Secret's garden, une nouvelle de Carine-Laure Desguin

Publié le par christine brunet /aloys

Secret’s garden

Ces paroles de mon vieux, elles résonnent encore en moi. Comme si c’était hier. Un coup de pied au cul qui, voici une vingtaine d’années, envoya valdinguer tout ce qui me restait de mes sentiments filiaux et de ma putain de vie dans ce deux-pièces miteux.

— Fous l’camp pauv’ petit con, ça me fera une bouche en moins à nourrir ! gueula-t-il. Des paroles odieuses, vomies par un alcolo notoire. Une misère.

Sac au dos, j’ai dévalé les dix étages par l’escalier en colimaçon, l’ascenseur ne fonctionnait plus depuis des lustres. Je me revois encore, trébuchant sur les canettes vides et sur un ou deux mecs shootés à l’héro. En bas de mon HLM aux murs peinturlurés de graffitis de toutes les couleurs, la longue bagnole noire m’attendait, comme prévu. La veille, le juge avait sifflé devant les assistants sociaux et toute cette clique de bons à rien :

— Un an d’intérêt général ! Le soussigné Kévin Villard est tenu de seconder et d’aider le jeune Edouard Stern, atteint d’une pathologie mentale incurable, durant douze mois consécutifs, et ce dans toutes les tâches du quotidien. La délinquance se paiera dorénavant de cette manière ! On n’incendie pas impunément les véhicules des honnêtes citoyens !

Ensuite, en aparté comme si j’étais un vieux pote du lycée, il me remit une enveloppe grise, dans laquelle je lirais les formalités pour le voyage, et aussi toutes les consignes d’usage. J’ai entendu le mot « secret » et ça m’a foutu les boules. Je ne savais pas ce qui m’arrivait, mais je pressentais qu’une bascule de mes pôles était imminente, question d’instinct.

Je me suis écroulé sur la banquette arrière de la bagnole et un type tout de noir vêtu, avec une tronche d’enterrement et des mots qui sortaient de sa bouche froids comme des glaçons, me tendit une bouteille bien fraîche de coca et un sandwich au jambon garni de lamelles épaisses de cornichons. Ça m’a fait tout bizarre, cette gentillesse. J’ai englouti tout ça, je crevais de faim, je n’avais plus rien bouffé depuis deux jours. Quant au type, il s’appelait Fred, me dit-il entre deux recommandations. Il m’énonça comme une récitation de sa voix stéréotypée les étapes de ce long voyage qui devait m’emmener vers une île paradisiaque. Là où résidaient le jeune Edouard Stern et son père, le richissime Alexander Stern. J’en n’avais rien à cirer, je voulais décamper le plus loin possible de tout ce merdier familial, même si le mot « secret » restait accroché au plafond de ma mémoire. Après, tout s’est enchaîné à une folle allure. L’aéroport, l’avion, l’atterrissage et puis encore un avion, un atterrissage plusieurs heures plus tard et encore un avion. Mes souvenirs sont flous, perdus dans les flots et les ciels azurés. Ensuite, Fred me conduisit vers un bungalow de planches, pareils à ceux des films américains. C’était la nuit, je ne voyais pas grand chose. Au loin, j’entendais les bruits de l’océan et les vents qui soufflaient. Mes pas frôlaient du sable chaud, la chaleur accablante de la journée ne s’était pas encore éclipsée malgré la tombée de la nuit. J’étais crevé et lorsque Fred me présenta d’une façon très solennelle ma nouvelle chambre, je n’ai même pas ouvert le lit, ni enfilé le pyjama bleu et blanc replié à côté de l’oreiller. Je me suis écroulé, presque évanoui, sur ce velours ocre du couvre-lit si doux sous mes mains crevassées et mon visage plein de sueurs.

— Cé l’heureeeee, cé l’heureeeee ! hurla une voix qui hachait ses mots. Je pensais que je rêvais. La voix recommença à jouer à l’horloge parlante et je rassemblai ce qu’il me restait de neurones. Tout me revenait, le juge, les avions, l’océan, le pyjama bleu et blanc. J’ouvris un œil et c’est comme ça que je le vis pour la première fois, lui, Edouard Stern. C’est vrai qu’il avait une tronche de demeuré. Des cheveux roux, hirsutes comme s’ils venaient de recevoir une décharge électrique de mille volts, une bouche tordue et de grands yeux bleus. Si bleus. J’ai eu peur ! Ce gars ressemblait à un extra-terrestre ! Ses yeux étaient d’un bleu transparent avec d’étranges fines paillettes argentées, tout autour de la pupille.

— Cé l’heureeeeee, recommença-t-il à rengainer, tu t’appelleuuuuus Kééévin, moi cé….

— Edouard Stern fils du richissime Alexander Stern, lui lançai-je, en essayant de me redresser, tout en me dépatouillant des oreillers et du pyjama.

— Oui, me dit-il, en élargissant son horrible bouche.

Je me dis que ce gars n’avait vraiment pas été gâté par la nature mais tout en examinant ses yeux, je conclus qu’il se dégageait de cet E.T. un truc attendrissant, un je-ne-sais-quoi qui me rassura.

