votre autorisation, pour le reste, je m’en charge… »

Le temps ne s’est écoulé que de cinq minutes, lorsque l’importun réapparaît avec une armoire en merisier maintenue en équilibre sur le dos. Rien dans son attitude ne trahit l’effort consenti pour porter un meuble aussi lourd.

«Il pourrait aisément remplacer mon personnel, quelle économie…» remarque, pensif, Hopperman.

« Posez-la dans le coin, on dirait que la place a été conçue pour l’accueillir. Et puis, à cet endroit, elle ne gênera pas trop » ordonne-t-il.

Le type obtempère tandis que Fritz se dirige vers son bureau tout en conversant :

« Quand vous l’aurez installée, vous me signerez une décharge suivant laquelle ce meuble m’appartiendra si vous n’êtes pas venu le rechercher samedi. D’autre part, je suis troublé... votre ressemblance avec mon fils Erich... »

Les derniers mots meurent dans sa gorge. Hopperman s’est retourné pour s’apercevoir qu’il parle dans le vide, l’étrange personnage a disparu après avoir placé l’armoire.

Le vieil homme gagne la porte d’entrée et se colle à la vitre. La rue est déserte, le trottoir scintille sous la pluie qui poursuit son travail de sape sur la neige fondante.

«Bizarre, je ne l’ai pas entendu partir, pas plus que je n’ai entendu le bruit d’un moteur... serais-je plus sourd que je ne pense ?»

Pas vraiment convaincu de sa constatation, Fritz dirige la lumière de la lampe sur l’armoire.

Un coup d’oeil professionnel lui fait évaluer un meuble qui ne manque pas de caractère. Haut de près de deux mètres, la porte est ornée d’un énorme miroir couvrant presque toute sa surface et munie d’une poignée en laiton, sertie de petites étoiles sur son contour, qu’il saisit pour ouvrir l’armoire mais, celle-ci résiste malgré de secs et vigoureux coups de poignet.

Le vieil homme n’insiste pas davantage et s’en retourne à ses comptes quand soudain, il se fige en percevant distinctement le bruit d’une porte qui s’ouvre et se referme en grinçant. Son cœur se met à battre trop vite.

« Je… je vous croyais parti... au… auriez-vous oublié quelque chose ? » s’enquiert-il en balbutiant.

Le silence paisible et angoissant qui caractérise un lieu encombré de nombreux objets, succède à sa question.

Hopperman vérifie qu’il a bien donné un double tour de clé à la porte du magasin.

Le faisceau de la lampe éclaire toujours l’armoire comme un projecteur sur un monument classé, lui conférant un mystère que la clarté du jour ne pourrait rendre aussi bien. Et en fait de mystère, Fritz est convaincu que le meuble en recèle un, car plus rien ne semble rationnel depuis le dépôt de l’armoire dans son magasin.

«Pourquoi m’empêches-tu d’ouvrir ta porte ? Qu’as-tu dans le ventre ?» 

Le vieil homme sonde la glace avec insistance, comme si cette obstination lui permettait de voir plus loin, à travers le miroir, pour comprendre enfin. Une attitude qui le ramène loin en arrière, quand il était gamin, et que sa mère le tançait d’importance :

«Fritz, cesse de te contempler ainsi, tu finiras par voir le diable !»

Des paroles qui le dopaient car, à l’époque, le jeune Hopperman était déjà dévoré par l’ambition de faire fortune, dût-il, pour parvenir à ses fins, signer un pacte avec le démon. Alors, fallait le provoquer pour qu’il vienne le signer, ce pacte.

Fritz tâte le meuble comme un maquignon le ferait avec une bête qu’il examine, pose la main sur la poignée de la porte qui… s’ouvre…

«Elle cède à retardement avec… ce même grincement perçu il y a cinq minutes… que signifie cette diablerie ? Je deviens fou… maman a raison et… elle va encore se mettre en colère en voyant que je n’obéis toujours pas… il faut que je me cache parce que je ne veux être ni grondé, ni puni…»

Le vieil homme examine l’intérieur du meuble qui ne comporte ni tringle, ni étagère... il y a seulement un espace vide. Un trou noir.

«Hou ! Hou ! Méchante maman, tu auras beau me chercher, tu ne me trouveras pas car, je me suis caché… où ça ? Je ne te le dirai pas, na !» 

Fritz Hopperman pénètre dans l’armoire… le piège se referme aussitôt. Il tambourine sur la porte :

«Au secours ! Ouvrez-moi ! Laissez-moi sortir !»  

Que se passe-t-il ? A-t-il omis de s’acquitter d’une dette et le moment est-il venu de la payer ? Ou alors, la réussite est-elle devenue outrageusement taxable au point d’envisager l’éventualité de faire don de sa vie ? Et ce type, tout à l’heure, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à son fils, Erich… n’était-ce pas Erich lui-même qui annonçait, par sa présence, leurs proches retrouvailles ?

Hopperman ne veut pas croire à sa disparition imminente. C’est absurde, d’autant plus que de judicieux placements lui procurent encore des intérêts sur de longues et belles années à venir.

Mais la peur lui rend la raison et le vieil homme comprend, mais trop tard, que ce retour à l’enfance, époque virginale, l’a rendu vulnérable et a effacé d’une traite, toutes les transactions futures.

Il essaye, à tâtons, de trouver une fissure, une faille, un défaut propice à l’extraire de son piège. La profondeur de l’armoire ne permet pas assez de recul pour prendre appui et user de tout son poids, de toutes ses forces pour faire sauter... le couvercle de son cercueil !

 

Mardi 5 novembre. La Gazette du Pays publie en première page le compte-rendu d’une étrange disparition :

Hier matin, à leur retour d’un long week-end, les trois employés de la Brocante Hopperman ont été surpris, en arrivant, de ne pas voir leur patron à pied d’oeuvre. Une absence qui ne cadrait pas avec ses habitudes. Ils l’ont vainement attendu durant la matinée puis, ont décidé de prévenir les autorités, non sans avoir au préalable tenté de joindre Fritz Hopperman à son domicile.

Les trois hommes ont également constaté que la porte d’entrée du magasin n’était pas fermée à clé et qu’une lampe de bureau, surchauffée, était braquée en direction d’un mur nu, sans raison apparente.

Après avoir relevé le stock de marchandises, ils ont dû se rendre à l’évidence : rien n’avait été volé !

Un détail pourrait cependant conduire les enquêteurs sur une piste : l’endroit éclairé pourrait avoir accueilli un meuble imposant dont le déplacement a endommagé le mur et laissé des traces noires sur le sol.

Non répertoriée dans le catalogue Hopperman, il semblerait, aux dires des experts, qu’il s’agirait vraisemblablement d’une armoire…

 

 

Alain Magerotte

 

Extrait du recueil "Restez au chaud, dehors il pleut", Ed. Chloé des lys.

Publié dans Nouvelle

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Clef de sol : une nouvelle de Nadine Groenecke

Publié le par christine brunet /aloys

 

nadine groenecke

 

Clef de sol

 

 

 

J’m’appelle Raoul… J’suis en taule. J’en ai pris pour perpète. Alors croyez-moi, c’est pas facile tous les jours ! Les mauvaises langues diraient que j’ai pas à m’plaindre, que j’suis nourri, logé. De ce côté-là, elles ont pas tort, plus besoin de galérer pour pouvoir casser la graine ou trouver un endroit pour crécher en nocturne. Mais la liberté dans tout ça, elles en font quoi ? Si elles pouvaient « tâter de l’incarcération » comme on dit, elles comprendraient vite que la liberté, c’est bath !

 

A travers mes putains d’barreaux, j’fixe les deux seuls trucs que j’peux encore mater : la cime des arbres et un bout d’ciel. Pas d’quoi avoir la banane ! Moi qui kiffe la nature, j’suis grave en manque. J’rêve de  r’voir les p’tites fleurs dans les prés avec les vaches bien grasses qui s’remplissent tranquillement la panse et aussi les jolis ruisseaux qui s’baladent dans les sous-bois avec leur eau si fraîche qu’on croirait qu’elle sort d’un frigo. J’voudrais encore entendre le vent siffler dans mes esgourdes ou sentir les rayons du soleil m’taper sur l’bocal. Et m’remplir la cage à soufflets des bonnes odeurs qui s’trimballent dans les champs dès potron-minet. Ouais, j’peux dire qu’j’étais à mon article dans la cambrousse. Maint’nant, tout ça, c’est plus pour bibi. Faut qu’j’me contente d’mon carreau de ciel. C’est pas une vie !

 

Quand j’étais pas en cabane, m’arrivait d’faire un saut en ville, surtout en hiver à cause qu’à cette saison la becquetance court pas les rues dans la parpagne. Et moi, suis pas du genre à faire régime ! J’trouvais de quoi boulotter dans les poubelles des citadins. Qu’est-ce que j’ai pu m’mettre dans l’buffet les lendemains de fête ! J’me bâfrais à m’en rendre malade. Et, pour c’qui est de la meuf, en ville, y avait d’quoi r’luquer. J’pouvais même m’en taper une à l’occasion. Sont un peu moins farouches là-bas les greluches. Mais l’ramdam à tire-larigot, la pollution et l’manque d’arbres m’filaient vite le bourdon. Aujourd’hui pourtant, j’en f’rais bien mon affaire de la cité. Mais vlà, j’suis au gnouf et j’broie du noir. Y a même des jours où j’pense à avaler mon bulletin de naissance. J’ai bien songé à m’faire la belle, mais j’vois vraiment pas comment. J’suis pas très futé. « Cervelle de moineau » m’serinait ma daronne. Si elle était encore de c’monde, elle supporterait pas d’me savoir embastillé. Faut dire qu’elle a tout fait pour bien nous élever moi et les frangins, frangines. Six qu’on était. Comme l’paternel s’était tiré, c’était pas rose tous les jours. Alors, dès qu’j’ai été en âge de m’démerder tout seul, j’ai mis les bouts. J’ai su m’ner ma barque un bon  moment et puis j’me suis fait choper. La faute à pas d’chance !

 

Faut pas trop que j’pense à tout ça, ça m’fout les boules et en taule, la gamberge, ça vaut rien. Tiens, la porte s’ouvre… c’est l’heure d’la gamelle déjà ? Tant mieux, j’ai les crocs. Eh ben non, pas d’bouffe. Au lieu d’ça, un zig qui, à peine entré, m’fusille du regard. J’en reste scotché. Qu’est-ce qu’il vient foutre là çui-là ? Merde, me dites pas que j’vais devoir partager ma piaule ! Bordel, ça m’en a tout l’air ! Non vraiment y  manquait plus qu’ça ! J’déteste la compagnie et j’aime pas partager, suis comme qui dirait un bourru. Et la promiscuité, c’est pas mon trip non plus ! Ai bien eu deux ou trois potes, comme ce fermier, gros proprio dans un bled au fin-fond de la Lorraine qui m’laissait dormir dans sa grange et qui m’apportait un peu de boustifaille. Le brave gars qui s’la jouait pas, mais l’envie d’rouler ma bosse a pris l’dessus sur les attaches. Pas d’sentiments, pas d’emmerdes ! Pourtant, faut qu’j’vous dise qu’j’ai quand même réussi à fonder une famille. Papa, maman, les mômes. Un chouette beau foyer, quoi. Mais les concessions, l’amour toujours, c’est des conneries tout ça ! L’indépendance, y a qu’ça de vrai. J’y peux rien, c’est l’Bon Dieu l’fautif si j’suis fait comme ça !

 

Pas question d’dérouler le tapis rouge au nouveau v’nu… c’est pas l’Palais des Festivals ma piaule ! Va vite comprendre de quel bois je m’chauffe ! J’me r’dresse d’un coup, l’air mauvais, comme j’sais faire pour terroriser l’pauv’monde. Mais l’autre, au lieu de s’la jouer modeste, se rengorge et, vous allez pas l’croire… s’met à pousser la chansonnette ! Une rossignolade à vous vriller les tympans, de quoi vous faire regretter de pas être sourdingue ! Non mais y s’fout d’ma gueule ! D’la pure provoc ! Comment qui pourrait en être autrement ? Chanter les deux pieds dans la merde ! Un comble ! Avant, moi, j’adorais chanter. Sans m’vanter, j’peux même dire qu’j’étais doué. Pas comme cet hurluberlu qui se prend pour Pavarotti alors qu’y maîtrise même pas l’contre-ut. En tout cas, si y pense m’impressionner, c’est râpé.

 

J’suis à cran, j’vais péter un câble si ça continue. Deux jours que l’chanteur de mes deux braille. S’arrête juste pour becqueter ou pioncer. Soit il a un grain, soit il a décidé d’me pourrir la vie ! Ah, j’en ai connu des barjots et des emmerdeurs mais là j’vous garantis qu’c’est du lourd, il remporte la palme ! J’me r’tiens de lui rentrer dans l’lard pour lui clouer le bec. Il va bien finir par la fermer quand même !

 

Le lendemain, toujours l’même cirque.

 

J’ai l’carafon qu’explose comme un melon en plein soleil. J’vais passer l’arme à gauche si j’trouve pas une solution pour lui couper le sifflet.

 

J’prends mon r’gard de killer.  Faut qu’y comprenne qu’y doit me foutre la paix. Peine perdue ! S’égosille encore plus. S’fout de moi l’animal ! J’vais lui voler dans les plumes à c’gros con !

 

C’est parti pour la baston.

 

J’suis plus moi-même. J’vais l’buter, j’sens plus ma force ! J’cogne encore et encore. Le chanteur de pacotille fait pas le poids. Y s’effondre. Y l’a bien cherché ! Vainqueur par KO…

 

L’silence… enfin. Quel panard ! Ça fait un bien fou l’silence !

 

Ça s’voit qu’j’ai pu l’habitude de la castagne, j’suis vraiment vanné, lessivé de chez lessivé. J’vais m’pieuter une heure ou deux, histoire de m’remettre.

