Le château abandonné, une nouvelle de Philippe Wolfenberg
Le château abandonné
Il en est des promenades comme de l’imagination : elles guident nos pas vers des paysages qui sont l’intime reflet des sentiments qui nous habitent. Ainsi, la solitude enfouie en moi se retrouve au détour des rues du petit village que je traverse d’un pas nonchalant. Les maisons, harmonieux amalgames de pierres et d’ardoises bleutées, semblent avoir été jetées au milieu d’une nature dont l’aspect sauvage accentue le côté mélancolique. Par delà le haut mur qui emprisonne le jardin de l’une d’entre elles, un saule pleureur laisse pendre ses longs rameaux. Une odeur persistante de chèvrefeuille embaume l’air chaud de cette après-midi d’été ; le rendant plus oppressant encore… A l’image de ces sentiments qui s’accrochent à mon cœur et m’empêchent d’oublier un passé douloureux. Le doux murmure d’une fontaine rompt le silence pesant qui règne en ces lieux. J’accueille avec soulagement cet accroc dans l’impression désagréable du temps qui se serait figé. La cloche d’une église égrène les heures. L’édifice est massif et jouxte une place ombragée.
Le ciel s’est obscurci, encombré de nuages gris et noirs venus de l’horizon, tels les messagers de quelque terrible nouvelle. Lorsque j’atteins les grilles entr’ouvertes d’un parc, une lueur vive m’aveugle, presque immédiatement suivie par un grondement sourd. Les premières gouttes de pluie se mettent à tomber. Je presse le pas et monte l’allée qui mène à un château abandonné. Les pelouses, immenses, sont plantées d’arbres majestueux et de buissons dont les fleurs fanées ressemblent aux désillusions que m’a apportées une envie d’absolu inassouvie. J’ai à peine le temps de m’abriter sous le portique que l’orage donne libre cours à toute sa violence. Je ne peux réprimer un sourire amer à l’idée qu’elle est si semblable à celle que le doute a insinué dans mon âme.
Je pousse l’un des lourds vantaux contre lequel je m’étais appuyé et, dans un grincement lugubre, je pénètre dans un vaste vestibule noyé dans une semi-pénombre. Comme je l’ai fait tant de fois avec mes souvenirs, je parcours lentement les pièces de cette vieille demeure tandis qu’un étrange sentiment, subtil mélange d’anxiété et d’exaltation, s’empare de moi. Je gravis les marches de pierre d’un interminable escalier en colimaçon qui mène au sommet de l’unique tour. Avec difficultés, je pousse un verrou rongé par la rouille et ouvre la porte qui donne sur un étroit balcon. Une rafale de vent, chargée de pluie, me plaque contre le mur. Je m’obstine pourtant et m’agrippe à la balustrade. Pour un instant, je suis devenu le gardien d’un phare inutile… Guettant, au loin, l’improbable apparition d’un vaisseau fantôme qui a sombré dans l’abîme de mes incertitudes.
Sans m’en apercevoir vraiment, je suis revenu à mon point de départ. La pluie a cessé et quelques timides rayons de soleil jouent avec les gouttes déposées sur la végétation et qui sont autant de lumières qui m’éblouissent et achèvent de m’égarer dans ce dédale de sensations intenses.
Je laisse derrière moi des secrets qui ne m’appartiennent pas mais que l’écho, tel un spectre lassé par tant d’années de déréliction, a murmurés à mon oreille. En moi, se ferme une grille dont la clé, en une chute lente et vertigineuse, va se perdre dans les sombres oubliettes de ma mémoire. A peine ai-je le temps de revoir l’image d’un regard où brillait la passion et celle d’un sourire tendre et doux comme une promesse de bonheur infini. Déjà, il faut m’en retourner vers des lendemains qui, paradoxalement, tels ces lieux délaissés, reposent sur les vestiges d’un passé heureux mais suranné...
Philippe Wolfenberg
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