— Tuuuu saiiiis, eeeeu cé égaaal à quoua ?

— Salut Edouard, je te comprends pas ! Articule moins fort !

Edouard s’était assis sur le lit et ses doigts trituraient les franges du couvre-lit, il donnait l’impression de les compter.

— Euuuu, céééé ééégal à quoua ?

— Ecoute, cher Edouard Stern, toi et moi, on vivra ensemble pendant un an, c’est comme ça. Ne t’excite pas quand tu me parles, on a le temps !

— Eeeeeeeu, cé égal au produit de la masse par le carré de la lumière ! débita-t-il tout de go, ou presque !

J’étais sidéré et me demandai sur quelle planète je venais de débarquer. J’ignorais encore que les prochains jours, j’irais de découvertes en découvertes.

— E= mc2 ! dit-il d’un seul souffle, tout en gribouillant la formule sur un petit carnet qu’il sortit de la poche de son jeans jaune.

— Oh mon gars, tu crois pas que je suis venu jusqu’ici pour m’exploser la cervelle !

— Siiiiii ! Vi-ens a-vec mou-a !

Edouard Stern était un drôle de bonhomme. Il devait avoir une quinzaine d’années, tout comme moi. Une silhouette longiligne, une démarche saccadée, comme robotisée.

Nous traversâmes un sentier recouvert de petits cailloux blancs et au loin, les vagues de l’océan grondaient. De temps en temps, Einstein – c’est ainsi que je le surnommai – se retournait et m’envoyait un clin d’œil. Rassurant!

Arrivés sur une plage déserte, nous montâmes dans une barque branlante.

— Oh ! Tu crois pas que je vais grimper dans ton espèce de truc foireux !

— Siiiiii !

Nous longeâmes la côte durant quelques minutes. Des centaines de mètres de plage et pas une âme qui vive. Je levai la tête pour m’assurer qu’un seul soleil était là-haut et que je n’étais pas sur une de ces planètes à deux ou trois soleils…

Einstein déployait une force de dix hommes, je ne ramais presque pas. La barque s’engouffra dans une crique, d’énormes rochers au-dessus de nous assombrissaient notre embarcation. C’était une espèce de long tunnel mais au bout, on distinguait des faisceaux d’une fine lumière qui s’élargissaient au fur et à mesure que nous avancions. Quelques coups de rames plus tard, Einstein m’avisa, en se retournant d’un geste brusque, de regarder vers la droite. Là, le tunnel se creusait et un passage latéral était surélevé et donc à sec. Nous continuâmes encore dans le long tunnel et au bout, une plage sur laquelle des dizaines de touristes se doraient sous le soleil nous dévoilait la perspective d’un paradis terrestre. Sur lequel des enfants jouaient au ballon, et criaient à tue-tête. Tous ces gens rayonnaient, ils étaient heureux. Einstein amarra la barque et je mis les pieds le premier sur cette plage. L’océan était calme et en projetant mon regard au loin, je m’aperçus que devant moi s’étendait un immense lac. Ce n’était pas l’océan. Des pêcheurs remontaient des filets remplis de poissons de toutes les espèces et de toutes les tailles. Un instant, je crus voir des saumons qui s’agitaient. Dans un lac, sous ce soleil de plomb, cela me parut étrange, non-conforme à tout ce que je savais de la nature. Et pourtant, c’étaient bien des bans de saumons…

Einstein s’assit sur un fauteuil de plage. Il sondait mon regard jusqu’à mes cellules les plus profondes, il me scannait. Il scrutait chacune de mes mimiques et je ne percevais aucune interrogation sur son visage, ce garçon n’était habité que de certitudes. Ses grands yeux bleus semblaient renfermer tous les secrets de l’univers, de la naissance des planètes jusqu’aux musiques des fonds sismiques qui prévoyaient les éruptions volcaniques. J’étais étonné de tout ce que je voyais. Ce lac au bout de ce tunnel creusé dans les roches, c’était étrange. Était-ce cela, le « secret » ?

Des heures s’écoulèrent et nous restions là, tantôt nous étions affalés sur les fauteuils de plage, tantôt nous nagions dans cette eau si transparente que les coraux et le plancton semblaient juste immergés sous la surface des petites vagues. L’eau était si chaude, si chaude. Jamais je ne m’étais baigné dans une eau si chaude et si pure à la fois. Sortir de ce lac me peinait, j’aurais aimé dormir et manger et vivre au milieu de ce lac. De temps en temps, Fred, toujours tout de noir vêtu nous apportait des victuailles, des fruits, des salades d’algues et des sardines grillées. Un délice. Sur le visage d’Einstein, je lisais de la joie. C’est étrange mais aucun de ces dizaines de touristes à la peau toute bronzée ne nous parlait. On aurait dit qu’ils nous traversaient le corps, qu’ils ne nous voyaient pas. L’air sentait bon le frais et pourtant nos pieds brûlaient, qui piétinaient le sable. Etrange.