 

Pas moyen d’être tranquille dans l’secteur, v’là encore la porte qui s’ouvre. Des mains m’débarrassent d’la viande froide. C’est sûr ça f’sait pas propre.

 

Ouah, la solitude, quel pied ! Et si j’en profitais pour zieuter mon bout d’ciel bleu entre les barreaux ?

 

Ben…

 

…la porte est restée ouverte !? Ça c’est d’la balle !!! J’vais pouvoir m’faire la malle… Tiens, j’me mets à faire des rimes maint’nant ! La liberté, ça rend poète !

 

Allons-y ! Pas question de moisir plus longtemps dans c’trou à rats ! Il faut mettre les voiles et vite. Un coup d’œil à droite, à gauche et me v’là sorti. J’ai la tocante qui s’emballe et la tête qui tourne. Cool Raoul, pas l’moment d’tomber dans les vapes ! Longer le couloir sans s’faire repérer. Putain, il est long… Fenêtre entrouverte. J’y crois pas… Trop de bol ! J’mets la gomme. Encore quelques mètres…

 

J’me shoote à l’air libre. Allez, j’prends une bonne inspiration avant de m’tirer.

 

Foutu gosse qui beugle : « Maman, viens vite !  La cage est vide, Raoul s’est envolé ! »

 

 

Nadine Groenecke

nadinegroenecke-auteur.over-blog.com

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File d'attente, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par aloys.over-blog.com

Alain

 

 

FILE  D’ATTENTE

 

Les deux gardes-chiourme ne nous prêtent qu’une attention distraite, trop préoccupés par les nuages noirs qui s’amoncellent. Le plus grand ronchonne que le pique-nique familial projeté pour le week-end est compromis. Son acolyte, les mains derrière le dos, dodeline de la tête en guise de mauvaise résignation mais ajoute, un éclair d’optimisme dans la voix :

« J’ai pas entendu les prévisions à la radio. Ce matin, le temps était prometteur, peut-être que plus tard dans la journée, ça va s’éclaircir…

- Je crois pas, fait le grand, quand ça devient aussi sombre, en général, c’est mal barre pour plusieurs jours… »

Il est dix heures. Une pluie fine et persistante, se met à tomber, sonnant le glas de leurs derniers espoirs en une amélioration prochaine.

La convocation stipulait que je devais être sur place à huit heures précises. J’ai eu de la chance en arrivant à huit heures et une minute que le grand m’accepte in extremis dans la file d’attente. Il faisait bon, le gars n’aurait peut-être pas été aussi sympa s’il avait plu à ce moment-là. Tout en plaçant une chaîne qui pend mollement entre deux piquets, il m’a même gratifié d’un sourire en me lançant :

« Je vous fais une fleur en vous laissant passer, sinon, je vous dis pas l’embarras dans lequel vous seriez… »

Je n’ai pas eu l’occasion de lui demander où il voulait en venir car déjà, il s’était éloigné avec son collègue après avoir ajouté, comme pour s’excuser de son beau geste :

« Z’avez de la chance d’avoir une bonne tête ! »

Il ignore que j’ai l’habitude d’être en queue de file. Je ne saurai jamais comment procèdent certains pour occuper la pole position… faut dire que je suis souvent… enfin, toujours à la bourre.      

La file s’ébroue lentement. Chaque pas en avant est suivi d’un agaçant surplace. Il en va ainsi depuis un peu plus de deux heures. J’aurais dû penser à prendre un bouquin, La comédie humaine par exemple.

De temps à autre, j’aperçois quelqu’un qui s’extrait de la file pour aller satisfaire un besoin pressant le long d'un mur à la peinture écaillée. Il regagne aussitôt son espace que suivi et suiveur ont délimité. Pas question de frauder, c’est comme au bureau de Poste ou à la caisse du Supermarché.

La comparaison me fait pressentir que l’inévitable «petit malin de service» va profiter de ces mouvements de foule répétés pour resquiller. Et voilà comme prédit : une dizaine de gaillards devant moi, revenant de s’être soulagé, une espèce d’échalas aux jambes interminables, à la tignasse trop lourde pour son maigre visage d’éphèbe sous-alimenté, profite de la situation et hop, se retrouve trois places plus avant. Ce gain provoque un scandale disproportionné en regard du maigre bénéfice engrangé par notre homme. Adoptant une attitude de matamore, une hideuse matrone, courte sur pattes, n’attendant qu’une occasion pour libérer toute la rancœur qui bouillonne en elle, incite, dans une jactance vulgaire, les «dépassés» à lyncher, du moins verbalement, l’horrible fraudeur. Le gars ne répond pas. De son mètre quatre-vingt dix, il dédaigne, hautain, la virago qui continue de vociférer.       

Les deux gardes-chiourme, que les conditions climatiques chiffonnent toujours autant, interviennent en demandant, exaspérés, au géant de leur montrer sa convocation. Après l’avoir vérifiée, ils se radoucissent, échangent quelques mots, mais agrippent tout de même le gars par le bras pour le contraindre à gagner le bout de la file, juste derrière moi. La nouvelle lanterne rouge se libère :

« O monde cruel, O monde barbare où l’aède est devenu un oiseau rare, il me tape sur l’épaule, vous… vous avez vu comment ils m’ont traité ? Comme du bétail ! Ils m’ont serré si fort que j’en ai le bras tout bleu ! »

L’inconnu me pousse à la conversation. Pourtant, je me suis juré de suivre mon parcours en silence, jugeant les circonstances trop favorables aux propos banals et aux discours creux. Aussi, j’essaye de couper court en répondant :

« Une surveillance de tous les instants doit soumettre les nerfs à rude épreuve…

- Est-ce une raison, parce que ces messieurs sont en ébullition, de me déplacer, dans une affligeante partition, en bout de file comme un pion ? O tempora, O mores… mais, veuillez m’excuser, j’ai omis de me présenter, Gonzague Richecourt, poète à mes heures, c’est-à-dire 24 heures sur 24…

- Enchanté » fais-je, sans juger utile de décliner mon identité. Mon interlocuteur, devisant sur son infortune, ne s’en émeut point.

« Qu’ont-ils indiqué sur votre convocation ? interroge-t-il, revenant brusquement à des considérations plus terre à terre.

- Que je devais me rendre aujourd’hui, à huit heures, sur le quai numéro cinq, face aux entrepôts.

- Pareil pour moi. Nous sommes logés à la même enseigne sous laquelle le flou absolu règne. Ceci dit, j’ai essayé, au grand gardien, de tirer les vers du nez… il m’a dit que ce n’était pas son rôle de parler. S’ils ne sont guère diserts sur le sort qu’ils comptent nous réserver, c’est qu’ils pensent ainsi mieux nous manipuler… »  

Richecourt laisse sa phrase en suspens pour ménager ses effets. Je m’attends donc à ce qu’il reprenne de plus belle en s’enflammant dans un violent réquisitoire contre la société. Cependant, il n’en est rien. Il soupire et s’enferme dans un mutisme plus éloquent que n’importe quelle diatribe.

Nous progressons de quelques pas. La file ne donne pas l’impression de diminuer. Il ne pleut plus mais le ciel, que les deux matons continuent d’interroger, reste menaçant. Des nuages gris nous narguent, prêts à déverser de nouvelles ondées.  

Richecourt me propose une demi-gaufre au chocolat, emballée dans un plastique, aux trois-quarts émiettée et aplatie, résultat d’un long séjour dans la poche de son manteau. Je le remercie mais ne saurais rien avaler, je suis trop énervé à l’idée de passer des heures à faire la file.

Un cri s’élève. Il est suivi de propos offensés émanant d’une jeune femme à l’adresse d’une espèce de rustre qu’elle accuse de la serrer d’un peu trop près. 

L’accusé, goguenard, semble ne pas prendre les menaces de la demoiselle au sérieux qui appelle alors les gardiens. Une initiative terriblement efficace puisque l’insolent, pris d’une crainte subite, crie à l’adresse de ces derniers :

« Ça va, ça va, vous dérangez pas, y a vraiment pas de quoi s’énerver… je vais gagner le bout de la file où je me tiendrai à carreaux pour le reste de la journée… »

Le plus grand des gardes lance :

« Z’avez intérêt, sinon… »

Et voilà le bonhomme qui vient se mettre derrière Richecourt et moi. Si cela continue, je vais me retrouver aux avant-postes.

Nous sommes pris à témoin par le nouveau venu :

« Vous avez vu ça ? Non mais pour qui elle se prend cette greluche ? D’accord, elle est mignonne, mais ce n’est pas une raison pour qu’on lui obéisse au doigt et à l’œil. Je l’ai serrée d’un peu trop près… c’est le gros derrière moi qui m’a poussé en revenant d’aller pisser... et puis, après tout, zut, ce n’était pas désagréable de lui toucher le popotin. Tiens, si je pouvais, je recommencerais…  

- Vous auriez pu commencer par la fin… cela nous aurait évité un préambule hypocrite, rétorque Richecourt sur un ton agacé.

- Si on ne peut plus plaisanter, Monsieur qui m’a l’air un peu coincé… c’est ta première file ?

- Je suis Gonzague Richecourt, poète… c’est ma première file, comme vous dites, et je ne vous autorise pas à me tutoyer ! 

- J’aurais dû me douter, un illuminé ! Allez, je ne t’en… je ne vous en veux pas… sachez cependant, M’sieur le faiseur de rimes, que dans la file, qui que vous soyez, ils n’en ont rien à cirer ! C’est ma septième, je sais de quoi je parle, foi de John… » 

J’aimerais questionner John au sujet de la file quand soudain, une méchante houle secoue notre bel alignement. Elle est suivie d’exclamations de frayeur.

Un type vient de s’écrouler d’une pièce. Malgré la vive émotion, un jeune gars plein de sang-froid se précipite au secours du malheureux qui est pris de convulsions. Son visage devient violet, il n’est pas beau à voir. Il se raidit.

Le jeune gars lui fait du bouche à bouche, martèle la cage thoracique à grands coups de poing rageurs avant de s’arrêter, exténué, devant l’inanité de ses efforts. Il se relève en toussant et regagne sa place dans la file d’attente, désolé de n’avoir rien pu faire pour le malheureux.

Les deux gardes-chiourme entrent en piste une nouvelle fois pour tirer le macchabée par les bras et le déposer près de la porte d’un des entrepôts. Ensuite, de leur portable, ils appellent une ambulance. Celle-ci surgit si vite qu’on croirait qu’elle se trouvait en embuscade derrière le bâtiment. Des brancardiers embarquent le corps de l’infortuné.

« En voilà un qui est définitivement exempt de file… ricane le dénommé John.

- Vous faites preuve d’un cynisme écoeurant, lance Richecourt.

- Une scène comme celle-là est courante depuis que je fais la file. Y en aura d’autres, croyez-moi. Voilà une manière propre d’éliminer l’excédent…

- C’est nous que vous qualifiez aussi élégamment d’excédent ? J’ai peur de comprendre…

- Chapeau pour cet éclair de lucidité, M’sieur le poète dont l’espèce est en voie de disparition parce qu’il y a plus de place pour elle… vous, moi, et tous ces braves gens qui font la file, représentons le surplus qui ne s’extirpera de cette sinistre comédie que les pieds devant, comme ce pauvre type… »

John se rengorge. Son côté bravache m’énerve : 

« Pourriez-vous nous dire à quoi rime cette mascarade ? fais-je sur un ton cassant.

- J’ai pas la prétention d’en savoir plus que les autres. Je constate, c’est tout. Appelons cela de l’expérience. Je vous ai dit que je n’en étais pas à ma première file… mon seul mérite est de tenir le coup et de pouvoir revenir, chaque fois, le lendemain…

- La convocation de Monsieur Richecourt et la mienne ne sont valables que pour aujourd’hui, c’est bien écrit…

- Tétététété, quand vous arriverez en fin de parcours, un type vous en donnera une nouvelle pour demain et ainsi de suite. Ce sera comme ça tant que vous vivrez. Y a que la toute première convocation qui est envoyée par recommandé

- Et pourquoi ?

- Ça leur évite une perte de temps inutile et des frais considérables.

- Nous sommes donc si nombreux ?

- Essayez d’apercevoir le début de la file… »

C’est vrai qu’on ne le voit pas. Quand il ne fait pas aller sa grande gueule, John a un côté presque touchant. Je commence à le trouver sympathique. Peut-être est-ce dû au fait que nous partageons un identique et étrange destin.

La pluie se remet à tomber aux environs de midi. Ajoutée à l’attente, elles finissent par provoquer chez certains un état proche de la crise de nerf. La preuve avec ce quidam sortant du rang pour rebrousser chemin d’un pas plus que décidé. Lorsqu’il arrive à ma hauteur, le plus grand des gardes-chiourme l’interpelle :

« Où allez-vous ? Il est interdit de quitter la file, si ce n’est pour…

- J’ai assez perdu de temps comme cela. Je reviendrai demain, ce crachin va me faire choper la crève. J’ai les bronches fragiles…

- Bronches fragiles ou pas, je vous somme de regagner votre place… ce temps n’est bon pour personne mais on sait rien y faire » profère le garde, sentencieux.

- Et moi, je vous dis que… »

Le malheureux est empoigné par les manches, trop longues, de sa veste. D’un mouvement sec des bras, le type se libère de l’étreinte et veut s’enfuir. Il est crocheté par derrière et s’affale sur le sol. Les gardes l’entourent, menaçants :

« Maintenant, filez derrière, sinon… »

Le type comprend qu’il serait sot d’insister et obtempère en essuyant, du revers de sa manche, le filet de sang qui s’échappe des commissures des lèvres. John l’admoneste :

« Bon sang, c’est tout de même pas votre première file ! Je vous ai aperçu hier, et encore avant-hier… tenez, prenez ce mouchoir et essuyez-vous. On peut dire que le macchabée vous a sauvé la vie… 

- Que voulez-vous dire ?

