Concours "Les petits papiers de Chloé" : le bonheur est ailleurs Texte 5

Publié le par christine brunet /aloys

Tant pis

 

J’ai toujours craint le malheur bien plus que je ne désirais le bonheur. Pour me sécuriser, j’évite toute prise de décision et surtout tout changement de trajectoire. Je reste bien sur ma piste, skis parfaitement parallèles, et je file pas trop vite pour éviter tout risque d’avalanches. Mais je déteste la neige, j’ai froid, les lèvres gercées et les orteils comprimés par ces putains d’après-ski de merde.

Bref, passons sur cette allégorie un peu hasardeuse, je suis une femme aigrie. Aigrie et totalement obnubilée par l’impensable idée de quitter son mari. C’est dit. Je fais semblant que tout va bien, mais intérieurement, je suis en perpétuelle alerte rouge. Ça pleut, ça gèle, ça craint. Je ne vous parle même pas des dégâts. Je sais, je vous entends, vous vous dites Mais pourquoi ne pas se séparer ? On n’a qu’une vie, non ? Eh bien justement, avec une seule vie, on n’a pas le droit à l’erreur. Imaginez si notre divorce mène au suicide de mon époux. Ou pire, s’il met fin à mes jours. Et puis, j’oubliais de vous dire : nous avons deux adorables ados, Justin et Justine. Rien que l’idée de leur annoncer notre rupture me fend le cœur. Ils ne comprendraient pas. Et surtout, ils me détesteraient. Je deviendrai celle à cause de qui tout s’effondre. LA coupable. Hors de question. Je tiens beaucoup trop à eux.

Ah, le désamour. Le fuir, le combattre ou vivre avec ? Je crois que j’aurais pu m’en accommoder s’il n’y avait pas eu cette goutte de trop. Une goutte faite à 99% d’eau et de chlorure de sodium. Quand mon mari m’a annoncé, en sortant de chez le médecin, alors que je l’attendais oisivement à la terrasse d’un café, que son hypersudation était hormonale et surtout irrémédiable, j’ai crû tomber de ma chaise. Là, comme ça, en plein milieu de gens assis comme il faut. Irrémédiables, ses auréoles malodorantes sous les aisselles, irrémédiables, ses cheveux suintants, irrémédiables, ses mains collantes. Ah, non. Trop, c’est trop !

J’ai donc décidé de tout faire pour qu’il me quitte. J’ai commencé par prendre du poids, un peu, beaucoup, à la folie. Mais malgré mes efforts, il continuait à me trouver séduisante. Échec cuisant. En attendant de trouver une autre solution, chaque soir, je lui servais une tisane bien chaude. Avec un somnifère dissous au fond de la tasse. Ainsi, j’avais la paix. Il s’endormait sur le canapé et, moi, dans notre grand lit frais sans son corps dégoulinant. Bien sûr, une pareille fatigue, si subite, surgissant systématiquement dès les premières minutes du journal télévisé, le questionnait, mais jamais il n’aurait pu imaginer que j’étais la main qui l’assommait.

Un soir de décembre, j’eus une illumination. Mon mari ronflait profondément sur le canapé depuis une bonne heure et je regardais l’émission d’investigation d’Elise L. Passionnante. Et inspirante. Le sujet : “Facebook, nouveau responsable des divorces d’aujourd’hui”. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? J’allais enfin offrir à mon mari une bonne raison de me quitter. Monica B. Son grand amour de jeunesse. Après quelques clics, je découvre qu’elle est toujours aussi ravissante, tout juste divorcée et, au bout d’un seul message et six émoticônes, je jubile en lisant qu’elle serait ravie de dîner avec moi. Enfin, avec lui, ou plutôt moi me faisant passer pour lui, enfin, vous comprenez. Gloire à Facebook ! 

Six semaines plus tard, mon mari me quitte.

Six semaines plus tard encore, je rencontre Georges C.

Aujourd’hui, tout va bien.

Justin et Justine vivent étonnamment bien notre séparation et j’ai retrouvé la silhouette de mes seize ans. Un seul bémol : Georges C. s’est bien gardé de me dire qu’il souffrait d’une inflammation chronique de l'œsophage responsable d’une haleine souvent fétide.

Tant pis.

 

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M
Ce cynisme décomplexé allié à un langage clair et percutant est très plaisant !
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E
Trop bon! Une odeur contre une autre, mais une vie contre une autre. Belle chute et conclusion :)
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M
J'ai adoré la chute !
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P
Parfois, je pense qu'il vaut mieux rester célibataire !
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