Jean le bûcheron, une nouvelle de Micheline BOLAND

Publié le par christine brunet /aloys

 

Nouvelles à fleur de peau

 

JEAN LE BÛCHERON

 

 

Steenvoorde, 1938, dimanche de mi-carême

 

J’ai quatre ans. J’entends la musique joyeuse de la philharmonie. Je me trémousse. Je suis près de Maman et je lui tiens la main.

 

Jean le Bûcheron débouche sur la place. Il est aussi haut que les maisons. Je ne vois qu’un énorme monstre rouge armé d’une épée. Je frémis… Il risque de me prendre dans sa main comme King-Kong sur les affiches qui m’ont donné le frisson.

 

Il a les cheveux blonds, les yeux bleus, il avance lentement dans ma direction… Je crie d’effroi, je ferme les yeux, je me tourne vers Maman, je tremble de plus belle, je me réfugie contre sa robe. Mes petits pieds martèlent les pavés comme si je pouvais de la sorte faire disparaître le colosse, mes petites mains chiffonnent la robe bleue de lainage. Surtout ne plus voir cette chose qui pourrait m’écraser, me dévorer, me piétiner, me cueillir d’un geste de la main.

 

Maman rit doucement, comme elle avait ri quand j’avais eu si peur du clown au nez rouge et aux longs pieds qui, l’autre jour, s’était approché de moi pour m’offrir un caramel.

 

Maman me caresse les cheveux : "Ce n’est rien Minouche, c’est juste un homme de carton. Il a mon âge. Lui et moi nous sommes nés ici, la même année. Regarde comme il est beau."

 

Je me retourne, je l’aperçois qui s’éloigne. Ouf, le danger est passé ! J’ose alors taper du pied au rythme de la musique.

 

Longtemps encore, la musique me trottera dans la tête.

 

Durant la semaine, j’ai dessiné le géant. C’est ainsi que j’ai exorcisé ma peur.

 

 

Steenvoorde, Printemps 1945

 

Le buste de Jean, mon" Jean, "notre" Jean à tous, vient d’être emmené par des soldats allemands. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Ils l’ont emmené sur un char. Folklorique trésor de guerre, profanation indicible, triste cortège pour un géant de carton.

 

Je pleure contre l’épaule de Maman. "Hélas Minouche, nous ne le reverrons plus. Il me semblait qu’avant, il te faisait si peur…" Maman cache mal ses larmes dans un pauvre sourire.

 

J’avais appris à l’aimer ce Jean qui fait la fierté de notre localité, comme j’avais appris à aimer les clowns !

 

 

Steenvoorde, mi-carême 1949

 

Je regarde passer le nouveau "Jean" que l’on a construit pour remplacer l’ancien géant. Il a bien changé. Ses cheveux sont châtains, son épée a fait place à une hache. Moi aussi j’ai changé. J’ai grandi, je n’ai plus des jeux de gamine. Tandis que je regarde, je jette de temps en temps un œil vers Jean-Marie, le garçon blond qui me fait chavirer. Mon cœur bat la chamade pour les deux Jean ! Je martèle les pavés. Je voudrais tant que Jean-Marie me regarde, qu’il m’adresse un sourire mais il n’a d’yeux que pour l’autre, si majestueux. Il a le même âge que moi, Jean-Marie. Les filles, ça doit encore lui paraître bête. Il rêve peut-être de devenir porteur de géant.

 

En fin d’après-midi, ce jour-là, je bois une demi-bière avec Jean-Marie, sa sœur et ses parents. C’est une première qui me fait voir la vie en rose. Ce jour-là, j’ai l’impression que tous les chagrins de Maman se sont évanouis. Elle danse avec Papa. Elle porte une nouvelle robe, rouge comme l’habit du géant.

 

 

Steenvoorde, 1994, dernier dimanche d’avril

 

Je regarde passer le cortège. La musique de la fanfare me fait vibrer. Je chantonne, je me dandine. La main de Laure, ma petite-fille est serrée dans la mienne. Elle est toute chaude et toute moite. "Oh Mamylou, j’ai peur !"

