Le fils du peintre, deuxième partie... une nouvelle de Louis Delville

Publié le par christine brunet /aloys

Le fils du peintre, deuxième partie... une nouvelle de Louis Delville

Gaston S. était un peintre renommé mais j'avoue n'avoir pas fait la relation entre cet homme au nom connu dans les milieux artistiques et celui dont j'allais devoir m'occuper pendant près de soixante jours.

Qu'avait-il donc de si singulier ce Gérard ? Un ado un peu déboussolé, m'avait dit sa mère. Déboussolé, qui ne l'a pas été à cet âge ?

Dès mon arrivée, vers dix-sept heures, j'ai tout de suite remarqué le nom bizarre de la villa : 'La nuit'… J'ai sonné et une domestique âgée m'a fait entrer dans un petit salon. Une grande porte-fenêtre ouverte donnait directement sur la plage. À quelques pas, il y avait un jeune garçon qui semblait dormir sous un parasol, couché en maillot, à même le sable. Madame S. est arrivée et après les présentations d'usage, elle m'a désigné le parasol en disant : "C'est Gérard ! Essayons de ne pas le réveiller !"

Elle a fermé la porte et a commencé à me raconter la vie de Gérard, un enfant qu'ils avaient adopté à trois ans et que son père n'avait jamais trop apprécié. Un gosse difficile, mal dans sa peau, ayant de grosses lacunes scolaires et en plus mal élevé, selon lui. La mère semblait un peu plus le défendre. Elle jugeait que Gérard avait juste une santé un peu fragile, était vraiment taiseux et avait eu de mauvais professeurs dans les trois ou quatre lycées qu'il avait fréquentés.

Soudain, elle se figea, me désigna la plage du doigt. Gérard se levait. Il plia le parasol et revint lentement vers la maison. Je l'entendis monter l'escalier. Sa mère resta muette quelques secondes avant de l'appeler : "Gérard, descends. Ton précepteur est là !"

Il rentra dans le petit salon en maillot de bain. "Bonjour Monsieur", me dit-il, en restant à trois mètres de moi.

- Ah non, Gérard, pas de Monsieur entre nous ! Je pourrais être ton frère aîné et je m'appelle Arthur.

- Comme Rimbaud, un bien joli prénom…

Et il quitta le salon !

"Puis-je, moi aussi, vous appeler Arthur ? ", demanda-t-elle. Ce que je me suis empressé d'accepter. Elle sonna un domestique qui vint me conduire à ma chambre qui était voisine de celle de Gérard. En passant devant sa porte restée ouverte, j'ai remarqué les deux lits qui occupaient presque toute la pièce.

C'est lors du repas du soir, à dix-neuf heures trente précises, m'avait-on annoncé, que j'ai fait la connaissance de Gaston, le père. Dès son entrée, toute la famille s'est levée pour réciter le bénédicité. La cuisinière avait déposé tous les plats sur un grand guéridon, Gaston prit la soupière et servit chacun sans dire un mot. Le potage à peine terminé, il débarrassa la table de la vaisselle sale et amena le rôti de veau, les carottes vichy et le plat de pommes de terre. Chacun lui tendait son assiette et recevait sa ration. La corbeille de fruits du dessert se retrouva au milieu de la table et là, chacun put choisir, rapidement, sa pomme préférée. Il est vrai que seules des pommes composaient cette corbeille !

Puis, tout le monde a suivi Gaston jusqu'au petit salon où j'avais été reçu. Il me posa quelques questions sur mes études et quitta la pièce pour ne plus apparaître avant le lendemain. Quel homme bizarre, ce Gaston S., tout le contraire de ses œuvres, si colorées, si joyeuses…

Gérard me proposa de venir dans sa chambre. "Pour parler", précisa-t-il à sa mère qui avait levé des yeux inquiets.

Nous sommes montés et il m'a invité à m'asseoir sur un des deux lits.

"Tu te rends compte, Arthur. Il est comme ça tous les jours. On n'a pas le droit de laisser quoi que ce soit sur son assiette ni d'en demander un peu plus. Mon père considère que le repas est un moment privilégié de silence et veut tout régenter. Si tu savais les punitions que j'ai endurées durant ma jeunesse ! Privé de nourriture si j'arrivais en retard au repas. Il m'a battu plus souvent qu'à mon tour."

