Micheline Boland nous propose un extrait de "Voyages en perdition"

Publié le par christine brunet /aloys

C'était le fruit d'un achat impulsif, une sorte de coup de folie. Lors d'un séjour à Paris, en compagnie d'une amie, j'avais acheté ce panama, couleur ivoire garni d'un ruban noir. Dans la boutique, devant le miroir, j'avais été séduite par mon reflet. Mon amie et la vendeuse m'avaient confortée dans l'idée que ce chapeau me convenait parfaitement. J'avais porté ce couvre-chef durant tout mon séjour. Rentrée chez moi, j'avais décidé de le porter ici, dans ce pays où le ciel est si bas et les touristes si rares…

Chaque lundi et chaque jeudi, j'allais déjeuner à midi quinze à la Taverne du jet d'eau. J'y prenais un croque crudités et un grand café, je m'asseyais sur la banquette de droite en face d'une affiche publicitaire pour les cafés Lilou représentant un homme au borsalino ivoire. Ce n'était qu'après être rentrée de France et avoir acheté mon panama, que je m'étais rendu compte que cette affiche n'était peut-être pas étrangère à mon coup de folie ! Cet homme me fascinait. Par divers côtés, il me ressemblait. Il portait des lunettes à monture dorée. Blond comme les blés, il avait le teint pâle et le regard bleu myosotis.

Un lundi, je vis un type entrer dans la taverne. Pas de doute, c'était l'homme au borsalino ! Il s'assit près du comptoir, commanda un croque crudités et un café noir. Son regard se posa sur moi, je lui souris, mais il demeura impassible. Je pensai que ce n'était qu'un signe de timidité. Quand il fut servi, je l'observai encore. Comme moi, il mangeait de toutes petites bouchées et s'essuyait régulièrement la bouche. Comme moi, il semblait apprécier la moutarde sur un morceau de pain.

Le temps passa vite. Il était près de treize heures. Dans un quart d'heure, je reprendrais mon travail à la banque. Dans un quart d'heure, j'aurais rompu le fil qui me reliait à lui. J'essayai de retarder le moment de la séparation. À treize heures douze, je payai mon addition au comptoir et eus l'audace, de déposer une carte sur la table de l'homme en disant : "Voici les coordonnées de mon blog". En quittant la taverne, je me retournai et le vis qui tenait mon petit carton jaune en main. Un instant, je regrettai de n'avoir pas porté mon panama ce jour-là.

Désormais, je mettais mon panama pour me rendre à mon travail. Un jour ou l'autre, j'espérais revoir l'homme et je le revis…

Un lundi, il m'avait précédée et occupait ma place habituelle en face de l'affiche. Je m'assis à la table voisine. Nous étions côte à côte. Nous mangeâmes la même chose, au même rythme et de la même manière. Et toujours ce rituel de la moutarde sur le pain ! Pourtant, nous n'échangeâmes pas un mot. Notre repas terminé, nous étions restés immobiles. La serveuse avait débarrassé nos tables. Il était près de quatorze heures quand je jetai un coup d'œil à la pendule accrochée au-dessus de la porte du vestiaire. J'allais arriver en retard au bureau… Je payai au comptoir et m'en allai après avoir dit au revoir à l'inconnu qui me dévisagea et murmura : "Salut".

"Salut", ce simple mot que je disais souvent en quittant le bureau, mes amis ou ma famille. Une ressemblance de plus entre nous. Je gardai ce "salut" en moi et le laissai fondre comme un morceau de chocolat noir pour n'en perdre aucune note.

En rentrant chez moi, j'eus l'idée d'écrire un article pour mon blog. Dans cet article, je parlai de ma rencontre avec l'homme au borsalino.

Dès que j'eus publié l'article, je me mis à consulter mon blog à mon lever et à mon coucher pour vérifier que l'homme n'y avait pas écrit un commentaire. Aucun commentaire ne vint, sauf celui de mon amie qui notait : "Depuis que tu portes ton chapeau, tu as trouvé ton style ! Bravo !"

Les lundis devinrent les jours les plus attrayants de la semaine. Le lundi ne marquait plus seulement le début d'une semaine de travail, il était devenu le jour d'une rencontre possible.

Un vendredi, je vis le journal sur le bureau de Bastien, le chef de bureau et j'aperçus ainsi la photo de l'homme au borsalino. En première page, l'article était titré : "Une nouvelle bactérie meurtrière ? D'autres décès en vue ?"

Je dis à Bastien : "Je peux lire ?" Il me fit un clin d'œil : "Ce bonhomme te ressemble, n'est-ce pas ? J'ai vite parcouru l'article. On ne cite pas son nom, on n'a écrit que son prénom suivi d'un D. Figure-toi qu'il s'appelait Dominique comme toi et qu'il avait les mêmes initiales que toi. Lis, tu apprendras que le gars est mort en quarante-huit heures à peine d'une étrange maladie qui avait atteint la peau et les poumons. Un mal nouveau. En lisant, j'ai pensé au début du sida et à la grippe aviaire. Ça donne froid dans le dos…"

J'avais parcouru l'article. Le midi, j'étais allée manger à la Taverne du jet d'eau. J'espérais en savoir plus. Je m'étais assise sur la banquette en face du portrait. J'avais demandé au patron, à son épouse et à la serveuse : "Rien de neuf ?" Ils semblaient étonnés de ma question et m'avaient répondu par la négative…

Le soir en rentrant chez moi, j'avais aperçu des plaques rouges sur mes bras, mes jambes et mes mains… La nuit, ma respiration devint irrégulière et je fus prise d'une quinte de toux… Je décidai de me lever et d'écrire mes sensations tant bien que mal sur mon blog.

(Tiré de la nouvelle "Un panama")

Micheline Boland

Publié dans Textes

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M
Merci Marie Noëlle !
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M
Quelle chute ! Toujours du plaisir à lire Micheline !
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