- Le coupable d’une incartade subit la sanction suprême, sauf dans les cas suivants : si c’est sa première file, le nouveau se voit octroyer le «bénéfice du manque d’expérience», s’il se punit lui-même en se mettant au bout comme je l’ai fait tout à l’heure, avec la perspective de passer la journée dans la file d’attente, ce qui n’est pas rien… et, enfin, s’il y a mort d’homme… question d’équilibrage, ils ne peuvent pas être en-dessous du quota imposé au quotidien.

- Et… qu’entend-t-on par «sanction suprême» ?

- Le renvoi immédiat à la maison !

- Comment ?... Ce serait plutôt une bénédiction ! » m’écriais-je, prêt à commettre la faute qui me permettrait de rentrer chez moi. John tempère mon enthousiasme.

« Cela hâterait votre mort, mon cher. Croyez-moi, tant que l’on vous convoque pour faire la file, cela signifie que vous existez, que vous êtes attendu, c’est-à-dire que vous êtes utile… donc, que vous ÊTES tout simplement. A partir de l’instant où vous êtes, vous éprouvez des vibrations, des sensations comme celle que procure le plaisir d’attendre à votre tour. N’est-ce pas merveilleux d’attendre, même si l’on ne sait ni qui, ni quoi ? Juste le fait d’attendre, rien de plus… ne plus être attendu ou ne plus rien attendre, c’est mourir. Le jour où on vous éjecte de la file, préparez-vous à mourir à petit feu…

- C’est insensé, voyons ! Vous essayez de me convaincre que le fait de faire la file bêtement et de recommencer les jours suivants, est une preuve que l’on existe, tandis que…

-… Tandis que se morfondre chez soi, abandonné de tout et de tous, sans l’ombre d’un espoir de voir quelqu’un nous appeler parce qu’on est considéré comme mort aux yeux de la terre entière, c’est la joie… tu parles ! La perspective d’une vie de reclus m’accompagnant jusqu’à mon dernier souffle sans susciter la moindre réaction, ni le moindre intérêt de la part d’autrui… merci, très peu pour moi… sachez, cher Monsieur, que, dans cette misérable existence, arriver sans défaillance, le soir, au bout de la file est devenu un objectif avouable, valorisant même. Savoir qu’on est attendu le lendemain et les jours qui vont suivre, nous rassure quant à notre raison d’être. Je le répète : ne pas se soumettre aux impératifs de la file d’attente serait suicidaire.

- Ah ! Bravo, s’écrie Richecourt, je m’étais juré de ne plus adresser la parole au cuistre que vous êtes… si j'en avais un, j’ôterais mon chapeau sur le champ en signe de respect, quelle envolée ! Vous m’avez convaincu, Monsieur… »

John lève les bras, pressant ses mains l’une contre l’autre à s’en faire rougir les paumes, comme un sportif remportant une compétition. Il se met ensuite à tourner sur lui-même dans une attitude fanfaronne, attendant les acclamations d’un public boudeur. Une gestuelle grotesque et choquante en osmose parfaite, cependant, avec la situation biscornue que nous vivons. 

Aux facéties de John, succède un calme plus seyant aux circonstances. Notre lente marche en avant se poursuit durant le restant de l’après-midi jusqu’à ce que la nuit descende sur une file d’attente réduite à la portion congrue.

Il est près de vingt-deux heures lorsque le dernier carré formé par Richecourt, John, le fugueur et moi-même, atteint une table basse derrière laquelle trône, crâne rasé et lunettes noires, un énorme type aussi attirant qu’une porte de prison.

Il m’arrache presque la convocation des mains puis, s’empare d’un feuillet de format A4 sur lequel il recopie mes coordonnées. Au verso du document, sont imprimés des dizaines de petits carrés. Dans le tout premier, en haut à gauche, il inscrit la date d’aujourd’hui. Les autres sont destinés à mentionner les jours suivants.

Le colosse me tend une convocation pour demain et me signifie, d’un hochement de tête, que je peux disposer. Inutile de lui poser la moindre question, il n’y répondrait pas. D’ailleurs, tout est très clair dans mon esprit, lorsque je me remémore les paroles réconfortantes de John : «Savoir qu’on est attendu le lendemain et les jours qui vont suivre, nous rassure quant à notre raison d’être…» 

En un jour, j’ai beaucoup appris. Des leçons bien retenues en attendant les prochaines, car, je suis gagné à la cause de la file d’attente qui me fait vivre. Je n’ose m’avouer que c’est surtout une question de survie.

Je salue mes trois compères, souhaitant les revoir le plus souvent possible. J’ai même une pensée émue pour les deux gardes-chiourme qui seront certainement au poste demain. En effet, la pluie semble s’être installée dans la région pour plusieurs jours.

 

 

 

Alain Magerotte

 

http://www.bandbsa.be/contes/magerotte1recto.jpgNouvelle extraite du recueil "Bizarreries en stock"

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C'est tout.... Suite de la nouvelle de Bob Boutique

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bobclin

 

C'est tout suite

 

 

 

 

 (...)                                                                   

 

« Madame, Mademoiselle, Monsieur, je vous souhaite bien le bonsoir ! »

 

Il croise ostensiblement les doigts sur le formica blanc de la table de studio, les yeux glamour rivés sur la caméra qui recule lentement  au bout de sa grue mobile, attend un instant que le générique se fonde ainsi que son image dans l’écran de contrôle et se lève enfin pour ramasser ses notes éparses. 

Personne  ne lui prête attention. Les techniciens enroulent leurs câbles, débranchent les spots… et derrière la vitre du studio, Fred poursuit sa conversation avec le régisseur, preuve qu’il n’a pas de remarques à faire…

Faut dire que c’était un journal tout ce qu’il y a de plus classique : une maison qui explose avec deux morts (le gaz bien sûr), tête de circonstance pendant quelques secondes… une occupation d’usine en difficulté, histoire de la fermer encore plus vite… le Liban qui tire sur Israël, Israël sur la Palestine,la Palestine sur la Jordanie, la Jordanie sur l’Iran , à moins que ce ne soit dans l’autre sens… une interview politique en faux direct… et même pour terminer en beauté, l’éléphante du Zoo qui vient de donner naissance à un éléphanteau. Ca c’est pour l’audimat. 

Mais Jean Dierickx s’en fout complètement. Son geste était très visible et ‘le richard qui s’ennuie’ a dû le noter. Il aura bientôt sa superbe cuisine équipée avec une table de travail en laqué vert anis et des meubles en faux bois craquelé d’un blanc cassé… la classe.

 

                                                           ***

 

Lundi, rien .  Normal. 

Mardi, rien. Toujours normal  (voir plus haut pour les détails). 

Mercredi…. Rien ! 

Rien ?

Ben non. Rien. Une pub de la mutuelle, avec la photo d’une famille qui rit aux éclats et son relevé Visa (aïe aïe aïe…) mais pas d’enveloppe brune ! 

Notre dentiste Casanova reste planté  devant la boîte aux lettres, vachement ennuyé, chevalement irrité, hyppopotamement excédé et les sourcils froncés de colère… Bordel de merde ! Et ses cinq mille euros ? Qu’est-ce qui se passe nom de dieu ! On ne peut vraiment plus faire confiance à personne. 

Il retourne à la cuisine, shoote de rage dans le meuble du corridor, pousse un cri de douleur car il avait oublié qu’il était en slaches, et continue à cloche-pied en se tenant les nougats, « Merde ! Merde de merde… »

Le problème à notre vedette du petit-écran, c’est qu’il les a déjà dépensés ces cinq milles euros. Le mec des cuisines voyant qu’il avait affaire à un gros pigeon roucoulant l’a convaincu de prendre en sus une table de travail sur roulettes, super-extra-méga design, avec une batterie complète de couteaux en inox super-extra-méga profilés (garantis à vie)… les mêmes que ceux que vient de commander la femme des sacs Delvaux . Une affaire en or… six mille trois cent barré quatre mille neuf, car il s’agit d’un meuble d’exposition.

Le temps de réfléchir notre super-extra-méga connard signait le bon de commande.

Il s’affale comme un vieil édredon sur le canapé du salon où il s’est rendu  en boitillant et téléphone aussi vite au magasin. La voix au bout du fil le reconnaît et l’accueille avec enthousiasme. Mais le ton change à l’ instant où il explique qu’il veut annuler son achat. 

Tout à fait impossible, répond la voix sèchement. L’article a déjà été refusé deux fois depuis son passage et de toute façon le bon de commande stipule clairement etc… Dierickx s’étrangle de rage et s’apprête à faire son grand cinéma lorsqu’on sonne à la porte. 

Il raccroche aussi sec et se retrouve nez à nez sur le seuil devant un porteur-express  qui lui remet un paquet de la grandeur d’une boite à chaussures. Non, il n’y a rien à payer. Juste une petite signature sur un chiffon qui ressemble à une note d’envoi. Merci, aurevoir. 

« Wouaw ! » s’écrie notre vedette en déballant le colis,  « c’est sûrement la cravate… » et de fait, c’est elle ! trente centimètres carré  d’un tissu soyeux d’un vert tendre… le même en plus clair que celui des billets, toujours aussi bien repassés, qui accompagnent l’envoi. 

Il compte (on est jamais trop prudent). C’est juste bien sûr. Cinq mille ! Hé ho… cinq mille ! Vous avez vu… cinq mille… tra la la la la… 

Et maintenant la lettre pliée en trois sur la longueur. Le mec est un méticuleux. Probablement un coincé du zizi. Dierickx  l’imagine petit, chauve, binoclard, avec des dents jaunes… le genre à mater les greluches en biais. OK, c’est purement gratuit, mais n’empêche, c’est pas Georges Clooney qui s’amuserait à faire des paris aussi cons sur internet, même si  ça peut rapporter gros.

 

 

                                                                       ***

 

Cher Monsieur,

 

Comme vous pouvez le constater, il s’agit d’une très jolie cravate. J’ai enlevé tout signe distinctif, mais je puis vous assurer qu’elle vient d’une véritable boutique de luxe. 

Puis-je vous demander de bien vouloir la porter dégagée, sur une veste ouverte par exemple, de façon à ce que mes amis la voient clairement. 

Il n’y aura pas d’autre lettre, car nous avons d’autres projets pour l’avenir. Mais je vous remercie déjà pour ces quelques semaines de bonne collaboration et vous signale que le prochain et ultime versement sera de dix mille euros. Pour autant que vous respectiez notre accord bien entendu. 

C’est tout.

 

                                                           ***

 

Jean Dierickx habite un appart moderne au troisième qu’il rejoint via un ascenseur style grand-hôtel, avec tapis plain, des glaces biseautées et un accompagnement en sourdine d’André Rieu. En plus, ça se trouve à deux pas des studios. Il pourrait s’y rendre à pieds, mais à quoi servirait son Audi Quattro dans ce cas ? Et puis, il aime le regard admiratif et parfois concupiscent des gens dans la rue lorsque sa limousine les croise en chuintant.

C’est vrai qu’elle est jolie cette cravate songe t-il en la contemplant dans le miroir de la salle bain. Il a fait un nœud serré en triangle et palpe le tissu légèrement rêche, comme s’il était enduit d’une très fine couche de paraffine. La Classe. Et puis ce vert lui sied bien… un rappel discret de ses yeux qui ont fait chavirer tant de bimbos. Sans empêcher sa femme de filer, mais bon…

 

                                                           ***

 

«  Jean… »  Fred le hèle du doigt devant la porte vitrée de la rédaction. Il a tombé la veste, retroussé ses manches et frétille comme un poisson au bout d’une canne à pêche. Il est toujours comme ça, un quart d’heure avant le JT.

«  Y’a un petit changement… on reporte le musée de Tervueren à la semaine prochaine et on le remplace par une prise d’otages… ça vient de tomber. Tout se trouve sur le prompteur… t’as deux lignes pour lancer le sujet… » Puis en tapotant de l’index sur la cravate :«  t’as fait les soldes ?  C’était jour de marché ce matin ? » 

« Hé… on se calme et on garde ses petites réflexions pour soi… c’est un cadeau » 

« Ha, je vois, ta gamine a fait ça à l’école pour la fête des pères ? » 

Suzy, la maquilleuse, piétine sur place, dans l’embrasure de la loge. Elle a déjà rangé  son attirail devant le miroir et ses sourcils froncés montrent clairement qu’elle en a marre d’attendre. C’est sans doute la seule femelle du bâtiment qu’il n’ait pas essayé de draguer un jour ou l’autre. Pourtant, elle est plutôt jolie. 

« Je sais… je suis en retard… comme d’hab ! »  

« William a déposé vos affaires sur le dos de la chaise… dépêchez-vous s’il vous plaît… je sors un instant. »

 « Mais non, fifille, tu peux rester… t’as déjà vu en homme en caleçon quand même ? » Il se déshabille rapidement, enfile le costard de Garnier et dépose discrètement son gobelet de café à côté de la cravate prévue par William à son intention.

Suzy l’a déjà rejoint près du fauteuil de maquillage et lui fourre pratiquement son corsage sur le nez tandis qu’elle enduit son visage d’un lait nettoyant. Elle travaille vite, avec des gestes précis, tandis qu’il se tord un peu le cou pour apercevoir entre les bras de la jeune femme l’horloge murale qui pointe moins huit.

«  l’ antenne dans huit minutes » grésille le mini-baffle branchés dans le coin du plafond… Suzy lui donne un dernier coup de peigne, épile un sourcil un peu sauvage… un coup de brosse à poudre sur le nez…

« William n’est pas là ? » demande notre vedette d’un air innocent.

« Si, Monsieur Dierickx, je l’ai vu il y a cinq minutes. Votre cravate est sur le meuble… c’est pas pour cancaner, mais elle à une autre allure que votre essuie de vaisselle ! »

« Suzy ! Comment peux-tu dire une telle horreur, c’est un cadeau ! »  Il écarte les bras en riant et hop ! Renverse le café sur l’objet du délit.