Comme je m'étonnais du peu de réaction de sa mère, il continua : "Oh, elle ! Elle a peur de lui et elle se tait. Depuis que je suis arrivé dans cette famille, elle ne souffle mot. Et non contente de tenir sa langue, elle acquiesce du regard. Il faut voir comme elle lui sourit lorsqu'il lui sert sa pitance. Et, en plus, la bouffe est immonde. Tu as goûté ?"

Certes le repas ne me laissait pas un souvenir impérissable mais j'avais appris à me contenter de peu durant mes études.

Nous avons continué à discuter tard dans la soirée et quand je lui ai dit que j'étais fatigué par mon voyage et que j'allais me coucher, Gérard a insisté pour que je reste avec lui et que je dorme dans l'autre lit : "Dis Arthur, tu acceptes ?"

Cette proposition tombait bien. Moi qui dors fenêtre ouverte, j'avais peur de ne pas supporter le bruit de la mer toute proche et puis, comment refuser cette demande d'un enfant triste et désemparé ? Je suis retourné dans ma chambre pour y faire une rapide toilette et revenu en pyjama chez Gérard, dont la chambre donnait sur le jardin.

La nuit fut calme. Depuis la mort de Sophie, c'était la première fois que je dormais d'une traite. L'air marin devait en être la cause. À mon réveil, Gérard était déjà levé.

- Il est plus de huit heures. Il fait beau, allez, on y va ?

- Où veux-tu aller ?

Il m'expliqua que tous les matins, le petit-déjeuner à la maison était invariablement fixé à sept heures quarante-cinq et terminé à huit heures. Très souvent, il le ratait. Alors, il partait à pied au village, s'attablait au seul bistrot du coin commandant un café et des croissants. Il avait trouvé ce subterfuge pour s'échapper dès qu'il le pouvait. Je l'ai même soupçonné de se lever en retard exprès.

Après le repas de midi, servi dans les mêmes conditions que celui de la veille au soir, Gaston m'a invité à le rejoindre dans son atelier.

Je l'ai suivi jusque dans le saint des saints avec prudence. L'espace était occupé par des dizaines de toiles plus ou moins terminées. Il s'est assis au fond dans un fauteuil d'osier et m'a désigné une chaise. Je m'y suis assis.

- Arthur, mon très cher, je voudrais vous mettre en garde contre Gérard. Je le connais, il est vicieux, ce gamin.

- Monsieur, j'avoue ne pas comprendre… Nous avons longuement parlé et seule votre très grande sévérité semble lui poser problème.

- Détrompez-vous, je suis sévère, comme il dit, depuis qu'il est en âge de comprendre. À dix ans déjà, il m'a menacé de déposer plainte parce que je l'avais puni pour un mauvais résultat scolaire et depuis, il ne fait plus rien de bon à l'école. En plus, il me vole avec la complicité de sa mère à qui je ne dis rien pour ne pas lui déplaire. La pauvre ! Elle rêvait d'un fils modèle. Ce n'est qu'une petite crapule.

- Gérard me semble plutôt intelligent pourtant. Hier soir, il m'a raconté plein de choses intéressantes à propos de la région…

- Cette nuit, voulez-vous dire ?

- Certes, cette nuit, comme vous dites. Croyez-moi si vous voulez, il ne s'est rien passé entre Gérard et moi. Nous avons dormi comme des frères…

- Méfiez-vous Arthur, méfiez-vous !

Il se leva et me désigna la porte. Je suis sorti un peu étonné de son discours et surtout de son manque de réaction après ma décision d'occuper la chambre de son fils.

Gérard m'attendait pour aller à la plage. Il était en maillot, il avait pris le parasol et une immense serviette de bain. Il ne m'a pas fallu plus de deux minutes pour remonter à la chambre, me mettre aussi en maillot et partir en le suivant. Il choisit l'endroit avec soin, tournant autour du parasol qu'il avait planté, il étendit la serviette et m'invita à me coucher à ses côtés.

Bien à l'abri des rayons du chaud soleil de juillet, nous étions étendus.

- Mon père t'a parlé, n'est-ce pas ?