Einstein me fit signe que la récré était terminée, il faisait de grands gestes, il économisait ses paroles. On remonta dans cette embarcation et à peine avions-nous ramé que mon nouveau pote me signala que le voyage s’arrêtait ici. Nous passâmes la porte latérale et nous fîmes une centaine de mètres à pied. Einstein restait muet. Il s’assurait que je le suivais et me mimait une gestuelle que je comprenais : attention à tes pieds ! Après des minutes qui s’allongeaient en éternité, nous arrivâmes dans une immense salle, avec des machines électriques, des cylindres, des turbines, des manomètres. On entendait des sons bizarres, comme ceux que l’on perçoit à l’intérieur des sous-marins. Le corps d’Einstein acquit alors une souplesse singulière, il ne se déplaçait plus comme un robot.

— Tu vois, Kévin, ici, c’est vraiment mon domaine ! C’est ici que j’expérimente tout sur tout !

Edouard Stern ne bafouillait plus ! C’était aussi hallucinant que tout ce matos autour de moi !

— Tu veux que je t’explique ?

— Waouwh, c’est trop fort!

— Il me semblait que tu avais remarqué les saumons, et cette eau si chaude ….

— Ben ouais et alors, heuuuu ! balbutiai-je…

— L’oxygène se dissout dans l’eau et plus la température augmente, plus l’oxygène se dissout et donc moins il y a de poissons !

— Ouais, et alors ? répondis-je, tout en tournant autour d’un gros cylindre tout blinquant.

— Et bien moi, j’ai inventé un système tout autre ! Je chauffe le lac en récupérant les gaz carboniques de la planète entière, par des pipelines qui passent dessous le lac. Ces gaz sont plus légers que les fluides environnants. La température des eaux monte, le lac se réchauffe et contrairement à la loi bien connue, l’oxygène ne se dissout pas. L’oxygène de mon lac se multiplie, ce qui fait que toutes sortes de poissons naissent et renaissent encore ! Tu te rends compte ? Plus l’eau est chaude et plus le taux d’oxygène s’élève ! Dingue !

— Waouwh ! Ce qui explique les saumons dans cette eau si chaude !

— Tu as tout compris ! Et plein d’autres poissons ! Et ces plantes aquatiques, une merveille !

— Tous ces cylindres….

— Presque rien, je recherche des univers parallèles. Alors je recrée dans mon laboratoire l’origine de l’univers, le grand bing bang. J’emboîte des cylindres les uns dans les autres et la rotation s’accélère…J’observe les tourbillons des liquides concentrés à l’intérieur mais ça, c’est une autre histoire.

L’année se passa comme ça, comme ce premier jour. La plage, le soleil, les cylindres. Et mon copain. Un matin, je me réveillai. J’étais dans une nouvelle école. Pour une vie nouvelle.

Jamais plus au cours de ces dernières années je ne croisai un personnage aussi troublant, sensible et intéressant que cet Edouard Stern.

Aujourd’hui, je suis pilote d’avion. J’ai atterri mille fois, dans tous les pays de la planète. Je n’ai jamais revu cette île. Jamais. C’est étrange, aux States, on récupère à présent les gaz carboniques. Dans des pipelines.

Carine-Laure Desguin

http://carineldesguin.canalblog.com

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É
Et ce conte démontre, s'il en était besoin, que les mondes parallèles se rejoignent à l'infini du rêve.
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É
Un conte bien mené, oui, qui nous emporte dans un monde merveilleux! Bravo, l'artiste!
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C
Oh merci les amis, quels commentaires! Le texte a été publié dans la revue Aura. <br /> <br /> J'en profite ici pour saluer l'équipe CDL. Sans ce blog, www;aloys.me, (et les autres blogs, et www.actu-tv.net), vous n'auriez pas lu ce texte. Et c'est une joie pour l'auteur de recevoir de telles critiques. <br /> <br /> www.aloys.me permet aux auteurs de dévoiler toutes les facettes de leur écriture et surtout surtout de ne pas les cataloguer dans tel ou tel genre d'écriture;<br /> <br /> Alors, n'oubliez pas d'alimenter notre www.aloys.me!
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R
Etourdissant ! Il suffit de se laisser porter par ce rêve magique. Bref, on en redemande.<br /> <br /> Vraiment bravo ! Et merci du partage.<br /> <br /> On en redemande ....Bonne soirée.
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M
Quelle imagination !!!! Quelle écriture !!! MERCI Carine-Laure :)
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M
Une merveilleuse histoire. Bravo Carine-Laure !
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J
Je rejoins Edmée, Carine-Laure. Non seulement ton texte m'a envolé au paradis de l'imaginaire heureux, mais en plus, tel un enfant j'y crois : je me suis senti ressentir les ressentis de tes deux personnages, le sable, la crique, la plage, le lac chaud, la lumière d'une planète ... meilleure. Dis, tu pourrais prolonger avec une suite parallèle : un truc du genre ... plus de guerres, plus de religion, de l'amour, de l'amour, de l'amour ... Clin d’œil à toi, merci et bravo pour ce petit bijou de conte !
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E
Magnifique conte, rêve éveillé, rêve endormi, sans repères, sans guidelines.... et on est émerveillé; on a envie d'en avoir fait partie!
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