Le collectionneur, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par aloys.over-blog.com

 

Alain

LE  COLLECTIONNEUR

 

 


 

Le samedi soir, les habitués du bistrot Le bon coup assistent en nombre au championnat du «doigt de fer». Avant le début de la compétition, les parieurs s’égosillent à pleins poumons : «cinq contre un pour celui-là… dix contre un pour celui-ci…»

Les gains réalisés sont investis dans les bonnes œuvres pour la soif. Même si ça chahute et gueule un peu fort, le patron, le débonnaire Charly, ne se démonte pas face à cette ambiance de foire qui fait songer aux séances enfiévrées que connaît la Bourse les jours de grand krach.

Scotché à sa pompe à bière, notre homme prend les commandes, fait claquer les chopes sur le comptoir et enfourne les recettes dans un tiroir-caisse suralimenté.

Les clients se fichent pas mal de la buée qui couvre les vitres du bistrot, rendant nulle la visibilité vers l’extérieur car, c’est à l’intérieur que ça se passe. Mais, attention, le match va débuter.

A l’aide d’un mégaphone récupéré sur une brocante, Charly prie l’assemblée de cesser son chahut et invite les bookmakers à stopper leur course aux paris. L’instant est solennel, les protagonistes du «doigt de fer» entrent dans l’arène.

Au passage, Charly rappelle les règles strictes de la partie qui donnent à l’événement le sérieux qui échapperait à un non initié :

La main non utilisée doit rester couchée à plat sur la table. Les doigts engagés dans l’épreuve ne peuvent être bagués. Interdiction formelle de recourir aux insultes durant le match, on est entre gentlemen, que diable. Idem pour les encouragements : il ne faut pas dépasser les limites de la bienséance. Enfin, les supporters doivent se tenir à un mètre de la table de compétitions. Tout débordement entraînera l’annulation pure et simple de la partie.

Ainsi, dans un contexte rappelant les jeux du cirque, moi, François Joseph Hautbois, je me prépare à mettre mon titre de champion du «doigt de fer» en jeu. Profanes, sachez que le «doigt de fer» est au «bras de fer» ce que le ping-pong est au tennis.

Mon adversaire du jour est Harry, une bête dépassant le quintal, une puissance redoutable, primaire, un briseur d’index…

Cette montagne de chair m’a bravé, m’obligeant ainsi à relever le gant. A la réflexion, je n’aurais peut-être pas dû répondre à sa provocation, mon titre est encore trop récent. L’aura qu’il me confère mériterait une prolongation plus conséquente.

« Tu ne veux tout de même pas passer pour un pleutre… que fais-tu de ton orgueil ? » m’a alors fustigé mon petit doigt dont je suis toujours les précieux conseils même quand ils me poussent à croiser l’index avec cette terreur d’Harry qui s’assied, maintenant, face à moi, en brandissant deux doigts du V de la victoire. Mon expérience de la compétition m’a appris à ignorer ce type d’intimidation visant à déstabiliser l’adversaire. N’empêche que je ne suis guère à l’aise devant cette force de la nature.

Le combat s’engage. Les parieurs m’ont misé à quinze contre un, pas terrible pour un tenant du titre.

Et pourtant, le pronostic, favorable à mon concurrent, se confirme. Les charges d’Harry font mal. Des petits coups secs, incisifs, qui visent à fatiguer, à épuiser l’autre. J’oppose une résistance héroïque, mais la défaite se profile.

Tous les regards sont rivés sur nos index enlacés, noués comme un pied de vigne, quand soudain, retentit un sinistre craquement... mes phalanges viennent d’exploser ! Une douleur atroce me tord le visage en une horrible grimace. Je hurle. Ce monstre m’a brisé le doigt…

Des larmes de souffrance inondent mes joues. Une bonne âme se précipite pour éponger mon front en sueur. Une autre me propose un remontant. On s’apitoie sur mon sort. Certains n’hésitent pas à qualifier Harry de sale brute. Un Harry qui mystifie l’assistance en ne manifestant pas sa joie de vainqueur, mais en restant plutôt prostré à mon chevet. L’homme est sincère lorsqu’il s’enquiert de mon état et va jusqu’à se proposer pour m’emmener, sans délai, aux urgences de l’hôpital le plus proche. Situation cocasse que de voir cette brute se transformer en mère poule.