- Oui, il m'a dit que tes résultats scolaires n'étaient pas à la hauteur de ses ambitions.

- Ses ambitions ! Parlons-en de ses ambitions, depuis près de quatre ans, il ne fait plus rien de bon, Gaston S., il se contente de vivre sur sa réputation, de fourguer ses vieilles toiles à des galeries d'art à la mode et puis rien, plus rien, moins que rien !

À y penser, c'est vrai que cela faisait longtemps que j'avais lu ou entendu quelque chose de nouveau au sujet de la carrière de son père. Une éclipse de quatre ans, cela restait inexplicable pour un peintre de talent qui avait tout pour devenir célèbre et adulé.

- Viens te baigner. La mer est bonne depuis plusieurs jours, elle est aussi chaude que la Méditerranée.

À ce moment-là, je surpris dans son regard la même lueur que celle qui emplissait les yeux de Sophie quand nous étions seuls dans ma petite chambre. Sophie… Elle me semblait si loin, son souvenir s'estompait doucement.

Je l'ai rejoint dans les vagues de la marée montante et nous avons barboté dans l'eau tiède avant de revenir sur la plage pour nous sécher au soleil.

- Tu ne sembles pas heureux ici, ai-je risqué…

- Tu sais, Arthur, tu commences à comprendre mon calvaire. Mon père veut que je fasse des études scientifiques, que je devienne ingénieur ou médecin. Faire de telles études était son plus cher désir quand il était jeune. La guerre l'en a empêché. Alors, il veut que je prenne le relais. Moi, je n'aime que la littérature. Il a été jusqu'à me priver de lecture quand j'étais gamin. Je me souviens avoir lu les livres de Jules Verne, à la lueur d'une lampe de poche, soigneusement caché sous mes couvertures. Je le hais, ce père qui n'en a que le nom. Il a brisé tous mes rêves de gosse. Tu as vu le nom de la villa ?

- Oui, 'La nuit'…

- Tu sais qu'avant, elle s'appelait 'Arthur Rimbaud' ? Qu'il l'a débaptisée ? Qu'il a fait refaire une nouvelle plaque avec ce nom sinistre ? Et qu'il a jeté l'ancienne dans le feu ouvert du salon où nous avons assisté à sa mort ? J'en ai pleuré pendant des nuits…

- J'avoue que je comprends mieux ton ressentiment mais il y a quand même tes nombreuses écoles ?

- Parlons-en des nombreuses écoles, ils m'ont changé d'établissement chaque fois que j'avais un professeur intéressant. La dernière fois, ils sont venus à une réunion de parents et rien qu'en voyant le prof de français, ils ont jugé qu'il était incompétent ! Sans un mot, sans écouter personne, ni lui, ni moi, mon père a décrété que les cours ne me convenaient pas… Pourtant, on en apprenait des choses avec ce prof et on devait bosser ! Et comme d'habitude, ma mère n'a rien dit.

Vers dix-huit heures, nous sommes revenus vers la maison. Sa mère qui nous observait, fit un signe de la main auquel Gérard répondit avec un triste sourire que je ne lui connaissais pas encore.(...)

Louis Delville

Extrait de "petites et grandes histoires", Ed. Chloé des Lys

louis-quenpensez-vous.blogspot.com

Publié dans Nouvelle

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L
Y aura-t-il un ou des menteurs ? Rendez-vous demain...
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J
Je ne peux mieux dire que répéter le commentaire de Rolande. Vrai que ces ambiguïtés et le climat de mensonges ouverts ou sous-jacents alimentent le suspense.
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N
Que de mystères ! Vite la suite...
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R
Adopter un enfant est toujours une aventure singulière. Mais ici, la situation prend d'étranges circonlocutions. Singuliers les parents, singulier cet enfant. Tous les trois semblent être les seuls détenteurs de la Vérité. Où se cache-t-elle ? <br /> Les relations sont hyper ambigües. Et cette lueur apparue dans les yeux du gamin que révèle-t-elle ?<br /> Un climat de méfiance généralisé ! Plein de suspense et d'interrogations.<br /> Vivement la suite .... pour, enfin connaître les menteurs dans cette histoire d'une adoption malheureuse.<br /> Merci pour ces bons moments de lecture.
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