 

Laure est toute pâle. Je lui donne un gros baiser sur les cheveux. Je dis à mon mari : "Jean-Marie, prends Laure sur tes épaules. Elle aura moins peur." Quand elle est là-haut, Laure bat des mains. Elle ne craint plus rien. Jean le Bûcheron est plus beau que jamais dans son nouveau costume. Je lui trouve quelque chose de débonnaire. Il y a longtemps que ses grandes moustaches, sa haute stature, son casque et sa hache ne m’inspirent plus aucune crainte.

 

Je l’ai dessiné et peint au cours d’aquarelle et mes amies ont trouvé ça fantastique. Quand je ferme les yeux, il m’arrive de me le représenter avec des détails que je ne pensais même pas avoir mémorisés. C’est sûrement le second homme de ma vie.

 

C’est jour de fête. Sans Jean le Bûcheron, pas de retrouvailles entre amis, pas de tartes, pas de café fort, pas de bière au programme.

 

 

Steenvoorde, 2005, dernier dimanche d’avril

 

Jacobus défile aux côtés de Jean le Bûcheron. Le fils aux côtés du père ! Moi, depuis quelques jours, je suis arrière-grand-mère. L’aînée de mes petites-filles vient d’avoir un bébé. Laure est près de moi, elle n’a d’yeux que pour Steven, un jeune homme

blond comme les blés, un fameux joueur de basket. À dix-neuf ans, il mesure près de deux mètres et c’est la coqueluche de toutes les adolescentes du coin.

 

Moi, je ne regarde que Jacobus et elle ne regarde que Steven… Comme je le fais depuis quelques années, je prends de nombreuses photos pour les montrer à Maman. Le soir, ma fille m’offre deux marionnettes en papier mâché qu’elle a fabriquées elle-même, une représente Jean le Bûcheron, l’autre Jacobus !

 

Maman, qui vit maintenant chez ma sœur, est venue en visite chez nous pour l’occasion. Elle n’a pas assisté au cortège. Cela fait quelques années déjà qu’elle n’en a plus la force. Installée dans un fauteuil, elle regarde les photos que je fais défiler sur l’écran du téléviseur. "On dirait que tu n’as plus peur de Jean le Bûcheron, hein, Minouche !" Je me sens rougir comme une enfant. Je suis gênée qu’elle m’ait apostrophée ainsi devant tous les invités. Je change de sujet : "Dis, Maman, tu me diras quelle photo tu veux que j’imprime…"

 

Laure, ma fille et mon amie venue de Tournai me demandent presque en chœur : "Dis, tu voudras bien nous imprimer aussi une photo des deux géants ?"

 

Juste avant de repartir, alors que je lui prends le bras pour la conduire jusqu’à l’auto, Maman me dit : "Tu sais, Minouche, la première fois que j’ai vu le géant, il m’est arrivé un accident… J’ai mouillé mon lit. J’étais terrorisée. Je n’avais plus eu d’accident depuis longtemps mais là, l’émotion avait été trop grande. Je ne m’en souviens plus mais c’est ce que Bobonne m’a raconté tant et tant de fois. Je crois que je n’aurais même pas osé dessiner ce géant comme toi tu l’as fait… Tu te souviens n’est-ce pas ?"

 

Ce fut sa dernière confidence. Quelques jours plus tard, elle mourait dans son sommeil avant que j’aie pu lui offrir la photo promise. Dans son cercueil, j’ai glissé une photo de Jean le Bûcheron et de Jacobus.

 

 

 

Micheline BOLAND

micheline-ecrit.blogspot.com

3e prix au concours de nouvelles historiques de Tournai la Page 2008

(Extrait de "Nouvelles à fleur de peau")

boland photo

Publié dans Nouvelle

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M
Merci Marcelle et Philippe.
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P
Et la vie s'écoule avec ses joies et ses peines, ses naissances et disparitions, tel un sablier qui se vide.<br /> Bravo Micheline.
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P
Une histoire très émouvante, dans ma ville c'est un peu la même chose avec notre &quot; Mononk Simpelourd&quot;. Toutes les générations se rassemblent autour de lui ( mais il ne fait pas peur, c'est un cocu légendaire) !!! :-)
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M
Merci Jean-Louis, Carine-Laure et Edmée.
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E
Une sorte d'histoire de la vie locale autour de ce bon géant...
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C
Un troisième prix bien mérité pour ce texte très émouvant.
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J
Quelle traversée immuable des générations. Beaux souvenirs ...
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