Pour supporter le voyage jusqu’à l’hosto, Charly me confectionne une poupée grossière à l’aide d’une bande Velpeau. Il est passé maître dans l’art de ménager son fonds de commerce.

Harry et moi, nous quittons le bistrot sous les ovations d’un public gagné à ma cause. A l’applaudimètre, je l’emporterais haut la main, ça me fait un beau doigt…

 

« Le docteur Dursidore arrive », m’assure une jeune et jolie infirmière. Rassuré de me voir entre de bonnes mains, Harry prend congé, pressé d’aller, enfin, savourer sa victoire.

Comme prévu, je ne fais pas le poireau longtemps. Un petit homme à la couronne d’Imperator et aux yeux pétillants de malice, protégés par une paire de lunettes à double foyer, entre dans la pièce.

Un bouc et un haut col renforcent sa ressemblance avec le professeur Tournesol. Il me salue puis, m’invite à le suivre dans un cabinet de consultation.

Après avoir ôté mon pansement de fortune, il inspecte l’index brisé.

« Comment est-ce arrivé ? » questionne-t-il.

Au fur et à mesure de ma narration, ses yeux s’illuminent et finissent par briller d’un feu intense.

« L’opération est inévitable et urgente, s’empresse-t-il de conclure quand j’eus terminé mon histoire.

- Pardon ? fais-je, surpris.

- Ne vous tracassez pas, tout se passera bien. On vous placera sous sédatif. »

Il inscrit quelques mots sur un bloc-notes et appelle la jolie infirmière de tout à l’heure.

« Préparez la salle trois. Je vous y rejoindrai dans un instant » ordonne-t-il avant de disparaître.

« Le professeur Dursidore, grand chirurgien, est le spécialiste de la main le plus qualifié du pays. » La donzelle me baratine pour me rassurer qu’une telle intervention relève de la routine, avant de m’administrer le calmant qui m’envoie au pays des songes à une allure qui rendrait le Thalys jaloux.

Combien de temps a duré l’opération ? Je n’en sais rien.

A mon réveil, il fait jour et ma main est bandée. Il ne lui manque plus qu’un gros noeud rouge pour ressembler à un oeuf de Pâques.

Cependant, quelque chose d’étrange couve sous le pansement. J’en ignore la nature. Mes doigts sont engourdis et mon index parait léger, si léger qu’il...

Allons, l’effet du somnifère ne s’est pas totalement dissipé. Mon esprit est toujours dans les vapeurs.

Une autre infirmière me sert un repas d’une fadeur dont les hôpitaux ont le secret. Je ne suis pas prêt à leur en demander la recette. Par contre, je m’enquiers de savoir quand je pourrai quitter les lieux.

« Aux environs de midi. Vous recevrez aussi une convocation pour vendredi prochain. Un simple contrôle pour voir si tout se cicatrice bien… d’ici là, évitez de pratiquer votre sport favori » me dit la femme, dans un grand éclat de rire.

Quand on côtoie la misère humaine vingt-quatre heures sur vingt-quatre, l’humour est un remède idéal contre la morosité ambiante.

Le restant de la journée, je le passe à me morfondre devant la télé. Jamais, je n’aurais imaginé à quel point une main invalide pouvait handicaper dans l’accomplissement des gestes du quotidien : faire du café, beurrer une tartine ou tourner les pages d’un livre.

De plus, quelques détails me tracassent depuis le retour au bercail : le doigt opéré ne manifeste aucun signe de présence et pourquoi m’a-t-on bandé la main alors que l’index, seul, est endommagé ? Ces questions m'obnubilent à un point tel que je n’aurai pas la patience d’attendre une semaine. Il faut que je sache et tout de suite…

Dans la salle de bains, je commence à découper le pansement au moyen d’une paire de ciseaux. L’opération s’annonce délicate car, je ne suis pas très habile de la main gauche.

Pendant que le bandage se desserre peu à peu, ma gorge se dessèche car je m’attends au pire, étant cependant à cent lieues d’imaginer ce qu’est le pire…

Tel le dénouement tragique de la trame d’un film à suspense, le dernier morceau de pansement tombe, laissant apparaître une main ne comportant plus que quatre doigts ! On l’a amputée de son index !

Stupeur et colère s’entremêlent, se livrant un duel sans merci dans mon être meurtri, en proie à d’irrésistibles tremblements. Je fais le tour de mon appartement pour apaiser le feu de l’ire qui me consume avant d’enfiler un manteau pour me rendre dare-dare à l’hôpital. Dans la rue, je hèle un taxi.

