Texte 4 du concours "Les petits papiers de Chloé" : Rencontre du troisième type

Publié le par christine brunet /aloys

La vieille dame tranquille


 

Cette adorable vieille dame, un peu rigolote, me faisait invariablement penser à la maîtresse de Titi et de Gros Minet, avec ses cheveux blancs impeccablement tirés en arrière et retenus par un chignon en boule, ses petites lunettes sur le bout du nez et le gros camée épinglé sur le haut de son corsage immaculé. C’était madame Vialet.

Une voisine sans histoire, incroyablement discrète, que je voyais régulièrement aller et venir à pas menus, les jours de marché, tirant un caddie en tissu écossais dont les roulettes tressautaient sur les aspérités de l’allée mal entretenue.

Elle vivait seule avec son chat, un matou ébouriffé aussi noir que les chemisiers de sa patronne étaient blancs, et j’avais beau fouiller dans mes souvenirs, je ne me rappelais pas avoir jamais vu quiconque lui rendre visite. Et plus j’y pensais, plus je sentais comme une espèce de tristesse m’envahir. Aussi, le jour de la fête des voisins, je n’y tins plus. Plein de compassion, un carton de pâtisseries à la main, je grimpai avec détermination les trois marches me séparant de la terrasse pour aller appuyer sur la sonnette.

Elle vint m’ouvrir au bout d’une petite minute, entrebâillant prudemment la porte, le regard étonné mais aussi souriante qu’à l’accoutumée. Puis son sourire s’élargit en apercevant le paquet que je tenais délicatement par le ruban doré qui le fermait. « Oh ! » s’exclama-t-elle, visiblement ravie.

Elle s’effaça pour me laisser entrer. « Comme c’est gentil, monsieur ! » ajouta-t-elle en m’invitant d’un geste à la précéder dans un couloir assez sombre. Jetant un coup d’œil amusé sur la tapisserie à fleurs passablement défraîchie, un peu gêné malgré tout, je pénétrai bientôt dans une salle à manger qui sentait le renfermé et l’encaustique. Et là, là…

Je lâchai mon paquet qui heurta le carrelage avec un bruit mat. Saisi de stupeur, en proie à toutes sortes de sentiments contradictoires dont la très désagréable impression d’être victime d’un sinistre canular, je contemplai bouche bée, la gorge sèche, les deux grosses créatures insectoïdes commodément installées sur le canapé de cuir synthétique, à côté du chat en train de se lécher consciencieusement le bout des pattes.

« Ah oui… » intervint gaiement la vieille dame. « Suis-je étourdie… J’ai omis de vous avertir que j’avais des invités ! »

Des invités… Ces longues antennes et ces yeux globuleux qui me fixaient comme s’ils me transperçaient, cette carapace chitineuse, ces larges membres antérieurs qui leur donnaient l’allure de mantes religieuses… Non, c’était trop énorme, ça ne pouvait pas être vrai ! J’avalais difficilement ma salive.

« C’est… c’est quoi, ça ? » parvins-je à articuler, paralysé d’effroi.

« C’est qui, voulez-vous dire ? » répondit-elle en riant. Puis, facétieuse : « Je les ai appelés Dupont et Dupond car ils sont inséparables ! »

Surréaliste… C’était à devenir fou !

« Mais… mais enfin, bonté divine, d’où sortent ces… ces horribles choses ?

- Heureusement qu’ils ne comprennent pas vos paroles, ils pourraient bien se vexer, vous savez ! » fit-elle remarquer sur le ton de la plaisanterie. « Je crois qu’ils viennent de Sirius, monsieur…

- Comment ça, de Sirius ? Que me racontez-vous là ? Vous vous moquez de moi…

- Pas du tout ! Je crois qu’ils viennent de Sirius, parce que…

- Bon, ça suffit ! De Sirius ou d’Alpha du Centaure, peu importe ! Que foutent-ils là et quand sont-ils arrivés ? Pourquoi n’avez-vous pas immédiatement averti les autorités ?

- Mais pourquoi faire ?

- Pourquoi faire ? » m’étranglais-je. « Pourquoi faire ? Deux extra-terrestres débarquent chez vous et vous trouvez normal de ne rien dire à personne ? Vous êtes complètement inconsciente, ou quoi ? Quand je pense à toutes ces polémiques à propos de leur possible existence… »

Elle prit un air attristé.

« Ils m’ont fait comprendre à chaque fois qu’ils ne reviendraient plus me voir si je faisais ce que vous dites.

- Parce qu’ils étaient déjà venus ? » m’exclamai-je, au comble de l’ébahissement.