 

                                                                       ***

 

Elle pousse un cri, met une main sur les lèvres , le regarde d’un air horrifié puis fonce dans le couloir en criant : « William ! Vous n’avez pas vu William ! »

Dierickx renoue posément son essuie de vaisselle, tandis que le diffuseur grésille un nouveau message : «  L’antenne dans trois minutes… » puis file d’un pas décidé vers le studio au bout du corridor. Il croise Suzy qui revient en courant toujours aussi affolée.

« Je ne sais pas où il est passé, Monsieur Dierickx… Mon dieu, vous n’allez quand même pas présenter le journal avec ça ? »

« Ben quoi, c’est pas un drame quand même. Je m’arrangerai avec Garnier… et puis faut pas  exagérer, c’est pas horrible à ce point…»

« Non, mais c’est vert ! »


Les premières mesures du générique du JT résonnent autour d’eux. Il pousse la porte capitonnée du studio, s’installe avec ses papiers derrière son bureau de présentateur, lance un clin d’œil à l’aquarium où Fred le regarde avec des yeux aussi larges que des soucoupes, lui fait signe qu’il n’en peut rien, qu’il y a eu un petit incident mais que tout va très bien se passer et grimace un chaleureux sourire de porcelaine à l’instant même où le rouge s’éclaire au dessus de la caméra 1, tandis que le prompteur commence à défiler.

 « Madame, Mademoiselle, Monsieur, bien le bonsoir… »


                                         

                                                                       ***

 

 Et arriva ce qui devait arriver.

 

                                                                        ***

 

Il fait très chaud sous les spots alignés en batterie et encore plus dans la cabine technique où Fred est visiblement de mauvaise humeur et fait les cent pas derrière l’ingénieur du son accroché à ses manettes.

« Commence à me chauffer les oreilles, ce connard… » murmure t-il entre les dents. Suzy est passée en trombe lui expliquer l’affaire, mais ça ne l’a pas calmé.

« Hé Fred ! » sursaute soudain le technicien… « regarde un peu… »

« Quoi ? »

« Ben… la cravate de Jean… regarde… on dirait… on… on dirait qu’elle déteint ? »

Et de fait, sous l’action de la température sans doute, le tissu semble  se modifier imperceptiblement, comme un fondu enchaîné, comme si une vague tâche sombre apparaissait sous le film de paraffine… Notre vedette ne s’en aperçoit évidemment pas et continue à expliquer en souriant à plusieurs centaines de milliers de téléspectateurs que la Corée du Nord vient de fermer pour la xième fois sa frontière avec sa grande soeur du sud.

« Merde ! » s’exclame Fred, les bras coupés, on dirait… on dirait un dessin ! »

« Qu’ est-ce que je fais, je coupe l’image ? »

« Mais J’en sais rien… putain, j’ en sais rien ! »  il farfouille en panique dans le conducteur de l’émission, « … il lui reste… trente secondes ! »

Suffisamment pour qu’on puisse reconnaître très clairement sur la cravate bien alignée sur la chemise du présentateur, la célèbre caricature du prophète Mahomet coiffé d’un turban en forme de bombe.

                                                                       ***

 

On vous dit pas le bordel. La presse, les radios, les télés, internet… Dierickx a été viré sur le champ et là, on se pose une question. A-t-il reçu les dix mille euros promis ?

L’histoire ne le précise pas, mais en fait, ça n’a aucune espèce d’ importance. Car un taliban un peu givré s’est jeté sur lui deux jours plus tard avec une ceinture de cinq kilos de TNT.

Parait qu’on a tout ramassé en vrac dans un sac poubelle sans arriver à les départager. Parait même (mais ça c’est plutôt de l’ordre de la rumeur) qu’un mec de la morgue lui a piqué ses dents en porcelaine pour les vendre sur E-bay.

C’est tout.

 

 

 

FIN

 

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C'est tout... Une nouvelle de Bob Boutique

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bobclin

 

C’est tout

 

 

Il était une fois un gars qui se regardait en gros plan dans le miroir de la salle de bain. Non pas pour examiner les poils de son nez ou péter ses points noirs, mais admirer sa nouvelle denture ! Une merveille… 4.500 euros en Tunisie, hôtel et infirmières compris, pour 40 ou 50 dents en porcelaine. 

Il sourit et re-sourit, de face, de côté, en reculant d’un mètre, à dix centimètres de la glace… et ses yeux brillent de joie. Y’a longtemps qu’il ne s’est plus vu aussi beau. Lui qui ne riait jamais à gorge déployée et mettait une main discrète devant sa bouche lorsqu’il devait prononcer… le voilà aux anges. Pour peu, il léviterait de bonheur.

Pourtant le mec n’avait pas des dents pourries. Non. Elles étaient même très correctes, mais dans sa profession : présentateur du journal télé de la Une, en prime à 20h00… il était temps, grand temps de faire l’investissement. «  Cette fois-ci Angèle, tu peux repasser. Même en couchant avec Bernard tu ne réussiras pas à piquer ma place ! Les p’tites vieilles m’adorent et les femmes d’âge mûr m’envoient des sacs entiers de courrier… »

Angèle Ridelle, une grande blondasse prête à tout (si vous voyiez Bernard vous comprendriez) pour faire son trou, sans jeu de mot. Quand on pense qu’elle était Miss Charleroi il y a dix ans, avec un diplôme de coiffure, et qu’elle présente aujourd’hui le 13 heures !

Bon, si on veut être tout à fait objectif, il faudrait ajouter que notre dentiste ne vaut guère mieux. Après tout, il a mis six ans pour saccager ses trois années d’économie et sa réussite, il la doit plus à son charme (incontestable) et ses amis politiques qu’à son QI.

Soit. On n’est pas là pour philosopher mais pour raconter une histoire. Même qu’elle démarre à l’instant avec le bruit sec de la boite aux lettres qui se referme derrière le facteur.  

 

                                                                       ***

 

Jean Dierickx (c’est le nom de notre héros, si on peut appeler ça un héros) traverse le couloir et ramasse le courrier qui s’est répandu sur le sol. Il reconnaît tout de suite les logos d’ Electrabel et Belgacom et jette les plis sur la tablette du meuble miroir. Des factures de gaz et de téléphone ou plus exactement des rappels qu’il faudra bien payer un jour ou l’autre. 

Puis son œil encore avachi du matin s’arrête sur une enveloppe allongée de couleur brune qui semble légèrement renflée.  Il la ramasse, la soupèse (elle contient des documents), note qu’il n’y a pas d’expéditeur au verso et se décide enfin à l’ouvrir, avec les doigts, en arrachant le rabas. 

On dirait un truc publicitaire avec des billets de monopoly, genre ‘vous êtes notre millionième client et recevez à ce titre ces bons cadeaux qui… ». Il s’apprête à déchirer le folder lorsqu’un détail arrête son mouvement en l’air…

C’est que ces billets ont l’air vachement vrais. Ils reluisent légèrement et il reconnaît, la gorge nouée, le petit hologramme qui change d’image lorsqu’on incline la coupure. En plus, les biftons sont verts, comme ceux de 100 euros ! Ses doigts tremblent tellement qu’il met un temps fou à extirper le pactole de l’enveloppe. 

Dix. Dix billets bien propres et repassés qui semblent sortir tout droit d’un distributeur. Mille euros. 

Il  y a une lettre, pliée en trois.

 

                                                                       ***

 

Cher Monsieur,

 

Je suis très riche. Et  je m’ennuie. 

Cet argent, vous pouvez le garder. Mais je suis prêt à renouveler cette somme si vous acceptez de me rendre un petit service. Trois fois rien pour vous, appréciable pour moi.

Je m’explique. 

Nous avons formé sur internet un groupe très discret qui se lance des paris. J’ai assuré pour ma part que vous vous gratteriez l’arête droite du nez à la fin du journal de demain dimanche, juste après votre proverbial :’ je vous souhaite bien le bonsoir’.  

C’est tout.

 

                                                           ***                                                                                         

 

C’est tout ! Il en de bonnes celui-là… mille euros, ça ne se trouve quand même pas sous les pattes d’un cheval et puis ( franchement dit ) ça vient bien à point. Car si un présentateur-vedette gagne pas mal d’argent, même à la télé belge, il en dépense tout autant, sinon plus. 

Un exemple : sa grosse Audi Quattro lui coûte un pont et traîne chez son concessionnaire depuis deux jours parce qu’il y a une note de 750 euros à payer. Et puis ces rappels… le deuxième pour le gaz… si ça continue ces emmerdeurs vont le couper et il reçoit samedi… même qu’il a dû engager un traiteur vu que sa femme s’est barrée il y a un an.

Mille euros ! Il les contemple alignés en éventail sur la tablette de marbre et sait déjà qu’il va les garder. 

Se gratter le nez face à la caméra, même subrepticement, c’est pas très professionnel. Mais bon… l’émission ne va pas dégringoler à l’audimat pour ça. Il y aura du courrier, c’est sûr. Des bobonnes amoureuses qui lui enverront des mouchoirs brodés et l’un ou l’autre mauvais coucheur qui se permettra une remarque sarcastique… bref, du tout-venant.

En revanche, il se demande si ‘le gars qui s’ennuie’ lui enverra bien le complément ? Mille euros de plus… exactement, à quelques cents près, la somme que l’avocat de son ex réclame pour la pension alimentaire en retard… chienne de vie. 

Il ramasse d’un geste large  de croupier les billets qu’il glisse dans le tiroir du meuble et se dirige en sifflotant vers la cuisine où coule le café. Voilà une journée qui commence bien.

       

                                                        ***

 

« Madame, Mademoiselle, Monsieur,  Je vous souhaite bien le bonsoir… »

 

Il porte rapidement un index furtif sur l’arête du nez puis rassemble les papiers de l’émission, tandis que le générique de fin résonne dans son oreillette. Un coup d’œil sur le moniteur pour noter qu’il n’est plus à l’antenne, il se lève en vérifiant discrètement autour de lui  si quelqu’un a relevé son geste. 

Non. Les électriciens éteignent les spots tandis que dans l’aquarium en face, Fred discute en riant avec le technicien du son qui rabat les curseurs de sa table de mixage. Marie est penchée au dessus de son épaule et on distingue les trois quart de son sous-tif par l’échancrure du pull. Tout est normal.

 

« Je t’offre un café ? » lui demande le secrétaire de rédaction qui le rejoint dans le couloir, « j’en ai appris de belles sur la prochaine saison… »  et patati et patata. Jean Dierickx rayonne. Personne n’a rien remarqué et il vient de gagner mille euros de plus. Enfin… si l’autre tient parole.

  

                                                          ***

 

Lundi, rien. Si… son relevé Visa qui le fait sursauter. Quoi ? Il a dépensé mille deux cent cinquante euros le mois dernier ? Mais à quoi et comment ? 

Il parcourt rapidement le listing : un resto avec sa mère… une nouvelle paire de godasses… un caddy de bouffe… ha oui ! Merde ! Ce bar où une polonaise ou une ukrainienne lui a bourré la gueule au champagne. Six cent cinquante euros ! Il s’est fait avoir comme une bleusaille. Et dire qu’il ne l’a même pas sautée…

« Quel con ! » hurle t-il au miroir du corridor. 

Mardi, rien. Un charter de pubs et une carte postale de sa sœur qui fait la crêpe sur les plages du Maroc. 

Mercredi… 

Là… sur le carrelage, parmi les autres lettres, une enveloppe brune allongée et vaguement rembourrée. Il se précipite, déchire frénétiquement le pli sur sa tranche et découvre avec un ‘yeah !’  triomphant les dix billets verts soigneusement rangés.

 Il  y a un mot…

  

***

 

Cher Monsieur,

 

C’était très bien et mes amis ont trouvé ça amusant. Ils ont payé immédiatement leur dette de jeu. Merci. 

Deux d’entre eux, et non des moindres, ont cependant émis un doute… était-ce bien le geste annoncé ou l’effet du hasard ? J’ai repassé l’enregistrement et doit admettre que votre mouvement fut très rapide, presqu’anodin.

Puis-je vous demander de bien vouloir le répéter dimanche en grattant très clairement l’arête de votre nez et ce, ‘ avant’ votre traditionnel « Je vous souhaite bien le bonsoir ». 

Vous recevrez bien évidemment mille euros supplémentaires. 

C’est tout. 

 

                                                           ***

 

Ben, y’a même pas de question à se poser. Il va le faire. Point.  D’abord filer à la banque régler cette connerie de pension… et puis…

Non. 

Il va payer la moitié. L’avocat hésitera à  ester en justice et réécrira une nouvelle sommation... Autant de temps gagné et ça la fera chier des barres. Un prêté pour un rendu… quand il songe qu’il l’a emmenée à Venise, avec les gondoles, le p’tit resto et les joueurs de mandolines alors que (mais ça, il ne l’a su que plus tard) elle le trompait déjà avec ce machiniste de studio moulé comme un dieu. 

Cinq cent euros. Bien suffisant pour cette espèce de Bimbo sur échasses. 

Les cinq cent restants, ce sera pour Axelle… une splendide rouquine incendiaire qui vient d’entrer au secrétariat de la rédaction et à qui il a promis un week-end de rêve sur la baie de Somme. 

Quelle gonzesse, les amis… une bombe ambulante. Pour elle, il serait prêt à fourrer son index dans une narine devant 657.323 ( dernier chiffre  de l’audimat) téléspectateurs et trices. Et même se moucher tiens… 

Quant aux milles euros qui arriveront le mercredi suivant ( il n’en doute plus, ‘le riche qui s’ennuie’ est un mec réglo )... On verra. C’est pas les projets qui manquent.

