Un extrait de L'Annonciade, de Didier Fond

Publié le par christine brunet /aloys

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Le portrait d’un des personnages principaux.

 

 

Emeline Lemaire avait la soixantaine bien sonnée et portait haut et ferme un visage à qui la nature, facétieuse à ses moments perdus, avait donné une laideur qui aurait pu être sympathique mais que sa propriétaire s’ingéniait, avec un remarquable talent, à rendre encore plus disgracieux. Elle ne se maquillait pas. Elle ne s’était d’ailleurs jamais maquillée. Les fards, le rimmel, le rouge à lèvres et autres poudres « peinturlurantes » étaient réservées, d’après elle, à ces femmes légères, à la vertu facile, qu’Emeline Lemaire pourfendait dans ses anathèmes quotidiens.

 

Les gones du quartier, affreux gamins qui ne rataient jamais une occasion de se moquer d’elle, prétendaient qu’elle ne se lavait pas non plus et que le savon ne faisait pas partie de sa trousse de toilette. Ce n’était pas vrai. Mademoiselle Lemaire –je suis une demoiselle, moi !- prenait grand soin d’elle-même. Ce n’est pas elle qui serait sortie attifée comme cette Berger qui, à son âge, n’avait pas honte de jouer les Cosette. La haute opinion qu’elle avait d’elle-même lui permettait de tracer de son horripilante personne un portrait élogieux mais hélas, faux. La forme de ses chapeaux faisait se tordre tout le monde. Elle était toujours vêtue de noir, hiver comme été. Une couleur qui lui seyait assez mal et faisait ressortir son teint d’endive anémique. Elle complétait sa panoplie funèbre par d’épais bas à la couleur incertaine, sans doute noire à l’origine, mais que des années de lavage avaient fait virer à l’anthracite décoloré. Le portrait n’aurait pas été complet si l’on avait omis le parapluie, arme guerrière dont elle ne se défaisait jamais, qu’il pleuve, qu’il fasse beau, qu’il vente, qu’il neige, ou qu’il tombe « des sœurs à la renverse et des curés à bouchon ». Parapluie dont certains grossiers personnages prétendaient qu’il était utilisé à d’autres fins que celles attribuées généralement à ce genre d’objet.

 

Emeline Lemaire ne s’était jamais mariée. Elle en avait pourtant eu l’occasion. Il se trouva bien, à l’époque lointaine de sa jeunesse, deux ou trois jeunes gens pour lui tourner autour. Sa laideur cachait sans doute une âme généreuse et bonne. Et puis, au fond, elle n’était peut-être pas si laide que ça. Certes, ses traits étaient trop durs, trop accentués, elle avait un gros nez  -genre boule de bilboquet plantée en plein milieu du visage- qui avait tendance, l’hiver à prendre une assez vilaine couleur rouge violacé, et une bouche trop grande ; mais les yeux étaient beaux. Immenses, dans ce petit visage, d’un bleu étrange, qui contrastait avec la noirceur des cheveux, pas très épais, et pas trop bien plantés non plus, il fallait être franc. Ses yeux étaient sa seule beauté, son seul atout. Le regard eut-il été doux et lumineux, Emeline Lemaire n’eût pas attendu bien longtemps pour connaître les délices du mariage. Pourtant, les prétendants l’abandonnèrent les uns après les autres. Le dernier s’enfuit alors qu’elle avait vingt-huit ans. Un matin, il émergea des brumes irisées du Beaujolais et la vit telle qu’elle était. Laide, bien sûr, mais surtout désagréable, mesquine, chichiteuse et toujours prête à déverser son fiel sur la tête de quelqu’un. Le choc fut insoutenable.

 

C’est ainsi qu’Emeline dut se résoudre à finir « vieille fille » et à garder éternellement sa virginité. Particularité qui n’intéressait personne mais qu’elle clamait haut et fort. Mieux vaut ne pas mentionner ici l’opinion des hommes du quartier à son égard. Tout au plus répèterons-nous, en nous excusant platement, ce qu’avait dit le boulanger de la rue Pouteau à sa femme, un soir que la conversation était, comme par hasard, tombée sur « la Lemaire » : aucun mâle digne de ce nom ne pourrait s’allonger entre les cuisses de poulet anémié de cet engin. Fin de citation. Notons cependant que la boulangère n’avait pu retenir une grimace en entendant l’expression « cuisses de poulet anémié » non pas tant à cause de l‘image peu ragoûtante qu’elle faisait naître mais parce qu’elle se demanda tout à coup comment son mari pouvait connaître ce genre de détail, les robes amples de la Lemaire lui descendant nettement au-dessous du genou.

 

Ces échecs sentimentaux n’avaient bien sûr pas arrangé le caractère déjà peu avenant de la bienheureuse Lemaire toujours vierge, comme disait le mari de la laitière qu’elle avait un jour traité de « mauvaise langue » et dont la réplique immédiate « ma femme ne dit pas ça » l’avait clouée au mur et lui avait ôté, pour quelques délicieuses secondes, tout don de répartie. Le fiel, amassé au cours d’une jeunesse ratée, lui remonta au visage et lui fit prendre un teint jaunâtre. Elle voua à l’humanité une totale exécration, et à l’espèce mâle en particulier une haine si intense qu’elle fut responsable, pendant toutes ces années, par ses ragots, ses méchancetés et ses sournoises allusions, de bon nombre de paires de claques échangées dans les foyers, de disputes fracassantes, voire de deux divorces –triomphe absolu qu’elle savoura en se procurant, bien à l’abri des regards, la seule ivresse qu’elle ait connue, celle donnée par le cognac. Intelligente, elle était capable de la plus subtile diplomatie quand elle le jugeait nécessaire, ses armes préférées étant alors le sous-entendu empoisonné et le compliment à rebours. Bref, Emeline Lemaire était une plaie, le cauchemar des gens du quartier, statut qui lui convenait parfaitement et dont elle s’enorgueillissait avec un évident plaisir

 

Expression typiquement lyonnaise. Etre « à bouchon » signifie être à plat ventre. (NDA)

 

 

 

 

Didier Fond

Publié dans Textes

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D
<br /> Merci à tous pour vos commentaires sur cette "pauvre" Emeline... (malmenée, je l'avoue, mais elle le mérite !)<br />
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P
<br /> Cette Emeline m'intrigue ...<br />
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E
<br /> J'adore aussi sans modération! Quel style, et que l'on a envie d'aller plus loin;... J'avais beaucoup aimé le premier livre de Didier, celui-ci prouve que ce n'était pas "un coup de chance"...<br />
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M
<br /> Un modèle de description! J'adore!<br />
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C
<br /> On l'imagine, cette Emeline, avec au creux de chaque ride le noeud d'une existence dont on se demande ...<br />
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V
<br /> Un portrait piquant et savoureux à la Courteline - un régal!<br />
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