« Oh oui, souvent ! Ils dissimulent leur petit vaisseau dans le jardin, derrière la maison, et nous passons un bon moment ensemble ! Des gens charmants… Si vous saviez tout ce qu’ils m’ont appris !

- Mais… » soufflai-je, incrédule. « Vous avez dit vous-même qu’ils ne pouvaient pas comprendre ! Ce qui n’a rien d’étonnant…

- C’est parce que ça ne se passe pas du tout comme ça. Il faut toucher leurs antennes pour qu’ils puissent transmettre des images directement dans notre cerveau ! Eux lisent facilement nos pensées… Allez-y, faites-le, vous verrez ! »

Je reculai instinctivement.

« Quoi ? Venir plus près de ces affreuses bestioles ? Les toucher ? Vous êtes sérieuse ?

- Je vais vous montrer… » déclara-t-elle en se dirigeant tranquillement vers le canapé.

Puis elle tâta à plusieurs reprises l’antenne de l’un des arthropodes qui ne broncha pas.

« À vous, maintenant ! Vous voyez, ils ne m’ont pas mangée… Ils sont si gentils ! Alors, pourquoi devriez-vous craindre quoi que ce soit ? »

Effectivement… Malgré l’incoercible répulsion que j’éprouvais, je sentis qu’il allait devenir difficile de me dégonfler. La boule au ventre, je m’approchai et m’exécutai avec une infinie délicatesse, prêt à bondir en arrière au moindre frémissement de l’un des deux aliens.

Alors, dans un éblouissement, je vis. Je vis une multitude de mondes très différents, plus merveilleux les uns que les autres, avec de vastes forêts d’étranges végétaux, des fleurs d’une stupéfiante beauté, des lacs scintillants sous des soleils pourpres, oranges, ou bleus, des rivières et des cascades. Je vis des villes splendides dont les tours gracieuses s’élançaient très haut dans un ciel bariolé, et d’immenses spatioports envahis d’essaims d’objets volants se déplaçant à la verticale avec d’incroyables accélérations.

Et puis, je vis soudain tout autre chose. J’eus d’un coup l’impression de pouvoir lire à livre ouvert dans l’âme de la vieille dame, de m’imprégner de sa candeur, de la pureté de ses sentiments, de son inébranlable probité, de son total désintéressement. En un mot, de sa sainteté, qualificatif qui ne me serait jamais venu à l’esprit avant d’éprouver ce que je venais d’éprouver.

Le temps de commencer à m’en remettre, ce fut mon tour… Mes mesquineries, mes lâchetés, mes mensonges, mes trahisons, mon égoïsme, mes pensées délétères… Tout ça et bien plus encore me sauta violemment à la figure, me laissant complètement sonné, comme sous l’effet d’une terrible gifle. Grand Dieu… étais-je un tel monstre ?

Sérieusement ébranlé, je sortis à reculons du salon et quittai précipitamment le domicile de la vieille dame, sans plus écouter cette dernière qui tentait gentiment de me retenir. L’humble, l’obscure madame Vialet qui avait eu l’honneur de recevoir les premiers visiteurs de l’espace. Elle et non pas le président de la République, les membres du gouvernement ou les représentants du parlement. Ou moi-même, habitant juste à côté et n’en ayant jamais rien su…

Je passai le reste de l’après-midi à guetter, derrière les vitres, le départ du vaisseau spatial. Je ne vis absolument rien, finis par aller me coucher sans rien pouvoir avaler et ne réussis pas à fermer l’œil.

Le lendemain matin, épuisé, je constatai avec dépit l’absence de la vieille dame. Bien décidé à contacter le journal local pour la forcer à raconter son invraisemblable histoire, et tout en prenant grand soin de son matou, j’attendis impatiemment son retour pendant des jours, des semaines, des mois. Mais nul ne la revit jamais ni ne fut capable d’émettre la moindre hypothèse sur ce qu’elle avait bien pu devenir.

Mais son chat et moi avons notre petite idée et, à la nuit tombée, nous observons ensemble, pendant de longues heures, dans la constellation du Grand Chien, l’étoile la plus brillante du ciel.

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S
Jolie histoire ! Et très bien racontée !
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J
Joli conte qui répond pleinement au thème imposé. J'aime ! … Et j'aurais bien envie de la rencontrer, madame Vialet, avec ses nouveaux amis, dans mon jardin, ou sur mon toit plat … Hioiiiiiiiiiiiiiiiiiii
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P
J'aime beaucoup !
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M
Chouette histoire.
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E
Ah... on venait donc la chercher, Madame Vialet... Qui sait si on peut voir sa petite main s'agitant derrière un hublot illuminé, dans un gentil au-revoir?
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P
Nous voilà en pleine SF ! Ce soir, je scruterai le ciel...
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