Durant le trajet, mon air renfrogné ne décourage pas le chauffeur dont la jovialité, en d’autres circonstances, aurait trouvé du répondant. Je reste indifférent à ses jeux de mots, obsédé par le souci de récupérer mon bien.

Quand le véhicule me dépose à destination, je règle, toujours fort énervé, le montant de la course puis, me précipite vers la porte d’entrée de l’hôpital qui s’ouvre automatiquement. Elle ne s’est pas refermée, que me voilà déjà au bout du couloir. J’interpelle la première blouse blanche qui me tombe sous la main. Celle-ci m’informe que le docteur Dursidore est rentré chez lui. Devant ma détermination, elle me refile l’adresse du toubib sans sourciller.

«26, Rue de la Moisson», c’est à deux pas. Je file à toutes jambes, remerciant à peine l’infirmière qui, de son portable, c’est mon petit doigt qui me le dit, avertit le professeur de ma visite.

 

Les lettres PHILEMON DURSIDORE – CHIRURGIEN s’étalent sur une plaque de cuivre fixée à un muret qui ceinture une maison de maître à la façade couverte de lierre. Pour accéder à un large perron, il faut traverser un jardinet à l’herbe folle. L’endroit est désert. Aucun système de sécurité ne semble mis en place.

Passé la double porte de chêne massif peinte en blanc cassé, un long couloir au carrelage ancien, brillant comme un miroir, mène droit à une véranda donnant sur une pelouse au gazon fraîchement coupé.

Les murs sont nus. A droite du corridor, une pièce toute blanche au mobilier tout aussi blanc, simple mais design avec, en plein milieu, un escalier en tire-bouchon permettant l’accès au premier étage où se trouve la classique salle d’attente, meublée de six chaises et d’une table basse encombrée de revues.

Je n’y fais que passer car j’avise déjà une autre porte débouchant dans un réduit, éclairé chichement, prolongé par un espace plus grand. Une tenture de couleur rouge sang de boeuf, contrastant avec le reste apaisant du décor, sépare les deux pièces. Je suis surpris de n’avoir toujours pas rencontré âme qui vive.

Mon petit doigt me dit que la vérité se cache derrière ce morceau de tissu flamboyant. Je l’écarte donc vivement pour découvrir une pièce plongée dans l’obscurité. Il n’y a pas de fenêtre.

Je pelote le contour du chambranle, trouve le commutateur et l’actionne. Quelques secondes s’écoulent avant qu’une lumière aveuglante, provenant de quatre néons blancs, illumine le lieu.

Le spectacle qui s’offre à moi est stupéfiant. Des tables, en grand nombre, sont alignées côte à côte. Chacune supporte plusieurs récipients contenant, tous, des doigts ! Il y en a des dizaines, des centaines, plongés dans le formol…

Sur les étiquettes des pots sont indiqués un nom, une qualification, une date… celle de l’amputation vraisemblablement…

« Belle collection, n’est-ce pas ? »

Le professeur Tournesol/Dursidore apparaît, calme, serein.

« Je... je… pourriez-vous… pourriez-vous… m’expliquer... bégayais-je, trahi par l’émotion.

- Pensez-vous que tout cela, il brasse l’air de ses bras comme pour y englober l’ensemble de la pièce, nécessite une explication ?

- Tout de même... fais-je, en lui montrant ma main amputée.

- J’éprouve une fascination sans borne pour les doigts. Avez-vous déjà réfléchi aux multiples possibilités qu’offrent ceux-ci ? Tous les jours vous les utilisez sans vous rendre compte de leur efficacité, de leur importance. Peut-être en avez-vous pris davantage conscience ces derniers jours, avec votre main bandée ?… Les doigts nous permettent de réaliser des prodiges. Ce musée s’enorgueillit de contenir des pièces prestigieuses. Regardez de plus près, et vous découvrirez la main gauche du pianiste Olchinsky, un maître ! Il m’en a fait don dans son testament, peu avant sa mort. Cette collection est, par ailleurs, très éclectique : des doigts de peintres, de sculpteurs ou d’écrivains côtoient ceux de tailleurs, de bouchers, de plombiers et ceux de ma dernière maîtresse en date, que j’avais surnommée «doigts de fée», inutile de vous faire un dessin... le vôtre, ne dépare pas cette prestigieuse galerie. L’index du champion du «doigt de fer»... un must, un régal…

