Concours pour le hors-série de la Revue, Les petits papiers de Chloé dans le sous-thème "" : "On a changé mon mari/ma femme" Texte 3"...

Publié le par christine brunet /aloys

Le petit mari

 

Je vais vous raconter l’histoire du petit mari en bouteille. Comme toute bouteille qui se respecte, elle fut jetée à la mer. Il y a de cela deux mille ans. Depuis, elle vogue dans le remous des flots et le fracas des humeurs du temps. Souvent, le petit mari pense vivre ses derniers instants, secoué, cahoté contre les parois de verre, et puis il survit, miraculeusement, et se remet à craindre la fin sous les brûlures du soleil. Mais le pire reste les abysses. Quand un chalutier ou une baleine bleue passe trop près du petit mari en bouteille, il arrive que l’embarcation de fortune vole violemment dans les airs et replonge à pic, fuse et perce l’immensité des fonds telle une balle perdue finissant par se loger dans la vase. Il y fait alors si froid et si sombre que tout semble sorti d’outre-tombe. De quoi se tétaniser et se laisser envahir par les souvenirs d’un lointain passé.

Avant d’être mis en bouteille, le petit mari était grand et respecté. Il était même marié à la fille unique de la Reine Mère. Le couple avait ses appartements dans l’aile gauche du palais. La jeune épouse passait des heures, oisive, dans les jardins royaux, à contempler les cieux, les charmes verdoyants et les êtres à plumes et à becs pour lesquels elle se passionnait. Le petit mari, lui, avait le goût des affaires et s’était vu attribuer, fier et jubilant, le poste de précepteur de la contrée. A l’aube, il partait ; au crépuscule, il rentrait. Rien de bien indisposant, sauf qu’une nuit, le petit mari passa la porte plus enivré qu’un fût de chêne. Éructant qu’une épouse doit attendre son bien-aimé avant de daigner s’endormir, il arracha sa toilette et disposa de son corps sans le moindre égard. L’incident devint coutumier, et l’ignominie sans limite, empreinte d’ivresse et de violence.

C’est un soir de lune rousse et filandreuse que le drame eut lieu. La jeune épouse portait enfin la vie, ce qui n’empêcha pas l’avalanche d’insultes et de coups. Pieds et poings dans les flancs, le dos, le ventre. Si bien que le corps tomba au sol et laissa filer de l’entrejambe quelques gouttes, puis une mare de sang. La jeune épouse perdit l’enfant. Le courroux de la Reine Mère fut sans pareil. Elle hurla de tristesse et de honte de n’avoir rien vu jusqu’à ce que le goût de la vengeance émerge de l’effroi. Fière descendante d’une lignée divine, la Reine Mère voulut un châtiment mémorable. Attacher le coupable à un rocher pour que chaque jour un aigle lui dévore le foie qui se régénère le lendemain ? Non, déjà fait. Le sangler à une roue enflammée qui tournoierait sans cesse dans les Enfers ? Trop commun. Puis l’idée jaillit. Elle allait mettre cet homme en bouteille. Là serait sa place pour l’éternité.

Deux mille ans plus tard, le petit mari est toujours sous le joug de la malédiction, le corps glacé dans le verre planté dans la vase des abysses. Sauf que cette fois, le destin se veut trublion. Rapidement, la bouteille se glisse hors de son étreinte, balayée par le passage d’un poulpe gigantesque. D’un tentacule alerte, la créature se saisit de l’objet, remonte à la surface, et fait un lancé digne d’un champion de baseball en direction d’un navire de pêcheurs. Et la bouteille roule sur le pont aux pieds de la fille du batelier. Adelaïde. Neuf ans. De retour dans sa chambre, elle regarde la bestiole humaine à travers le verre et décide de retirer le bouchon. Le petit mari, laborieusement, serpente et se hisse hors du goulot, où il est attrapé d’une jolie poigne. Affublé d’une perruque blonde et d’une robe courte, il devient alors prisonnier d’une maison de poupée. A la merci d’une enfant qui joue à punir, comme son père sait si bien le faire.

 

Publié dans concours

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M
Ah j'aime beaucoup ! Bravo ! Très original !
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S
Vous allez finir par croire que je fais une fixation sur Pascal Bruckner mais, ce texte me fait un peu penser à son roman Le petit mari. Un roman totalement décalé que j'ai adoré ! ;)
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P
Voilà une histoire très originale ! Bravo !
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M
Captivant, original, imaginatif et très bien écrit !
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M
Bravo pour ce texte fort original !
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C
Excellent !
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B
Il a bien mérité son sort, le vilain mari ! Quelle originalité pour cette histoire sous forme de conte !
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C
Alors là, quelle imagination!
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