  

 ***

 

« Hey Jean… contrôle-toi un peu mec ! Tu aurais pu attendre le générique avant de te gratter le pif ! Déjà dimanche dernier, si je me souviens bien… »  Fred l’entoure de son bras protecteur et l’entraîne dans le couloir de l’étage vers la cafet…   

« Bonsoir Jean… » ( c’est Miss Charleroi maquillée comme une geisha de bande dessinée qui sort à l’ instant du bureau des journalistes ) «  t’avais une ‘tit chatouille ? ». Elle file déjà en ondulant du croupion vers le studio. 

« t’avais une ‘tit chatouille… » l’imite Jean Dierickx dans son dos. « Mais qu’ est-ce qu’elle fout ici ? » 

« Elle a un billet dans l’émission de Chenal… une critique littéraire ou un truc du genre ! » 

« Littéraire ? Mais elle n’a jamais rien lu de sa vie à part le catalogue de la Redoute ? » 

« Laisse tomber, ca vient de Bernard himself ! » et son copain imite furtivement le geste d’un gars qui baise une nana. « T’as déjà pensé à ma proposition de journal en duplex… »

  

                                                           ***

 

Le fond de l’air est doux. Très doux. Une brise légère qui s’insinue dans le col de la chemise. Une lumière crue fait briller les serpentins d’eaux qui ondulent paresseusement entre les bancs de sable abandonnés par la marée basse. La vue est superbe depuis la terrasse de l’hôtel du Crotoy (ils se sont pas foulés pour le nom) qui surplombe le muret de la digue. Mais notre présentateur n’est pas du tout subjugué par la baie de Sommes. Non,  il râle des barres. 

Sur la table en fer à côté du plateau des boissons, une paire de jumelles pour apercevoir des phoques qui semblent avoir décidé, tous en même temps, de retourner au Groënland. Pas un seul en vue… Quand il pense qu’il a passé une heure hier soir à les étudier sur internet, histoire d’épater la rouquine. 

On y va en amis, rien de plus…’ avait-il expliqué, genre cool, sympa. Et la conne l’a pris au mot. Même pas un patin ! En plus elle a ses règles, plein de boutons sur le front et  lui raconte depuis une heure en pouffant comme une gamine ses aventures de collège dont il n’a vraiment rien à fouttre. Mais alors là… vraiment rien à branler. Si encore cette expression  donnait des idées à la belle. Même pas. 

Mais il sait se tenir, sourit de toute sa nouvelle denture, hoche de la tête, fait semblant de la trouver très amusante, alors qu’il s’emmerde à du cent à l’heure. Dont coût, jusque maintenant, 14h12… il fait rapidement le calcul… quatre-cent vingt euros… quatre-cent trente avec la dame blanche qu’elle vient d’avaler en riant aux éclats. 

A ce prix la, une put est vachement plus efficace… 

« Chiche qu’elle me dit… » poursuit la ‘tit secrétaire toute fière et pimpante de son tête à tête avec le beau Monsieur Dierickx. Elle lui prend le bras… « hé bien je l’ai fait… tu te rends compte ? »  

« Pas possible ! » s’ exclame t-il en feignant l’admiration. Tout en pensant qu’il va écourter cette escapade et inventer un coup de fil urgent… inutile de payer deux chambres d’hôtels supplémentaires ( deux, pas une , deux…) pour les couilles du pape. Elle est bien gentille, mais faut pas abuser, hein !

  

***

 

Lundi, rien. Normal.

Mardi, idem. Normal. 

Mercredi… là, sur le carrelage, l’enveloppe brune légèrement renflée. On résume, ou alors pour les détails vous relisez les paragraphes plus hauts. 

Il prend les mille euros avec des étoiles de concupiscence dans les yeux, passe par la cuisine pour enlever  le thermos de la machine à café et va s’installer avec une tasse, un paquet de biscuits et des petits chocolats dans le canapé du salon, où il déplie la lettre qui accompagne l’envoi. 

 

***

 

Cher Monsieur,

 

Je suis satisfait. Vous avez convaincu mes amis et j’ai récupéré sans problème avec intérêts l’argent que je vous ai versé. 

Ce pari les a tellement amusés qu’ils m’ont proposé de pimenter le jeu en vous priant d’arborer un vêtement de leur choix. Je ne vous cache pas que j’ai hésité, car je n’ignore pas que vous êtes tenu de porter des costumes de marque, dont le fournisseur apparaît dans votre générique de fin. 

Nous avons négocié et choisi de nous en tenir à une cravate de couleur unie, d’un vert pâle très élégant. 

 Les sommes engagées seront évidemment beaucoup plus importante, aussi n’ai pas voulu me décider avant d’avoir votre accord. Si vous êtes prêt à jouer ce jeu bien inoffensif, croisez les doigts lors de votre prochain journal, juste à l’ instant où vous lancerez votre habituel ‘je vous souhaite bien le bonsoir’. 

Nous passerons alors à des versements de cinq mille euros.

 

C’est tout.

 

 

***

 

Cinq mille ! Cinq mille euros ! 

La feuille de papier tremble entre ses doigts… il passe une paume hésitante sur un front en sueur, s’humecte des lèvres desséchées malgré le café, qu’il dépose sur la table au risque de verser…  Il rêve là, c’est pas possible, il va se réveiller… 

Cinq mille… l’ acompte de la cuisine équipée dont il reporte l’achat de mois en mois, alors qu’il en a signé le bon de commande à Batimat  pour obtenir le fameux rabais de trente pour cent ! 

Ce mec est fou, fou à lier… mais il en connaît d’autres. 

Forcément,  dans ce milieu désaxé qu’est la télé, on finit par fréquenter tout le monde et les langues se délient... on raconte, on exagère, mais ça rumeure quand même ! Ce ministre qui prend un hélico de l’armée pour aller faire du ski avec bobonne dans les Alpes… Ce parvenu qui  s’achète une Ferrari pour tourner dans le parc du château, car à l’extérieur les voyoux risquent de la griffer… ou encore cette rombière pleine aux as qui va s’acheter un diamant à Anvers, chaque fois qu’elle déprime parce que son chat refuse de manger… 

Non. Que ce mec joue au poker avec des goldcards ne l’étonne pas outre-mesure. Mais qu’il puisse, pour une fois, s’asseoir à leur table, ça oui… Ces rupins sont rarement partageux.

  

                                                                       ***

 

« Mais tu es tombé sur la tête Jean ! Tu sais fort bien que c’est impossible… » William fait trembler ses doigts en l’air comme une folle, ce qu’il est par ailleurs. « Tout ce que tu portes au journal se retrouve dès le lendemain en vitrine dans nos boutiques… et du vert en plus !  Pourquoi pas du kaki à pois roses ? C’est pas du tout à la mode… » 

Il picore nerveusement dans une assiette de haricots verts croquette et manque de renverser son ballon de gros rouge. Le snack est bourré et il y règne un tel chahut qu’ils pourraient se hurler  à l’oreille sans que les convives des tables voisines ne comprennent le moindre mot. Pour la plupart des collègues de la télé.

« D’ailleurs le vert est interdit sur les plateaux, ça aussi tu le sais. Ca porte malheur… c’est comme la corde au théâtre. 

« vert pâle. Will… pâle ! » 

« Vert c’est vert… » puis, les yeux dans les yeux, la fourchette suspendue… « Et puis c’est quoi cette idée  de cravate ? Encore une gonzesse que tu veux épater ? » 

« Un cadeau de ma tante Emma. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais je lui ai promis… et tante Emma, on-ne-la-dé-çoit pas. D’autant plus que je suis son héritier préféré, qu’elle approche des nonante ans et qu’elle veut me coucher sur son testament ! Tu veux un dessin ? » 

« Ecoute Jean, tante ou pas (rigolo quand on y réfléchit à deux fois)… je ne peux rien faire. On vient de sortir une nouvelle collection et elles sont toutes rayées dans des tons parme et brun… je t’aime bien, mais là, franchement… c’est pas possible. J’sais pas moi, fais lui coucou sur l’écran ! » 

Notre présentateur vedette appelle le serveur occupé à l’autre bout de la salle, élève à bout de bras le pichet de vin presque vide, s’essuie les lèvres avec la serviette et repart à l’attaque. 

« Bon, on recommence à zéro. Supposons… (je dis bien, supposons !) que tu trouves un billet de cinq cent euros, là sous la table, à tes pieds… personne ne semble avoir perdu quelque chose, le brouhaha se poursuit normalement… bref, c’est pour toi. Cinq cent euros. Qu’est-ce que tu en ferais ? » 

« On passe du coq à l’âne là… » 

« T’occupes… qu’est-ce que tu en ferais ? » 

« Cinq cent euros ? » 

« Cinq cent. » 

« Ben… j’sais pas. C’est déjà une belle somme ça ! Ah si, j’offre un voyage surprise à Bruno… Venise ! » 

« Parfait, tu peux réserver une date. » 

« … » 

Il le regarde les yeux ronds, comme deux boules de billard, une croquette piquée à deux centimètres de la bouche. 

« Ben oui, je t’offre cinq cent euros… là, tout de suite, je te les glisse discrètement sous la table ! » 

« Mais t’es complètement à la masse ! » 

« Au contraire, Will… j’ai une tantine de nonante ans qui va passer l’arme à gauche et m’a demandé de la conduire chez le notaire mardi prochain. J’lui fais cette fleur et j’ hérite de trois maisons.  Trois ( il lui tend trois doigts sous les yeux ). C’est plus clair comme ça ? » 

William replonge  dans son assiette, tournicote pensivement avec son couvert dans les légumes, se gratte la tignasse, puis 

« On pourrait… imagine que deux minutes avant de passer à l’antenne, tu renverses une tasse de café sur la cravate que j’ai déposée dans la loge… » 

« Mais t’en a toujours plusieurs avec toi… » 

« Oui, mais j’ai disparu… je suis parti aux toilettes… ou n‘importe où… bref, on ne me trouve pas… on t’appelle… la pub se termine…  ils vont lancer le générique… Alors tu fonces avec ‘ta’ cravate. » Il relève son visage un peu efféminé et le contemple d’un œil taquin aux cils légèrement noircis au mascara. 

« Ouai, ça pourrait marcher. » 

« A condition que tu téléphones toi-même à Garnier pour expliquer… et…  que tu lui offres, par exemple, de passer à l’ouverture de notre prochaine boutique de la rue Neuve. » 

« C’est réglo… touche ! » Ils se frappent dans la paume des mains et autour d’eux y a des regards étonnés qui se croisent, pour retourner aussi vite à leurs steak-frittes. Chacun ses oignons.

 

 

(...)

 

Bob Boutique

www.bandbsa.be/contes.htm   

 

 

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Tout passe, une nouvelle de Charles Traore

Publié le par christine brunet /aloys

 

http://www.bandbsa.be/contes3/traoreassis.jpg

 

 

Tout passe !

 

Un soir alors que j’étais encore enfant, ce jour-là même où mon père m’apprit que je dormirai désormais seul dans ma case, j’entendis le coq chanter.                                                             

Il devait être huit heures du soir. Je n’étais pas au nombre de ceux qui pouvaient prétendre avoir une horloge, mais je savais assurément, à tout temps et en tout lieu, dire l’heure qu’il faisait. Je l’avais appris de mon grand-père. C’est de lui de même que j’avais appris qu’un coq qui chante en pleine nuit, de façon intempestive, était le signe qu’un malheur allait s’abattre sur la famille. Le coq nous prévenait ainsi d’un mauvais présage.                                     

Lorsque couché sur ma natte, j’entendis ce coq chanter à plusieurs reprises, une grande frayeur s’empara de moi si bien que je me suis mis à prier, à implorer tous les dieux de l’univers, afin qu’ils protègent ma famille de tout malheur quelconque. Très peu rassuré de l’efficacité de mes incessantes prières, je me suis mis à penser à la nature du malheur qui pouvait s’abattre sur nous. La pensée de la mort me traversa l’esprit. Je réussis à l’expulser  en me disant que mes parents et nous-mêmes, étions trop jeunes pour être emportés par la mort. Je n’étais point un naïf ; loin de là. Seulement comme beaucoup, j’ai toujours pensé que le malheur, c’était l’affaire des autres !                                                                                                 

Pendant que j’étais plongé dans mes pensées, l’étrange bruit de ma chienne m’interpella. Je me suis alors levé et j’ai retiré la clef de la serrure de ma porte, pour tenter d’entrevoir ce qui se passait dans la cour. Ma case n’avait pas de fenêtre et la seule façon de pouvoir regarder discrètement et bien à l’abri était à travers le trou de la serrure.                                                                

Je n’ai pas réussi à voir grand-chose dans cette nuit noire, mais je garde encore le souvenir de ma chienne se battant farouchement contre deux bêtes plus grandes qu’elle et fatalement plus fortes qu’elle. Elle venait d’avoir trois petits. Quel animal ce chien ! Je l’avais reçu de mon grand-père. Un ami à lui qui l’avait reçu d’un de ses amis a voulu la mettre à mort quand elle était encore petite, parce qu’elle s’était fait arracher la patte avant droite par accident. Un gros mortier l’avait entièrement écrasée en se renversant au moment où les femmes pilaient du mil rouge. Pour cet ami, elle n’allait pas survivre à sa blessure et même si elle y survivait, elle perdrait d’office ce qui faisait d’elle un chien, à savoir l’usage de ses quatre pattes.

Mon grand-père me l’apporta un soir et me dit : « Voici le chien que je t’avais promis depuis belle lurette. C’est une femelle et contrairement aux autres, elle a trois pattes. Eh oui, tout comme aux Hommes, il arrive aussi aux chiens d’êtres difformes mais cela n’enlève rien en eux de ce qu’ils ont de chien. Cette chienne te donnera toute la joie dont tu as besoin si tu acceptes de lui accorder la patience et l’attention nécessaires. » Il avait raison, mon grand-père. Aucun chien ne me rendit aussi heureux que Tout-passe. Quel animal ! Elle  me suivait souvent d’un village à l’autre sans trêve. Elle chassait souventefois à mes côtés, Tout-passe ! Elle a toujours été courageuse. Cette triste nuit-là, ses petits s’étaient fait dévorer et elle-même fut effroyablement déchiquetée. Je lui suis infiniment reconnaissant ; elle s’est courageusement battue contre deux bêtes pour nous défendre et protéger ses petits.

