
Une plume à l’odeur d’asphalte.
Je suis sans domicile fixe depuis quelques mois.
Chez moi, c'est partout et nulle part. Sans boulot, sans appart, sans argent. « Sans » : préposition de circonstance. Je ne rentre plus dans les cases. Ou plutôt si, je suis hors-champ mais pas hors catégorie. On me colle maintenant une étiquette d'un nouveau genre. Celle qui correspond aux exclus et marginaux. De moins en moins marginaux, en fait.
Les sans-abris, ça commence à courir les rues !
Ah ah...
Oui, j'arrive à en rire.
L'humour.
Mêlé d'un soupçon de cynisme.
Un soupçon ?
Vous rigolez !
Des litres !
Recrachés aussitôt, car je refuse de les ingurgiter comme autant de couleuvres qu'une société hypocrite voudrait nous faire avaler de force. (Mais ça veut dire quelque chose, ce que je viens d'écrire, là ? Les mots sortent d’eux-mêmes. Sans chaperon, ils sont grands). Je me relirai ce soir, peut-être. Je changerai quelque chose, peut-être. Ou pas.
Revenons à nos moutons. (Oh...Bulle de rêve : « dessine-moi un mouton », demandait-il, l'ange blond, celui qui sommeille en chacun de nous, me dis-je, quand je suis dans ma phase « Bisounours »).
La vérité, c'est que :
Je leur crache à la gueule !
Aux hypocrites !
J'ai la haine...
Du haut de mes vingt-cinq ans. A la rue, déjà ? Ben quoi, y a pas d'âge !
Me blinder, me barricader pour survivre. Dans la rue, c'est l'horreur et quand t'es une femme, tu vis carrément l'enfer. Bouh, je me relis plus tôt que prévu...c'est mal écrit, je trouve. M'en fous. De toute façon, personne ne me lit, à part moi.
Ben oui, c'est censé être le principe du journal intime, non ? Bref, cher journal, selon la formule consacrée, je te commence pour tuer le temps et surtout, pour ne pas crever. Ne pas crever. Il faut bien que je trouve une parade. Que je crie mon cri que personne ne veut entendre. Un sans-abri, oh pardon, UNE sans-abriE (euh..), ça ne crie pas, parce que sinon, ça dégage.
« ça ». On est réduits au rang de choses.
Cette déshumanisation n’est pas réservée qu’aux SDF, je suis d'accord. Nous ne sommes pas les seuls à être chosifiés, ok. On est bien peu de choses...Quelle expression stupide.
Alors voilà, il faut que j'écrive. Besoin impératif. Vital. Et ça ne se commande pas, ne s'interdit pas, ça se vit.
Cette histoire de « ça » me contamine, j’en sème à tout vent. Arrête donc avec « ça » ! (j’aime que personne ne me lise, pouvoir tâtonner du verbe, jouer avec les mots, voguer de digression en digression, et tutti quanti, sans m’inquiéter de plaire. Jouissif). Dernier espace de liberté, ce cahier.
Je ne subirai pas l’ire des critiques, ni celle de l’Académie française, pour me juger trop futile, handicapée de la plume, traître à la langue de Molière, incapable d’en faire bon usage (mais quid du style Marc Levy ?). De toute façon, je n’ai aucune chance de faire partie du cénacle de ces auteurs cotés et courus.
Aucune.
Je n’essaierai même pas.
C'est perdu d'avance. Sauf pour raconter mon témoignage de femme sans-abri. Eh bien, hors de question. Je ne supporterais pas qu’on m’instrumentalise par sensationnalisme. Bien sûr, c’est nécessaire de témoigner. Mais pas moi. Voilà pourquoi j'écris ici. Pour ne pas être lue et m'en donner à cœur joie. Comme bon me semble. A ma guise. Du vague à l'âme qui s’exprime sur papier.
J'aime écrire. J'ai même rédigé le journal de l’école, en son temps. Il y a déjà longtemps. « Avec le temps, va, tout s'en va... ». Soit.
Honte. Comme j'ai honte.
Je suis là, à griffonner, assise sur un carton. C’est l’été, il fait bon. La douceur du soleil glisse sur ma peau, sa chaleur m'enveloppe amoureusement, pénètre mes pores, diffuse son énergie dans chacun de mes membres. L’astre de lumière semble savoir ce dont j'ai besoin. Baume au cœur. Au corps. Ephémères instants qui me laissent croire en la vie.
Je repense à l'ange blond. Le Petit Prince...Lui, son chez-lui, c'était sa planète. Emmène-moi visiter ton chez-toi, s'il te plaît. Je suis sûre qu'il y fait doux. Alors qu'ici, c'est dur. Très dur. Et pas seulement le contact de mes fesses sur le trottoir pavé. Le reste aussi.
Voilà ce que je lui dirais.
Je griffonne des mots comme d'autres gratouillent la guitare. Pour m'occuper, donner du sens, garder contenance. Mais pas pour les sous. Qui m’en donnerait ? Personne ne me lit.
