Micheline Boland nous propose un texte à l'occasion de Pâques "Petite fugue"

Publié le par christine brunet /aloys

PETITE FUGUE

 

Ceci se passe au temps pascal, entre Rome et notre pays. En ce temps particulier, les cloches regagnent leur clocher chargées de chocolats qu'elles vont laisser tomber à proximité de chez elles dans les jardins fleuris de début de printemps. Le matin de Pâques, les enfants vont ainsi les découvrir. Moments de joie, moments d'excitation pour les petits et les plus grands.

Toutes ces cloches vont joyeusement, quoique lourdement remplies. Progresser leur est parfois pénible quand le vent hésite à souffler ou quand il souffle dans une direction contraire à celle du lieu où elles se rendent. Toutes ces cloches vont donc gaiement à l'idée de faire tant d'heureux. Toutes les cloches sauf une, une petite cloche venant d'un bourg proche d'une grande ville. Ce qui la rend d'humeur exécrable, ce n'est pas tant l'effort à fournir que la jalousie. À l'aller, elle est passée au-dessus de la ville. Elle a admiré les beaux toits de tuiles et d'ardoises, les avenues, les jets d'eau, les fontaines, les placettes et les parcs. Alors, elle envie toutes ces grosses cloches issues de cossus clochers qui vivent en grande compagnie, qui contiennent quantité de sujets en chocolat, qui produisent un son assourdissant, qui contemplent à longueur d'année un décor de rêve. Ne vient-elle pas de quitter Rome, ville majestueuse s'il en est ! Plus  elle avance, plus la jalousie qui l'habite déborde en elle.

Durant les premiers kilomètres, sa fureur est telle qu'elle raisonne à peine. Mais au fil des kilomètres, une solution s'impose. Elle va aller plus vite que toutes les autres, pour usurper une place dans un clocher de rêve, un clocher de basilique ou de cathédrale, un clocher d'où elle verra le va-et-vient de nombreux passants, d'où elle contemplera le cœur historique de la ville, d'où elle entendra les bruits d'une circulation animée. La voilà donc qui accélère la marche. Pour aller plus vite, elle se dessaisit d'un peu de chocolat. Progressivement, elle évacue presque tout son chargement. Qu'importe quelques kilos d'œufs de plus ou de moins, là où elle va, nombreuses seront les cloches qui accompliront la même œuvre qu'elle !

Ainsi, elle livre ses derniers œufs dans le jardinet entourant la cathédrale, puis elle va prendre place dans le vaste clocher. Elle est la première. Heureusement, car c'est à grand peine qu'elle reprend son souffle. Dans une large expiration, son battant va heurter ses parois. Un son s'échappe qu'elle ne se connaissait pas. Un son relativement léger pour une cloche, mais suffisant pour alerter un badaud qui, distrait, trébuche sur un banc et découvre ainsi à ses pieds un petit œuf. Le bonhomme ramasse l'œuf et s'enfuit à toutes jambes. C'est encore le petit matin, il est mal réveillé, pense-t-il.

 La petite cloche est bientôt rejointe par d'autres cloches, combien plus volumineuses, combien plus prestigieuses. Elles n'ont pas leur langue en poche. "Pars vite, tu as pris la place de Marcelle, la plus vieille d'entre nous." "Comment peut-on être aussi distraite ?" "Va vite pour rejoindre ton village, car tu viens d'un village n'est-ce pas ?" "Allez ouste, rejoins tes sœurs elles doivent être inquiètes ! Tu vas rater la fête."

La petite cloche se fait rabrouer. Bientôt, arrive Marcelle, qui d'un seul coup de battant, pourtant fort contenu, fait naître en elle une telle frayeur, qu'elle se décide à partir sous les huées de tout le carillon. La voilà désarçonnée qui vole bien vite vers son village. Ses deux sœurs l'accueillent plutôt gentiment. "Pourquoi t'es-tu tant pressée ? Ça ne valait pas la peine de tant courir pour perdre ensuite ton temps à retrouver ton chemin. Nous nous demandions où tu étais passée."

De son petit clocher, elle observe les prairies, les jardins, le bétail, les bosquets au loin. Quoi de plus reposant après son voyage que de laisser son regard parcourir ce paysage bucolique qu'elle admire pour la première fois de sa vie ? Des remords, elle en a bien sûr. Mais elle ne les manifeste pas. À  quoi bon ternir la fête en avouant un moment de faiblesse ?  À  dix heures moins quart, comme ses deux amies, elle sonne pour annoncer à tous la fête pascale ! 

Les jardins et les prés sont garnis d'œufs et sujets en chocolat aussi nombreux que les années précédentes. Il paraît que des cloches fatiguées par le long voyage accompli et découragées à l'idée du chemin qui leur restait à faire s'étaient justement un peu allégées au-dessus du bourg !

 

Micheline Boland

 

Publié dans Textes

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P
Merci, Micheline, pour cette histoire de cloches. J'espère qu'elles n'oublieront pas de passer au-dessus de mon jardin...
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C
Chez moi, ça fait une paye qu'elles ne passent plus ! Un trafic de mouettes trop important au-dessus de mon jardin, sans doute ;-)
E
Rafraichissante histoire d'une cloche qui se laisse aller à la jalousie et s'enhardit un peu trop pour son grade, et puis constate que malgré tout, tout compte fait, en fin de compte... Merci Micheline !
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M
Un grand merci pour vos commentaires et vos partages. Joyeuses Pâques à tous !
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C
Joyeuses Pâques à toi également, Micheline et à vous tous !
C
Un texte qui nous fait un bien fou, merci Micheline!
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J
Merci beaucoup Micheline pour cette histoire qui fait du bien à la mémoire...<br /> Bisous.
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C
Merci pour ce texte plein de souvenirs
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P
Une belle histoire...des cloches et une fête bien nommées 😃
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A
Ah! les cloches de Pâques et leurs "cocognes" en chocolat... Merci Micheline, pour ce joli texte et les souvenirs d'enfance qu'il a réveillé.
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