 

 

Charles TRAORE

 

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Une nouvelle de Lunessences : si reconnaissance il y a

Publié le par aloys.over-blog.com

 

Marie-Ange-Gonzales-Lunessences.png

   Si reconnaissance il y a ....


C'est l'hiver, les bruits de sa rue étouffés par l'épais brouillard l'ont quand même réveillé, ou peut-être est-ce celle qui ne le quitte plus....
Un nouveau jour se lève, long et douloureux, jour de labeur humiliant, mais nécessaire pour vivre.
Au fond de son trou un klaxon bruyant est venu écorcher ses oreilles, terminé de rêver faut y aller !
Il a jeté un vieux blouson sur ses épaules et courageusement mis le nez dehors. Ses yeux usés scrutent le ciel et se rassurent. C'est une possible journée, le soleil ne va pas rester couché.
Les passants se font nombreux, emmitouflés, courant dans tous les sens, cette dernière journée de la semaine ramènera leur générosité. Il se jette dans ce flot incessant de jambes et gagne rapidement "ses quartiers".

Toujours les mêmes trottoirs, mais mouillés ils semblent plus sales, les bipèdes urbains ne respectent plus rien, en particulier les noctambules, dangereux spécimens de la race humaine, et cette nuit a dû être longue en regard des détritus qui jonchent le sol.

Il est arrivé, le bar est ouvert et comme tous les jours il s'installe à droite pour ne gêner personne.
De son méchant blouson rapiécé il sort sa petite boîte en fer, l'ouvre, la pose à ses côtés et de sa plus belle voix entonne l'Hymne National, efficace pour réveiller les sentiments charitables et les douleurs du passé, toujours présentes pour lui.

Il sait qu'à cet instant le regard des gens va changer. Réprobation, honte, pitié seront les seuls sentiments qu'il lira dans leurs yeux.
Tous ces yeux qui vont enfin se baisser pour rencontrer les siens, tous ces yeux qui verront chanter le ver immonde sur sa planche à roulettes.
Tous ces yeux qui vont se détourner en jetant l'aumône qui devra les absoudre de leur mépris, de leur indifférence.
Oui tous ces yeux vont enfin un court instant le regarder, lui l'infirme, le clochard, ce rebut de la société, cette même société qui a son retour du front, lui a rendu tous les honneurs superflus, mais pas les moyens de vivre en homme et fier de l'être.
Quel subterfuge national que cette croix dorée épinglée dignement à sa poitrine, hier assurance d'être reconnu et admiré de tous, désignant le héros, elle est aujourd'hui lourde de douleur, de silence, de mépris et d'oubli.

Pourtant il ne cesse de chanter la gloire et l'honneur de ce pays, de sa voix forte, miroir de l'homme qu'il était, il chante malgré tout sa patrie qui n'a pas su l'aimer.

Jusqu'au soir il chantera, c'est ce qu'il fait de mieux, pleurer il ne peut plus, alors il chante :

Il chante ses amis morts de s'être oubliés, il chante ses amis morts d'être trop jeunes, il chante la vie loin des siens, l'amour qu'il avait croisé mais que la guerre lui a pris, il chante la vie qu'il n'a plus.
Il chante jusqu'à s'étourdir, jusqu'à ce qu'il devienne mot, et ce triste mot le ramène chaque soir à sa dure réalité, HUMAIN.

Il en porte le nom, les émotions, les sentiments, même ses tripes lui rappellent ses origines, mais il n'en a plus l'apparence, il n'appartient plus à cette race Humaine qui n'en a que le nom.

Alors chaque soir il se remet dans son trou, sous une vieille porte de garage en bois, oubliée elle aussi, tel une bête il dormira là aux aguets, attendant que demain inlassablement vienne le réveiller. Mais demain sera maigre comme une ration de soldat oublié là-bas, sous les tirs ennemis....

Cette guerre il ne l'oubliera pas. Comment pourrait-il l'oublier?
L'absence de ses jambes la lui rappelait sans cesse. Les jours d'amertume, quelques photos jaunies de ses camarades de régiment lui permettent de revoir ceux qui ont partagés ses peurs et ses souffrances pendant cette satanée guerre.
C'est le moment ou des souvenirs surgissent, fantômes du passé....

"Soldat Miralès au rapport", le Lieutenant qui l'interpellait était un homme froid et digne de confiance. Il allait s'exécuter quand il surprit dans l'air un sifflement qu'il connaissait bien, d'instinct il fit un bon en arrière et se projeta sur le lieutenant. Ses tympans semblaient explosés, la terre tremblait, un nuage de poussière et de chaleur le suffoquait.

Il pesait de tout son poids sur le lieutenant qui ne bougeait pas. Il est resté ainsi une minute peut-être deux, puis s'est relevé.
Autour de lui un horrible cauchemar, tous les soldats s'empressaient de trouver un abri afin de soigner les blessés et riposter à cette attaque surprise, la base était presque entièrement détruite. Il entendit le lieutenant donner des ordres, aucune blessure apparente, ils étaient saufs tous les deux..."

En revenant à la réalité Mirales rangea avec précaution ses photos, il était tard et demain, viendrait vite lui rappeler qu'il devait chanter désormais pour survivre.

Le lendemain, au petit matin il savait déjà que ce serait une mauvaise journée, sa nuit avait été agitée, et en plus il était en retard.
Il se précipite dehors, le jour était déjà levé et le ciel chargé de pluie à venir n'était guère encourageant.
Le trottoir est impraticable c'est l'heure de pointe et les bureaucrates se mêlent aux mamans amenant leurs enfants à l'école, tant pis la chaussée l'accueillera cette fois, plus qu'une rue à traverser et il pourra s'installer et chanter.
Des pneus crissent, il est projeté quelques mètres plus loin, une douleur brûlante le déchire, puis plus rien.

Quelques bruits métalliques, des pas incessants, des voix sourdes, l'amènent à ouvrir les yeux. Soudain il se rappelle le bruit des pneus, que lui est-il arrivé? Où est-il? Qui sont ces gens? Miralès se sent douloureux, vaseux, un goût de papier mâché dans la bouche. Un homme en blanc s'approche de lui:

_ Monsieur, vous êtes à l'hôpital, comment vous sentez-vous?
_ Pas trop mal pour l'instant répondit-il
_ Vous avez été renversé par une voiture et conduit ici par notre directeur, il tient d'ailleurs à être averti de votre réveil
Le médecin se dirigeait vers la porte quand Mirales inquiet lui dit:
_Dites-moi au moins si je suis entier, hormis l'absence de mes jambes bien-sûr!
Il esquissa un sourire qui eût don de mettre mal à l'aise son interlocuteur, qui se retourna et prit le temps de l'informer.

_Deux côtes fracturées et comme vous le constatez, le bras gauche cassé
_ Mirales fit la grimace:
_ La mort ne me veut pas encore, j'suis pas assez abîmé.

Le médecin interloqué fixa longuement cet étrange bonhomme qui soudain semblait perdu dans ses pensées. Puis il fit demi-tour pour se rendre au bureau de son directeur et lui annoncer que l'handicapé avait repris connaissance.

Monsieur Hénin le directeur de l'hôpital était un homme froid mais aux qualités humaines rares, conscient des besoins et des efforts de tout son personnel, soucieux du bien-être de ses patients, il se tenait informé de toutes suggestions de ceux-ci.
Il était apprécié de tous.

Cette journée lui avait amené un curieux patient, un ex-soldat, héros de la guerre d'Indochine, il était impatient de le voir, de lui parler, l'armée il connaissait, son père était lieutenant, décédé depuis peu.
Il poussa la porte de la chambre, entra et fixa l'homme qui le regardait.

 

_Bonjour,.. Mr Miralès c’est bien votre nom? Je suis Mr Hénin, directeur de cet hôpital. Vous sentez-vous mieux?

_Bonjour Mr, ça ira mieux quand je sortirai d’ici

_ Bien sûr mais ne soyez pas si pressé de nous quitter, un peu de patience et vous irez bien mieux après!

 

Miralès le regardait avec insistance, quelque chose dans ce visage ne lui était pas étranger.

_Dites-moi doc…

_Désolé je ne suis pas médecin, seulement directeur

_Pardon mais j’ai tendance à oublier certaines choses, on se connaît non?

_Oui bien sûr, c’est moi qui vous ai ramené ici de suite après votre accident, je traversai la chaussée. De toute évidence le conducteur était ivre, il vous a heurté quand il a perdu le contrôle de son véhicule. Je vous ai fait amener ici par les pompiers.

Miralès confus mais heureux remercia chaudement le directeur, tout en insistant:

_Nous ne nous sommes jamais vu avant ça?

_ Non je ne pense pas! Pourquoi cette question?

Miralès parût gêné et esquiva

_Pour rien, peu importe, encore un tour que ma mémoire me joue murmura-t-il

_Pardonnez-moi, mais ou est ma planche à roulettes? Vous comprenez je n’ai qu’elle pour me déplacer et travailler, d’autant plus que maintenant, vu les frais que je vais avoir pour vous payer, va falloir que j’travaille bientôt!

_Ne vous inquiétez-pas pour cela, mais hélas votre planche à été détruite et je n’ai pas pu là récupérer!

_C’est bien ma veine!

 

Mr Hénin se demandait s’il devait annoncer à cet homme qu’il y aurait peut-être possibilité qu’un jour sa planche à roulettes ne lui soit plus utile. Perdu dans ses réflexions, il ne remarqua pas que Miralès l’observait , persuadé que ce visage lui était familier.

 

_Ne vous bilez pas , je vous paierai mes frais de santé d’une façon ou d’une autre, je sais que cette chambre et l’hospitalisation engagent des frais, et je ne veux être à la charge de personne, surtout pas à celle de la  société!

Le directeur surpris par tant de détermination lui répéta que le paiement n’était pas urgent, et se garda bien de lui dire quoique ce soit sur ses projets, ni même sur le fait qu’il trouvait un peu étrange son insistance sur une hypothétique rencontre avant l’accident.

_ Je vous laisse, reposez-vous, et à demain

_A demain, merci

Cette première journée à l’hôpital laissa le soldat assez perplexe sur son devenir, et la nuit qui arrivait l’inquiétait un peu, pourtant il s’endormit très vite.

Le lendemain et les jours qui suivirent, Miralès s’étonna d’être si bien en compagnie du directeur qui lui posait de plus en plus de question sur ce qu’il avait vécu pendant ses années de régiment. Il lui répondait toujours de bonne grâce, surtout depuis qu’il savait que sa boîte en fer et son contenu si précieux était près de lui dans son blouson.

Ces discussions lui donnaient l’illusion d’avoir retrouvé un peu l’amour de son pays, enfin un peu d’attention pour l’enfer vécu.

 

De son côté Mr Hénin réfrénait ses envies de le questionner plus amplement, mais chaque soir quand il rentrait chez lui il ressortait les vieilles photos souvenirs de son père, tous les documents qui concernaient le retour des troupes sur le sol de France étaient épluchés, jusqu’au moment ou, un visage attira son attention.

Le soldat qui faisait la une du journal au côté de son père et qui fût décoré pour acte de bravoure, un « héros national » disait l’article puisqu’il avait permit de sauver tout un village et sa garnison au complet malgré une attaque surprise c’était Miralès !

Des larmes chargées de joie, d’espoir et de reconnaissance coulaient sur les joues du directeur, enfin il avait trouvé qui était ce soldat mutilé qui ne demandait rien à la vie, dormant dans son hôpital. Celui qui avait sauvé son père!

 

Sans plus attendre il pouvait maintenant parler à celui qui avait permis qu’il soit là aujourd’hui, celui à qui il devait le bonheur d’avoir un père. Lui Christian Hénin, pourrai permettre à cet homme de marcher à nouveau. Cet homme avec qui il avait sympathisé puisque maintenant ils s’appelaient par leurs prénoms. Leur rencontre était un signe du destin certainement.

 

Depuis quelques années l’équipe de chirurgien qui exerçait dans son hôpital planchait sur un projet de prothèses de jambes entières, mues par les impulsions électriques du cerveau dirigées vers un boîtier qui servirait de relais.

Ces impulsions seraient transformées en énergie électrique pour actionner les jambes.

Demain il lui parlerait.

 

Le lendemain à l’hôpital régnait une effervescence inhabituelle, Miralès sommeillait depuis l’arrivée de l’infirmière pour les vérifications matinales d’usage.

Hénin rentra précipitamment dans sa chambre.

_Que se passe-t-il?

_Viens ne discute pas!, il l’aida à s’asseoir sur le fauteuil roulant et le précipita jusqu’à l’entrée d’un laboratoire.

Hénin déverrouilla la porte qui donnait accès à une grande salle où quelques personnes regardaient avec satisfaction des jambes artificielles.

Miralès hurla ce qui arrêta net l’empressement du directeur.

 

_Qui y-a-t-il Armand? N’aie pas peur, je peux t’expliquer, je t’en prie.

Armand se tut et écouta longuement cet homme qui lui avait sauver la vie, avec qui il conversait avec plaisir. C’est la première fois depuis très longtemps qu’un homme, un de ceux qui marchent debout s‘occupait de lui. Il écoutait donc et voyait Christian s’étrangler d’émotion, en lui annonçant son projet ambitieux de le faire marcher à nouveau. Bien sûr des examens seraient pratiqués avant et après l’opération, bien-sûr ce serait douloureux, mais il aurait la joie de marcher et de vivre comme tous les hommes, debout!

