Concours "Les petits papiers de Chloé" texte 9
Combat de l’une, combat de l’autre
Au troisième étage d’une tour qui en compte nonante-neuf, une mère et sa fille. Toutes deux regardent par la fenêtre. La mère, debout, tient dans sa main droite une tasse de café. La fille est assise, faussement reelax, sur l’appui de fenêtre, tantôt elle se tourne vers sa mère (elle cherche chez elle une quelconque réaction), tantôt elle jette un regard victorieux sur la foule en délire.
La mère. Ces manifs me tuent. La ville est en sang. Les gens sont fous. Ecoute-les ! Regarde-les !
La fille (moqueuse). Demain, la loi sera votée. Ce progrès, c’est le tien.
La mère. La loi sera votée…
La fille. Comment ? Tu n’as pas l’air de te réjouir de cette réussite ? Ma réussite. C’est moi, ta fille, c’est moi qui ai concocté dans ma propre cervelle cette petite trouvaille…Tu vois, tu as eu raison de t’investir dans mes études ! Le jeu en valait la chandelle ! Je suis le fruit de ton éducation, maman…A quoi penses-tu donc à l’instant, là, tout de suite?
La mère (nostalgique). Le jour de ta naissance. Le plus beau jour de ma vie. Je pense à toutes ces femmes qui désormais ne connaîtront pas cet instant. Par ta faute. Par la mienne aussi, en quelque sorte…J’étais si fière de ton intelligence, de tes années d’université, de tes réussites, de tes succès dans cette biologie expérimentale, de ces bourses que les états du monde entier accordaient à ta fondation, de tous ces chercheurs qui bossaient des heures et des heures, pour toi, pour tes travaux. J’étais si fière de tout ça…
La fille (avec sarcasme). Je ne comprends pas pourquoi aujourd’hui, tu remets tout ce travail en question. C’est un grand pas en avant pour la cause féministe, maman ! Le féminisme, le combat de ta vie !
La mère (ne répond pas à sa fille, ne tourne pas la tête vers elle non plus, son regard est fixé vers la foule). Je pense à toutes ces familles qui seront plongées dans des discussions sans fin…Il y aura des séparations, des amours avortés. Des femmes seront privées de ça, donner la vie…
La fille. Les hommes sont demandeurs ! C’est pour eux que ces recherches ont abouti !
La mère (haussant le ton). Il y a des massacres en bas de nos fenêtres ! Le sang éclabousse les murs de la ville ! Et tu restes sur ta position ! Combien de morts as-tu provoquées depuis l’annonce de cette « découverte » ? Des gens se sont entretués pour ne pas que cette loi soit votée ! Et ces enfants nés dans de tels utérus seront-ils encore normaux dans cinquante ans ? Et ces enfants-là, comment enfanteront-ils, eux ?
La fille. Mes résultats sont infaillibles, c’est certain. Et d’autres chercheurs prendront la relève. Moi, basta.
La mère. Tu m’effraies, ma fille, tu m’effraies. Tout m’effraie en toi. Ton assurance. Ta détermination.
La fille. Mon assurance, ma détermination ! Justement des qualités, d’après toi ! De belles qualités pour une femme, disais-tu ! Désormais, je vivrai ma vie. Et pas la tienne.
La mère (toujours le regard rivé vers la foule en délire). Je voulais que tu sois indépendante, que tu ne dépendes pas d’un mari…
La fille. Aujourd’hui, avec ce progrès gigantesque et cette loi votée, c’est une guerre que les femmes ont gagné ! TA guerre ! Les demandes affluent déjà dans les cliniques ! Dans neuf mois exactement les premiers enfants issus de ces utérus verront le jour. En fait, chère mère, c’est TA réussite. Tu ne voulais pas une fille, tu voulais un cerveau !
La mère (résignée, laissant tomber sa tasse de café et ne la ramassant même pas). J’avais lu Huxley, lorsque j’étais adolescente. Tous ces enfants dans des tubes, cela m’attristait. Ce matin, des manifestants se tuent sous mes fenêtres. Parce que les recherches scientifiques de ma fille ont abouti. Des embryons grandiront dans des utérus implantés chez… des hommes. Dans neuf mois, des hommes accoucheront d’un enfant. A cause de moi…
La fille (se croise les bras et regarde sa mère, avec de la moquerie dans la voix). Je hais la médecine. Je voulais être une artiste. Je voulais être une femme. Avec des dentelles et du mascara sur les cils. Je voulais chanter, danser, écrire. Une artiste, maman, je voulais être une artiste. Demain, des hommes accoucheront. Moi, je tire ma révérence, je ferme ces rideaux-là et je pars. Pour en ouvrir d’autres. Une artiste, maman, je veux être une artiste.