Pile ou face vers une autre dimension, une texte signé Carine-Laure Desguin

Publié le par christine brunet /aloys

Pile ou face vers une autre dimension

   

   Pour Niels Schuid, un Basique parmi des milliards d’autres Basiques, la journée de bio-travail prend fin. Et, pour l’employé de cette méga-multinationale « MOZERODEFO », les heures linéaires qui suivront ne seront ni moins harassantes ni moins mystérieuses que celles qui viennent de s’écouler. Il lève la tête, la techno-cellule juste en face de la sienne est restée vide de toute forme de vie encore ce jour. Niels Schuid n'entrevoit aucun mouvement humain ni même robotisé, aucune lumière n’éclaire les ordinateurs et les machines n’émettent aucun bruit. C’est le troisième jour que sur le dérouleur bicolore accroché au-dessus de la vitre de cette techno-cellule on peut encore lire les nom et prénom de son supposé occupant, Dave Coppens. Et, c’est le troisième jour que Dave Coppens reste invisible. Lorsqu’un Basique est absent pour une raison ne figurant pas dans le règlement de la boîte qui l’utilise, ses nom et prénom sont effacés illico et l’individu ne réapparaît jamais. Dave Coppens est donc clean de ce côté-là et sans doute reviendra-t-il à son poste un de ces prochains cycles circadiens. Un doute taraude cependant l’esprit affûté de Niels Schuid. Depuis plusieurs péricycles, certains de ses collègues s’absentent et, lorsqu’ils reprennent leurs fonctions, quelque chose en eux s’est modifié, leur visage semble figé comme si la moindre grimace leur était devenue impossible à réaliser et esquisser un sourire leur demande un effort surhumain. Niels Schuid est déterminé à rester attentif au comportement et au physique de Dave Coppens - du moins ce qui lui est autorisé de percevoir de son collègue - et ce dès que celui-ci reprendra sa fonction. Ce qui ne sera pas une mince affaire, la Hiérarchie œuvrant d’une façon drastique pour que chaque individu reste une énigme ou presque pour l’autre. Et ces techno-cellules juxtaposées aux vitres transparentes ne collent d’ailleurs pas avec la politique générale de la Hiérarchie, sans nul doute un subterfuge de plus pour brouiller les pistes et provoquer la confusion chez les Basiques les plus futés. Tout n’est que contradiction dans cette société, en conclut Niels Schuid. 

   Les téléchargements du jour prennent fin, les ordinateurs suspendus aux parois de la techno-cellule clignotent dans tous les sens.  Subsiste le stress quotidien des dernières minutes : une voix métallique annoncerait sur un ton réprobateur, Une partie de vos recherches est irrationnelle, recommencez vos opérations, agent Niels Schuid. Ce qui impliquerait pour l’agent l’obligation de rester coincé dans cette techno-cellule d’une superficie de cinq mètres carrés tout au plus jusqu’au moment où un des robots maculés d’une chair à l’apparence humaine, une surpeau poreuse et verdâtre s’avancerait dans le volume asphyxiant et délivrerait le message attendu, Contrôle travail effectué départ imminent programmé pour l’agent Niels Schuid.

   Téléchargement correct cent pour cent, voilà le message libérateur que Niels Schuid, à demi-soulagé, entend à l’instant. À ce moment-là, l’agent exténué par des heures de concentration intensive parcourt tant bien que mal sur la paume de sa main gauche un hologramme projeté via un des ordinateurs de sa techno-cellule, hologramme représentant l’itinéraire obligatoire à emprunter pour ce mercredi 20 juillet 2102. Tout ce singulier processus pour atteindre la sortie de l’immeuble. Chaque agent de la multinationale « MOZERODEFO » reçoit, une fois ses heures de bio-travail effectuées, un itinéraire obligatoire à emprunter jusqu’à la sortie de la boîte et un autre itinéraire, renouvelé lui aussi chaque jour, pour rejoindre la multi-gare des aérobus-citoyens. La raison véritable de ces itinéraires labyrinthiques, aucun Basique ne la connaît vraiment. La Hiérarchie veut-t-elle se donner bonne conscience en freinant un maximum la propagation des virus qui circulent sans cesse depuis la pandémie dévastatrice de 2020 ? Ou éviter de futures connivences voire amitiés entre Basiques ? Cette seconde hypothèse semble plus que plausible. Trop de contacts entre humains impliqueraient la possibilité de créations de groupuscules nuisibles à la Hiérarchie. Des micro-révolutions ont déjà fomenté un peu partout sur Gaïa ces dernières années et la Hiérarchie a mis fin à ces soulèvements d’une façon ultra-rapide. Les Basiques ne sont pas dupes, ils ne sont que des numéros, ou bien pire encore. Et ce « bien pire encore » devient peu à peu aux yeux de beaucoup, une triste évidence.

    D’un regard circulaire Niels Schuid vérifie pour la énième fois que rien ne traîne dans sa techno-cellule, aucun papelard codé, aucune pilule protéinée, aucune graine. La cellule de Dave Coppens, à cette heure-ci, est toujours inoccupée et les ordinateurs sont inactifs. Le trajet jusqu’à la sortie est plus long que d’habitude, Niels Schuid croise très peu de Basiques et tous ces visages lui sont totalement inconnus, à croire que le cheptel de Basiques a été renouvelé. Il lui semble reconnaître au loin, à sa démarche, Dave Coppens. Mais une fois arrivé à la hauteur du supposé agent volatilisé, et surpris par des fouilles numériques successives, il déchante. Son voisin de cellule était plus petit et la Hiérarchie ne se permettrait quand même pas d’étirer les membres des Basiques ou alors ce serait une méthode inédite. Tout est possible désormais sur la surface de Gaïa depuis que la Hiérarchie s’est imposée manu militari dans tous les pays de la planète bleue. Des Hybrides mutants qui se matérialisent et se dématérialisent à chaque coin de rue au supposé contrôle des pensées en passant par les fouilles numériques intempestives, rien ne peut encore étonner les Basiques, ces esclaves de la Hiérarchie.