Christian fit part aussi de sa découverte de la veille, les articles de journaux, son père le lieutenant Hénin, son enfance son bonheur…

Armand ne savait s’il devait pleurer de joie ou se mettre en colère. La peur de nouveau était là, présente dans ses tripes, celle qu’il avait ressentie sur son lit d’hôpital il y a bien longtemps, quand il s’était vu sans jambe.

Terreur qui lui tordait le ventre, étranglait sa gorge, sa tête bouillonnait. Tant de questions à ce moment là avaient surgi:

« Ou sont mes jambes? Pourquoi moi? Comment vais-je pouvoir vivre à ras de terre?

Bien sûr beaucoup de gens lui avaient assuré une reconnaissance financière de la patrie, un emploi, une famille. Rien de tout ça n’était vrai, de héros national il était devenu SDF, vivant de la charité des citoyens de la capitale, et jamais personne ne l’avait aidé.

L’enthousiasme dont Christian aujourd’hui faisait preuve était fou. Il était fou lui aussi de croire au miracle.

Mais pourquoi aurait-il cette chance lui de pouvoir remarcher, alors que tant d’autres soldats oubliés de tous eux aussi, étaient condamnés à vivre et mourir dans la souffrance de l’abandon et le mépris de la société. Eux aussi avaient combattus, et fait preuve de courage, tous étaient des héros.

 

Armand planta ses yeux dans ceux de Christian et lui dit:

_Christian s’il te plaît ramène-moi dans ma chambre

Celui-ci ne comprenait pas:

_Que se passe-t-il? N’est-ce-pas formidable cette chance qui t’est offerte? Je ne comprend pas, mais soit. Réfléchis encore, tu me diras demain ce que tu en penses.

 

Blessé, déçu par si peu d’enthousiasme, mais plein d’espoir quand même, il s’exécuta et ramena Armand

_Merci Christian, mais j’aimerai comprendre quel est ton intérêt à vouloir faire de moi un nouvel homme?

Christian s’accroupit face à lui et répondit:

 

_Armand crois-tu au destin? As-tu réalisé le retentissement médiatique d’une telle opération ?! Nous aurons des subventions supplémentaires pour la recherche, et puis tu as sauvé la vie à mon père, je veux moi te rendre la tienne par cette opération et, ainsi tu retrouveras la possibilité de marcher et de vivre.

Tu as été renversé par une voiture et c’est moi qui t’ai fait amener ici, j’étais au bon endroit au bon moment comme tu étais au bon endroit au bon moment pour mon père. C’est le hasard ou le destin qui nous a réunis, ne crois-tu pas?

 

Armand était ému enfin la vie lui souriait peut-être, juste retour des choses mais cela devrait servir à tous.

Tous ces soldats qui se sont sacrifiés devront avoir la même chance.

 

_Oui tu as raison Christian, j’accepte, mais je demande une seule chose, si l’opération est une réussite, je veux que ceux qui sont comme moi puissent aussi avoir cette chance là, retrouver leur dignité d’homme, ainsi jamais plus ils ne seront regardés avec indifférence ou mépris, et les rescapés des guerres ne seront plus jamais oubliés! C’est d’accord?

 

_Bien sûr, c’est même mieux que je ne l’espérais

 

Les deux hommes scellèrent cet accord d’une forte poignée de main, mais la joie était si forte qu’ils ne purent s’empêcher de se serrer dans les bras. L’amitié se renforçait.

 

Armand Miralès fut le premier homme à expérimenter ce procédé de prothèse à impulsions électriques qui se révéla un franc succès.

 

Toute la presse en a parlé, tout au long de sa convalescence les lecteurs de toute la presse consacrait une page entière à l’évolution de sa rééducation, et les chaînes de télévision nationale envoyèrent leurs reporters pour interviewer Armand et Christian.

 

Leur histoire aujourd’hui n’est pas oublié, puisque je vous là raconte, celle d’un soldat devenu cul-de-jatte, héros national décoré par son pays et oublié au fond d’un trou, et qui lors d’un accident est sauvé par le directeur d’un hôpital qui n’est autre que le fils du lieutenant a qui il avait sauvé la vie quelques années plus tôt. Directeur d’un grand laboratoire de recherche sur des prothèses révolutionnaires, qui permettront à ce soldat de marcher à nouveau.

 

La suite vous là connaissez, une sympathie qui se transforme en amitié, l’opération est un succès et un grand nombre de héros oubliés ont pu retrouver dignité humaine.

Cette histoire est devenue une chance pour tous car aujourd’hui ces opérations sont prises en charge par la Nation pour remerciement éternel à ceux qui défendent le pays.

Hasard ou destin, justes conséquences, coïncidences ou miracle de la vie, à vous de juger.

Il y aura toujours autour de nous un Miralès ou un Hénin pour nous raconter une histoire de hasard, et c’est tant mieux!

 

 

Lunessences

lunessences.unblog.fr

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Le collectionneur, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par aloys.over-blog.com

 

Alain

LE  COLLECTIONNEUR

 

 


 

Le samedi soir, les habitués du bistrot Le bon coup assistent en nombre au championnat du «doigt de fer». Avant le début de la compétition, les parieurs s’égosillent à pleins poumons : «cinq contre un pour celui-là… dix contre un pour celui-ci…»

Les gains réalisés sont investis dans les bonnes œuvres pour la soif. Même si ça chahute et gueule un peu fort, le patron, le débonnaire Charly, ne se démonte pas face à cette ambiance de foire qui fait songer aux séances enfiévrées que connaît la Bourse les jours de grand krach.

Scotché à sa pompe à bière, notre homme prend les commandes, fait claquer les chopes sur le comptoir et enfourne les recettes dans un tiroir-caisse suralimenté.

Les clients se fichent pas mal de la buée qui couvre les vitres du bistrot, rendant nulle la visibilité vers l’extérieur car, c’est à l’intérieur que ça se passe. Mais, attention, le match va débuter.

A l’aide d’un mégaphone récupéré sur une brocante, Charly prie l’assemblée de cesser son chahut et invite les bookmakers à stopper leur course aux paris. L’instant est solennel, les protagonistes du «doigt de fer» entrent dans l’arène.

Au passage, Charly rappelle les règles strictes de la partie qui donnent à l’événement le sérieux qui échapperait à un non initié :

La main non utilisée doit rester couchée à plat sur la table. Les doigts engagés dans l’épreuve ne peuvent être bagués. Interdiction formelle de recourir aux insultes durant le match, on est entre gentlemen, que diable. Idem pour les encouragements : il ne faut pas dépasser les limites de la bienséance. Enfin, les supporters doivent se tenir à un mètre de la table de compétitions. Tout débordement entraînera l’annulation pure et simple de la partie.

Ainsi, dans un contexte rappelant les jeux du cirque, moi, François Joseph Hautbois, je me prépare à mettre mon titre de champion du «doigt de fer» en jeu. Profanes, sachez que le «doigt de fer» est au «bras de fer» ce que le ping-pong est au tennis.

Mon adversaire du jour est Harry, une bête dépassant le quintal, une puissance redoutable, primaire, un briseur d’index…

Cette montagne de chair m’a bravé, m’obligeant ainsi à relever le gant. A la réflexion, je n’aurais peut-être pas dû répondre à sa provocation, mon titre est encore trop récent. L’aura qu’il me confère mériterait une prolongation plus conséquente.

« Tu ne veux tout de même pas passer pour un pleutre… que fais-tu de ton orgueil ? » m’a alors fustigé mon petit doigt dont je suis toujours les précieux conseils même quand ils me poussent à croiser l’index avec cette terreur d’Harry qui s’assied, maintenant, face à moi, en brandissant deux doigts du V de la victoire. Mon expérience de la compétition m’a appris à ignorer ce type d’intimidation visant à déstabiliser l’adversaire. N’empêche que je ne suis guère à l’aise devant cette force de la nature.

Le combat s’engage. Les parieurs m’ont misé à quinze contre un, pas terrible pour un tenant du titre.

Et pourtant, le pronostic, favorable à mon concurrent, se confirme. Les charges d’Harry font mal. Des petits coups secs, incisifs, qui visent à fatiguer, à épuiser l’autre. J’oppose une résistance héroïque, mais la défaite se profile.

Tous les regards sont rivés sur nos index enlacés, noués comme un pied de vigne, quand soudain, retentit un sinistre craquement... mes phalanges viennent d’exploser ! Une douleur atroce me tord le visage en une horrible grimace. Je hurle. Ce monstre m’a brisé le doigt…

Des larmes de souffrance inondent mes joues. Une bonne âme se précipite pour éponger mon front en sueur. Une autre me propose un remontant. On s’apitoie sur mon sort. Certains n’hésitent pas à qualifier Harry de sale brute. Un Harry qui mystifie l’assistance en ne manifestant pas sa joie de vainqueur, mais en restant plutôt prostré à mon chevet. L’homme est sincère lorsqu’il s’enquiert de mon état et va jusqu’à se proposer pour m’emmener, sans délai, aux urgences de l’hôpital le plus proche. Situation cocasse que de voir cette brute se transformer en mère poule.

Pour supporter le voyage jusqu’à l’hosto, Charly me confectionne une poupée grossière à l’aide d’une bande Velpeau. Il est passé maître dans l’art de ménager son fonds de commerce.

Harry et moi, nous quittons le bistrot sous les ovations d’un public gagné à ma cause. A l’applaudimètre, je l’emporterais haut la main, ça me fait un beau doigt…

 

« Le docteur Dursidore arrive », m’assure une jeune et jolie infirmière. Rassuré de me voir entre de bonnes mains, Harry prend congé, pressé d’aller, enfin, savourer sa victoire.

Comme prévu, je ne fais pas le poireau longtemps. Un petit homme à la couronne d’Imperator et aux yeux pétillants de malice, protégés par une paire de lunettes à double foyer, entre dans la pièce.

Un bouc et un haut col renforcent sa ressemblance avec le professeur Tournesol. Il me salue puis, m’invite à le suivre dans un cabinet de consultation.

Après avoir ôté mon pansement de fortune, il inspecte l’index brisé.

« Comment est-ce arrivé ? » questionne-t-il.

Au fur et à mesure de ma narration, ses yeux s’illuminent et finissent par briller d’un feu intense.

« L’opération est inévitable et urgente, s’empresse-t-il de conclure quand j’eus terminé mon histoire.

- Pardon ? fais-je, surpris.

- Ne vous tracassez pas, tout se passera bien. On vous placera sous sédatif. »

Il inscrit quelques mots sur un bloc-notes et appelle la jolie infirmière de tout à l’heure.

« Préparez la salle trois. Je vous y rejoindrai dans un instant » ordonne-t-il avant de disparaître.

« Le professeur Dursidore, grand chirurgien, est le spécialiste de la main le plus qualifié du pays. » La donzelle me baratine pour me rassurer qu’une telle intervention relève de la routine, avant de m’administrer le calmant qui m’envoie au pays des songes à une allure qui rendrait le Thalys jaloux.

Combien de temps a duré l’opération ? Je n’en sais rien.

A mon réveil, il fait jour et ma main est bandée. Il ne lui manque plus qu’un gros noeud rouge pour ressembler à un oeuf de Pâques.

Cependant, quelque chose d’étrange couve sous le pansement. J’en ignore la nature. Mes doigts sont engourdis et mon index parait léger, si léger qu’il...

Allons, l’effet du somnifère ne s’est pas totalement dissipé. Mon esprit est toujours dans les vapeurs.

Une autre infirmière me sert un repas d’une fadeur dont les hôpitaux ont le secret. Je ne suis pas prêt à leur en demander la recette. Par contre, je m’enquiers de savoir quand je pourrai quitter les lieux.

« Aux environs de midi. Vous recevrez aussi une convocation pour vendredi prochain. Un simple contrôle pour voir si tout se cicatrice bien… d’ici là, évitez de pratiquer votre sport favori » me dit la femme, dans un grand éclat de rire.

Quand on côtoie la misère humaine vingt-quatre heures sur vingt-quatre, l’humour est un remède idéal contre la morosité ambiante.

Le restant de la journée, je le passe à me morfondre devant la télé. Jamais, je n’aurais imaginé à quel point une main invalide pouvait handicaper dans l’accomplissement des gestes du quotidien : faire du café, beurrer une tartine ou tourner les pages d’un livre.

De plus, quelques détails me tracassent depuis le retour au bercail : le doigt opéré ne manifeste aucun signe de présence et pourquoi m’a-t-on bandé la main alors que l’index, seul, est endommagé ? Ces questions m'obnubilent à un point tel que je n’aurai pas la patience d’attendre une semaine. Il faut que je sache et tout de suite…

Dans la salle de bains, je commence à découper le pansement au moyen d’une paire de ciseaux. L’opération s’annonce délicate car, je ne suis pas très habile de la main gauche.

Pendant que le bandage se desserre peu à peu, ma gorge se dessèche car je m’attends au pire, étant cependant à cent lieues d’imaginer ce qu’est le pire…

Tel le dénouement tragique de la trame d’un film à suspense, le dernier morceau de pansement tombe, laissant apparaître une main ne comportant plus que quatre doigts ! On l’a amputée de son index !

Stupeur et colère s’entremêlent, se livrant un duel sans merci dans mon être meurtri, en proie à d’irrésistibles tremblements. Je fais le tour de mon appartement pour apaiser le feu de l’ire qui me consume avant d’enfiler un manteau pour me rendre dare-dare à l’hôpital. Dans la rue, je hèle un taxi.

Durant le trajet, mon air renfrogné ne décourage pas le chauffeur dont la jovialité, en d’autres circonstances, aurait trouvé du répondant. Je reste indifférent à ses jeux de mots, obsédé par le souci de récupérer mon bien.

Quand le véhicule me dépose à destination, je règle, toujours fort énervé, le montant de la course puis, me précipite vers la porte d’entrée de l’hôpital qui s’ouvre automatiquement. Elle ne s’est pas refermée, que me voilà déjà au bout du couloir. J’interpelle la première blouse blanche qui me tombe sous la main. Celle-ci m’informe que le docteur Dursidore est rentré chez lui. Devant ma détermination, elle me refile l’adresse du toubib sans sourciller.