- Oui mais... j’ai perdu mon titre…

- Après avoir dominé la discipline. Ne soyez pas si modeste, dissipez donc le doute qui vous assaille, votre doigt a sa place ici, foi de spécialiste… »

Que les bras m’en tombent si je mens, mais, me voilà soudainement flatté de retrouver mon index en si bonnes compagnies... ce Philémon Dursidore possède l’art consommé de communiquer sa passion, requinquant ainsi un moral que j’avais dans les chaussettes depuis le soir de ma défaite. Cet homme a un don de persuasion tel que je me brûle à sa flamme… mon petit doigt, grillé lui aussi, me conseille alors de collaborer avec ce fascinant personnage auquel je propose une aide enthousiaste en évitant de dévoiler la source de mon initiative. Dame, ce coquin de professeur serait capable de ravir mon précieux conseiller…

Les semaines qui suivent sont les plus folles, les plus denses de ma vie. Tel un dénicheur de talents, je fouine dans les différentes couches de la société, participe aux manifestations culturelles, me pointe dans les marchés, braderies ou foires. J’observe, pèse, évalue et fait main basse sur le gibier que je rabats vers mon mentor qui, en dernier recours, décide de ce qui sera digne de figurer dans son Panthéon. En général, nos avis convergent.

Tout se passe bien jusqu’au jour où notre association est dénoncée par un rustre supportant mal qu’on conteste son talent. Un talent qui consiste à faire des doigts d’honneur dans n’importe quelles circonstances, pour n’importe quels motifs. Comme la lave du volcan, l’existence de notre fructueuse collaboration se répand dans les rues de la ville. Contre toute attente, les médias ne la clouent pas au pilori mais, au contraire, font les louanges d’une démarche originale et la hissent même sur l’autel de la culture. Désormais, on visite la collection du professeur Dursidore comme on visite le Musée du Louvre. Les gens de tous poils et de tous bords se pressent et se bousculent pour proposer l’amputation d’un de leurs doigts et avoir ainsi le privilège de figurer dans cette prestigieuse collection.

Un écoeurant effet de mode s’installe qui aura raison de la résistance du professeur Dursidore. Profitant d’un week-end prolongé, il invoque l’opportunité d’effectuer un voyage à l’étranger qui lui permettra de prendre quelque repos et ne me donne aucune indication quant à sa destination.

Au début, je perçois ce départ comme un abandon, une trahison qui me désempare au point de me sentir inutile… en tant qu’homme d’action, j’avais pris goût à cette vie et n’étais pas disposé à passer la main, du moins aussi vite… et puis, je ne me sens pas l’âme d’un gardien du souvenir.

Le temps comme la mode a passé, les médias se sont lassés. Je n’ai plus de nouvelle de Dursidore. Mon petit doigt m’a conseillé d’aller faire un tour du côté du «26, Rue de la Moisson» pour constater que la maison est à vendre et mes dernières illusions à jeter au panier.

Je ne parviens cependant pas à me résoudre à cette inactivité forcée, d’autant qu’avec l’amputation de mon index, je ne peux rêver d’un retour dans la compétition du «doigt de fer». J’ai toujours la pêche et la vie de chasseur, de traqueur digital me manque. J’en ai marre de me tourner les pouces.

Prenant le taureau par les cornes, je me mets alors en devoir de retrouver la trace du professeur Dursidore. Il ne s’est tout de même pas évaporé…

A l’hôpital où il opérait, le médecin en chef, avec un brin d’ironie dans la voix, me dit qu’il doit garder le silence mais que ce ne serait pas me fourrer le doigt dans l’œil que de me renseigner auprès de l’ordre des médecins. Ce que je fais par la voie postale.

La réponse ne tarde pas. Un pli recommandé, pour le retrait duquel je dois patienter au bout d’une file interminable devant le guichet de la poste, m’annonce que Philémon Dursidore est parti s’installer dans une grande ville du nord du pays afin d’y exercer la profession... d’OCULISTE !

 

 

 

Alain Magerotte

 

http://www.bandbsa.be/contes/magerotte1recto.jpgNouvelle extraite du recueil "Bizarreries en stock"

Publié dans Nouvelle

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