   Arpenter un labyrinthe de couloirs sombres et froids aux échos métalliques, attendre une reconnaissance faciale devant chaque ascenseur sous les orbites creux et glauques d’un robot, c’est chaque soir et chaque matin une épreuve morale déstabilisante. Parfois via des souffleries tubulaires vissées de part et d’autre sur les murs de ces couloirs ténébreux s’exhalent des senteurs printanières ou encore marines et des sons ad hoc se font entendre : des gazouillis d’oiseaux, des claquements de vague contre des récifs, des sirènes de bateaux, ou encore des chants mélodieux de baleines blanches. 

   Traverser les rues de la ville s’apparente à un safari dans une ville atomisée. À cette heure tardive, Niels Schuid ne croise encore des Basiques, des hommes, des femmes, des androgynes, des asexués, et des indéterminés qui, tous sans exception, scrutent sur leur paume de leur main gauche l’itinéraire obligatoire jusqu’à l’aérobus désigné. C’est seulement depuis le péricycle dernier que la Hiérarchie a instauré le système holographique. Avant cela, les Basiques entendaient les itinéraires via un implant auditif mais des interférences d’origine inconnue ont provoqué des mortelles bousculades dans les allées centrales. Chacun sait que le système holographique ne sera que provisoire, la Hiérarchie prenant soin d’éviter toute accoutumance. 

   Tout le long de ce trajet, ce ne sont que hauts bâtiments vides aux vitres éclatées, aux portes fracturées. Parfois s’échappent d’une ouverture des cris stridents et des odeurs pestilentielles. Au loin on devine les vestiges d’anciennes cités minières. Dave Coppens est-il en train de crever dans un de ces fourbis ? Dès que Niels Schuid attarde son regard et ses pensées sur l’un ou l’autre de ces lieux désertés, l’agent subit une salve de fouilles numériques. Son corps entier est scanné et ses pensées les plus profondes et intimes sont sondées et sans doute enregistrées. Résigné et afin de ne plus songer à Dave Coppens, il fixe dans son imagination un épais mur de pierres. 

   L’aérobus vingt-neuf atterrit sur l’esplanade avec trente minutes de retard. Une quarantaine de Basiques attendent l’engin volant aérodynamique. Cette agglutination de Basiques ne présage rien de bien, se dit Niels Schuid avant de revisiter au plus vite son épais mur de pierres. De fait, un robot débarqué de nulle part, une manifestation présentielle immédiate, se pointe et vomit des numéros. Une vingtaine de Basiques s’avancent sans broncher et suivent illico le robot à la surpeau verdâtre qui les invite à suivre un autre trajet vers une lointaine esplanade en les nommant comme étant devenus désormais des « surnombrés ». 

   Quelque part dans un caisson oxygéné de la base « X.NEXIAM » située à deux mille kilomètres sous la croûte terrestre de Gaïa :

  • Général Kundall, je viens de vous transférer les informations du Noyau Galactique. Le jeu continue.
  • Tous les Basiques doivent être éliminés ? Ou uniquement les « surnombrés » demande Kundall d’une voix presque tremblante au Président de la Hiérarchie.
  • Éliminés n’est pas le terme précis. Utilisons le mot adéquat, toujours. Disons qu’une fois la dernière phase des opérations terminée, ils seront tous remplacés, Basiques et « surnombrés » par des hybrides d’autres galaxies.
  • Tous, vraiment Monsieur le Président ?
  • Tous, Kundall, tous. Dans six péricycles tout au plus, plus aucune émotion ne sera visible sur les visages des supposés Basiques de Gaïa. Les mots rire, joie, amusement seront bannis à tout jamais de notre vocabulaire. Les Basiques des multinationales « MOZERODEFO » des grandes villes de Gaïa prestent un excellent techno-travail sans rien soupçonner de ces manipulations. 
  • Et nous ? Et nos familles, Monsieur le Président ?
  • Les hommes de notre base et les familles font partie du Grand Jeu. La Hiérarchie suprême, commanditée par une injonction du Noyau Galactique, jouera à pile ou face lors d’un pseudo-événement ou l’autre. Nous sommes tous, je dis bien tous, de minables et expérimentales marionnettes, mon très cher Kundall. 

 

Carine-Laure Desguin

 http://carineldesguin.canalblog.com/

Publié dans Textes

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
P
La science-fiction, ce n'est pas trop pour moi, mais Carine-Laure y excelle, comme dans tous les genres d'ailleurs !
Répondre
C
Merci Phil, tu y vas fort quand même mais merci ... Pour le moment suis assez SF en effet, mon imagination carbure à plein tube.
M
Un excellent récit de science-fiction. Bravo !
Répondre
C
Merci Micheline, cela nous éloigne des contes de Noël mais tant pis.
A
Moi, ce récit me fait penser à l'excellent Brazil de Terry Gilliam ou encore au nom moins excellent THX1138 de George Lucas, le coucher de soleil final en moins...
Répondre
C
De belles références, merci beaucoup!
E
Une conclusion très désabusée, il lui est donc resté un peu de clairvoyance, à ce pauvre homme... Dis Carine-Laure, ce n'est pas un conte de fées, hein? Ni une prédiction? Rassure-moi :)
Répondre
C
Ah chère Edmée, ns ne connaissons pas l'avenir. Mais il ns rattrape, c'est certain. Je me mets soudainement à penser au fabuleux sketch de Francis Blanche, autant rire hein ...