«26, Rue de la Moisson», c’est à deux pas. Je file à toutes jambes, remerciant à peine l’infirmière qui, de son portable, c’est mon petit doigt qui me le dit, avertit le professeur de ma visite.

 

Les lettres PHILEMON DURSIDORE – CHIRURGIEN s’étalent sur une plaque de cuivre fixée à un muret qui ceinture une maison de maître à la façade couverte de lierre. Pour accéder à un large perron, il faut traverser un jardinet à l’herbe folle. L’endroit est désert. Aucun système de sécurité ne semble mis en place.

Passé la double porte de chêne massif peinte en blanc cassé, un long couloir au carrelage ancien, brillant comme un miroir, mène droit à une véranda donnant sur une pelouse au gazon fraîchement coupé.

Les murs sont nus. A droite du corridor, une pièce toute blanche au mobilier tout aussi blanc, simple mais design avec, en plein milieu, un escalier en tire-bouchon permettant l’accès au premier étage où se trouve la classique salle d’attente, meublée de six chaises et d’une table basse encombrée de revues.

Je n’y fais que passer car j’avise déjà une autre porte débouchant dans un réduit, éclairé chichement, prolongé par un espace plus grand. Une tenture de couleur rouge sang de boeuf, contrastant avec le reste apaisant du décor, sépare les deux pièces. Je suis surpris de n’avoir toujours pas rencontré âme qui vive.

Mon petit doigt me dit que la vérité se cache derrière ce morceau de tissu flamboyant. Je l’écarte donc vivement pour découvrir une pièce plongée dans l’obscurité. Il n’y a pas de fenêtre.

Je pelote le contour du chambranle, trouve le commutateur et l’actionne. Quelques secondes s’écoulent avant qu’une lumière aveuglante, provenant de quatre néons blancs, illumine le lieu.

Le spectacle qui s’offre à moi est stupéfiant. Des tables, en grand nombre, sont alignées côte à côte. Chacune supporte plusieurs récipients contenant, tous, des doigts ! Il y en a des dizaines, des centaines, plongés dans le formol…

Sur les étiquettes des pots sont indiqués un nom, une qualification, une date… celle de l’amputation vraisemblablement…

« Belle collection, n’est-ce pas ? »

Le professeur Tournesol/Dursidore apparaît, calme, serein.

« Je... je… pourriez-vous… pourriez-vous… m’expliquer... bégayais-je, trahi par l’émotion.

- Pensez-vous que tout cela, il brasse l’air de ses bras comme pour y englober l’ensemble de la pièce, nécessite une explication ?

- Tout de même... fais-je, en lui montrant ma main amputée.

- J’éprouve une fascination sans borne pour les doigts. Avez-vous déjà réfléchi aux multiples possibilités qu’offrent ceux-ci ? Tous les jours vous les utilisez sans vous rendre compte de leur efficacité, de leur importance. Peut-être en avez-vous pris davantage conscience ces derniers jours, avec votre main bandée ?… Les doigts nous permettent de réaliser des prodiges. Ce musée s’enorgueillit de contenir des pièces prestigieuses. Regardez de plus près, et vous découvrirez la main gauche du pianiste Olchinsky, un maître ! Il m’en a fait don dans son testament, peu avant sa mort. Cette collection est, par ailleurs, très éclectique : des doigts de peintres, de sculpteurs ou d’écrivains côtoient ceux de tailleurs, de bouchers, de plombiers et ceux de ma dernière maîtresse en date, que j’avais surnommée «doigts de fée», inutile de vous faire un dessin... le vôtre, ne dépare pas cette prestigieuse galerie. L’index du champion du «doigt de fer»... un must, un régal…

- Oui mais... j’ai perdu mon titre…

- Après avoir dominé la discipline. Ne soyez pas si modeste, dissipez donc le doute qui vous assaille, votre doigt a sa place ici, foi de spécialiste… »

Que les bras m’en tombent si je mens, mais, me voilà soudainement flatté de retrouver mon index en si bonnes compagnies... ce Philémon Dursidore possède l’art consommé de communiquer sa passion, requinquant ainsi un moral que j’avais dans les chaussettes depuis le soir de ma défaite. Cet homme a un don de persuasion tel que je me brûle à sa flamme… mon petit doigt, grillé lui aussi, me conseille alors de collaborer avec ce fascinant personnage auquel je propose une aide enthousiaste en évitant de dévoiler la source de mon initiative. Dame, ce coquin de professeur serait capable de ravir mon précieux conseiller…

Les semaines qui suivent sont les plus folles, les plus denses de ma vie. Tel un dénicheur de talents, je fouine dans les différentes couches de la société, participe aux manifestations culturelles, me pointe dans les marchés, braderies ou foires. J’observe, pèse, évalue et fait main basse sur le gibier que je rabats vers mon mentor qui, en dernier recours, décide de ce qui sera digne de figurer dans son Panthéon. En général, nos avis convergent.

Tout se passe bien jusqu’au jour où notre association est dénoncée par un rustre supportant mal qu’on conteste son talent. Un talent qui consiste à faire des doigts d’honneur dans n’importe quelles circonstances, pour n’importe quels motifs. Comme la lave du volcan, l’existence de notre fructueuse collaboration se répand dans les rues de la ville. Contre toute attente, les médias ne la clouent pas au pilori mais, au contraire, font les louanges d’une démarche originale et la hissent même sur l’autel de la culture. Désormais, on visite la collection du professeur Dursidore comme on visite le Musée du Louvre. Les gens de tous poils et de tous bords se pressent et se bousculent pour proposer l’amputation d’un de leurs doigts et avoir ainsi le privilège de figurer dans cette prestigieuse collection.

Un écoeurant effet de mode s’installe qui aura raison de la résistance du professeur Dursidore. Profitant d’un week-end prolongé, il invoque l’opportunité d’effectuer un voyage à l’étranger qui lui permettra de prendre quelque repos et ne me donne aucune indication quant à sa destination.

Au début, je perçois ce départ comme un abandon, une trahison qui me désempare au point de me sentir inutile… en tant qu’homme d’action, j’avais pris goût à cette vie et n’étais pas disposé à passer la main, du moins aussi vite… et puis, je ne me sens pas l’âme d’un gardien du souvenir.

Le temps comme la mode a passé, les médias se sont lassés. Je n’ai plus de nouvelle de Dursidore. Mon petit doigt m’a conseillé d’aller faire un tour du côté du «26, Rue de la Moisson» pour constater que la maison est à vendre et mes dernières illusions à jeter au panier.

Je ne parviens cependant pas à me résoudre à cette inactivité forcée, d’autant qu’avec l’amputation de mon index, je ne peux rêver d’un retour dans la compétition du «doigt de fer». J’ai toujours la pêche et la vie de chasseur, de traqueur digital me manque. J’en ai marre de me tourner les pouces.

Prenant le taureau par les cornes, je me mets alors en devoir de retrouver la trace du professeur Dursidore. Il ne s’est tout de même pas évaporé…

A l’hôpital où il opérait, le médecin en chef, avec un brin d’ironie dans la voix, me dit qu’il doit garder le silence mais que ce ne serait pas me fourrer le doigt dans l’œil que de me renseigner auprès de l’ordre des médecins. Ce que je fais par la voie postale.

La réponse ne tarde pas. Un pli recommandé, pour le retrait duquel je dois patienter au bout d’une file interminable devant le guichet de la poste, m’annonce que Philémon Dursidore est parti s’installer dans une grande ville du nord du pays afin d’y exercer la profession... d’OCULISTE !

 

 

 

Alain Magerotte

 

http://www.bandbsa.be/contes/magerotte1recto.jpgNouvelle extraite du recueil "Bizarreries en stock"

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La malédiction de la Main... Une nouvelle d'Edmée De Xhavée

Publié le par aloys.over-blog.com

Edmee-chapeauLa malédiction de la Main – Edmée De Xhavée

 

Alors qu’elle était prête à accoucher de moi, ma mère s’est vue conseiller par le personnel de l’hôpital d’aller au cinéma pour se distraire. Mon père l’a donc emmenée se détendre dans une salle où on donnait un film d’horreur, La main avec Peter Lore. Ella adoré mais bon, je voulais vraiment sortir de là et une fois le film fini, elle est retournée à l’hôpital où je suis née à 2h45 du matin. Il paraît que je ressemblais à Peter Lore, ce qui n’est pas flatteur comme je l’ai constaté il y a peu.  

 

Bien des années ont passé… et  je suis arrivée en 2001 (comme vous tous d’ailleurs….). Mon mari et moi avions une imprimerie, et…

 

Pauvre petit chat de rue ! Pauvre, mais pauvre petit ! Nous avions le cœur brisé de devoir jeter « Voyou » à la porte chaque soir alors qu’il avait passé la journée sur des boîtes de carton dans l’imprimerie. Il s’y détendait et surtout s’y goinfrait tout le jour, et on le restituait aux tiques, puces, matous couverts de croûtes et ventre creux chaque soir. Puis on a découvert, en y regardant mieux, qu’il s’agissait d’une Voyelle… pauvre, mais pauvre petite chatte vouée à une mort certaine dans la rue … Alors … eh bien, on a décidé d’en faire une heureuse bestiole, et de la capturer pour y arriver.

 

Elle n’a pas du tout aimé ce plan, et m’a mordue avec la vigueur et la précision d’un douanier qui vous prend pour un terroriste. J’ai tenu bon. Surtout pas lâcher. Aïe-aïe-aïe-aïe pas lâcher ! C’était pour son bien, on penserait au mien après. Nous l’avons conduite chez le vétérinaire pour la faire stériliser, et  sommes rentrés travailler le cœur gros – pauvre petite chose effrayée !

 

Pendant ce temps-là, ma main – la malédiction de Peter Lore – faisait si mal que je l’aurais volontiers coupée. En fin d’après-midi elle avait le volume de la main de King-Kong, et j’ai décidé d’aller effrayer notre médecin traitant en la lui agitant sous le nez. Il s’agissait d’une ravissante Asiatique qui aurait eu sa place au concours de Miss Philippines, mais pas ailleurs. Elle a regardé la chose et a calmement dessiné les contours de la partie gonflée avec un marqueur noir, et m’a dit de revenir le lendemain si ça avait empiré. Et m’a prescrit des anti-douleurs qui auraient permis que l’on me coupe en morceaux sans que je cesse de chanter.

 

Le lendemain, la main de King-Kong avait changé – franchement, Peter Lore, je n’avais rien fait, moi ! C’était ma mère qui voulait voir le film, pas moi ! – et ressemblait à une pastèque de la couleur d’une pomme au sucre : un vermillon luisant du plus bel effet. Les lignes tracées par Miss Philippines n’étaient plus qu’une bouée dans une mer de lave. « Je vous envoie chez le docteur Bond » me dit-elle avec un sourire éblouissant. Mais le docteur Bond n’a pas de rendez-vous avant le lendemain après-midi.

 

Sa salle d’attente ravirait Barbie si elle était malade : fleurs artificielles, tableaux romantiques avec des champs plus fleuris que Keukenhof et des rivières si brillantes qu’on dirait une coulée de glycérine. Et arrive le docteur Bond qui est UNE docteur Bond. Une noire hautaine qui s’avance vers moi comme si j’étais enchaînée au mur et elle armée de bistouris trempés dans du venin de serpent. Et en effet, j’ai beau ne pas être enchaînée, elle s’empare de ma main gigantesque et tente d’enfoncer un bâtonnet là où les quenottes de Voyelle – la pauvre petite – ont fait leur entrée dans mes chairs. « Pour voir s’il y a un abcès » dit-elle avec une férocité satisfaite, tandis que je serre les dents, car je ne prenais plus de la potion magique anti-douleur. Elle constate que non, pas d’abcès, et m’informe enfin de ce qu’elle ne peut rien pour moi de toute façon car elle, son rayon, c’est la chirurgie esthétique de la main ! Magnanime quand même elle me conseille d’aller voir le docteur *&^)_%$ (oui, c’est aussi difficile à prononcer que ça !) qui lui, est spécialiste des maladies infectieuses.

 

Cher docteur *&^)_%$ … en voyant la chose qui termine mon bras (car elle ne me sert même plus de main, à ce stade-là…) il s’écrie : Mais vous devriez être à l’hôpital depuis deux jours ! Vous n’avez plus de sensibilité dans la paume ! Hop ! Hôpital !

 

Et j’y suis restée trois jours avec un antibiotique en intra-veineuse que l’on changeait toutes les 4 heures, grelottant de froid en plein mois de juillet. Pendant ce temps là, Voyelle prenait possession de ses confortables nouveaux quartiers…

 

Plus tard j’ai reçu par erreur les papiers de l’assurance médicale destinés au Dr Bond. L’espionne au bâtonnet réclamait $250 pour la visite (5 minutes….) et $285 pour avoir nettoyé mon abcès… Armée de l’indignation du JUSTE, j’ai bondi sur le téléphone pour informer la compagnie d’assurance de la fraude commise, pour m’entendre dire … « qu’est-ce que ça peut vous faire ? Ce n’est pas vous mais nous qui payons ! » Non, cruche, c’est moi qui paye une assurance trop cher pour couvrir les fraudes et les galanteries que les médecins se font entre eux : Miss Philippines a envoyé à l’espionne au bâtonnet une cliente qui n’en avait pas besoin mais qui lui rapporte plus de $500. L’espionne lui rendra la pareille ou  l’invitera à un dîner de gala quelconque. Et je paye.

 

Voyelle va bien. Le docteur *&^)_%$ a presque volé mon cœur, car il m’a bel et bien sauvé la main, celle que Peter Lore voulait me prendre.

 

Edmée de Xhavée

edmee.de.xhavee.over-blog.com

 

 

Publié dans Nouvelle

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