J'ai le regard qui rase le sol et justement, je suis au ras du sol, ça tombe bien.
Niveau olfactif, pas de grande satisfaction, je me choppe les délicieuses effluves de gaz d'échappement.
Ah, si je pouvais m'échapper....L'ange blond, tu m'entends ? Emmène-moi loin d'ici !
C'est idiot, cette situation, je suis aussi valable que n’importe qui. Ce n'est pas la question, tu le sais bien ! Oh, maintenant, je discute avec moi-même...LOL. On meuble la solitude comme on peut. Non, je n’ai pas rencontré de nouveaux amis. Me faire harceler une fois ou deux m'a largement suffi.
Ce n'est pas la question, disais-je plus haut, parce qu'ILS ne se sont pas gênés pour me virer. Et du boulot, je n'en ai pas retrouvé. Décrocher un Master en Histoire de l'Art pour aboutir dans un Call Center n’était pas ce dont je rêvais. Un jour, j'ai pété un câble. D'épuisement. A force d'être robotisée, je me transformais en machine. Il me restait un zeste d'humanité. Ensuite, le cercle vicieux, et tout s'enchaîne en moins de deux.
J'ai honte.
Et puis j'écris. Parce que depuis toujours, j'écris.
J'aime l'art, j'aime la beauté.
La rue, c'est beau, parfois. Surtout inondée d'un rayon de soleil qui fait scintiller l’asphalte ! La rue, c'est mon chez-moi. Pour l'instant. C'est temporaire...Je l'espère.
Un journal intime sans indiquer la date, vil sacrilège ? Permis ou non, peu m'importe, je ne mentionnerai pas quel jour on est. Parce que dans la rue, le temps s'abolit. Les heures se noient dans l'air comme le regard se brouille, on ne sait plus très bien qui que quoi dont où, et la notion du temps, je la perds plutôt souvent. Je n’ai même plus de portable. L'astuce alors : me repérer en fonction de la sortie des bureaux. Là, il est midi, ils vont manger. Il doit être aux environs de 17h, car ils ont fini leur journée. Je ne lève pas le nez de mon cahier. J'entends leurs pas pressés, je sens leurs vibrations d'hommes et de femmes très, très occupés.
Tandis que moi...Je griffonne, pour personne, sauf moi. Je n'ai que moi, et je tiens à moi. C'est ce qui me fait tenir.
Mon chez-moi, c'est aussi mon corps. Nous sommes ensemble en permanence. Forcés de cohabiter. Il m'abrite d'autant plus que je suis officiellement SANS ABRI. Et paradoxalement, je m'incarne d'autant plus en lui. Davantage exposée aux éléments, aux bruits, aux sons, aux agressions, je vois mes sensations démultipliées. Je me sens habitée comme jamais. Mon corps, c'est mon dernier rempart, mon ultime frontière entre moi et les autres. L'extérieur. De mes contours, je ne peux m'extraire, sauf quand j'écris. Alors, j'écris. Pour ne plus ressentir. Ecriture automatique, mécanique, qui agit comme un antalgique. Pour calmer la douleur. C'est magique.
L'abandon.
Il est terrible.
Bonjour mon journal,
Comme je me sens abandonnée.
Surtout le soir et la nuit tombée.
De fatigue, je ferme les yeux et laisse le sommeil me gagner. Repliée dans mon sac de couchage, j'ai élu domicile (c'est provisoire) à même le carrelage qui jouxte l'entrée d'un magasin. J'aurai déserté les lieux au petit matin, bien avant l'ouverture.
Ah, si les portes pouvaient s'ouvrir... Si seulement je détenais les clés de ma vie qui part en vrille.
Peut-être les ai-je déjà, sans m'en rendre compte ?
Anesthésie nocturne bienvenue.
Dors bien, bonne nuit, à demain. Que l'ange blond vienne illuminer mes rêves.
...
Bonjour mon journal,
Comment vas-tu ? As-tu bien dormi ? De mon côté...le repos fut de courte durée. Il fait clair, le jour s'est levé. Je suis passée prendre un café suspendu1 au bistrot du coin. J'en ai profité pour me débarbouiller. Me sentir un peu moins sale. Un répit.
Oh, le café chaud coule dans ma gorge...Le bonheur.
Bon, quel est le programme de la journée ? Regarder le ciel ? Oui, pour prendre le soleil, car il est au rendez-vous. Griffonner encore et encore ? Certainement.
Attendre, agir, se rendre à l'une ou l'autre administration ou institution pour tenter de m'en sortir... Je ne fais que ça et c’est kafkaïen.
Ces jours-ci, j'entame une trêve, je fais la grève, te confie mes humeurs, et tu te mues en compagnon de galère. Ferais-tu office de nid douillet, cher journal ? Je me sens chez moi, chez toi, mon Journal. Ta page blanche que je remplis avidement m'offre un accueil bienveillant, je suis en sécurité dans ton giron. Bulle apaisante. Je fusionne avec les phrases naissantes, lovée entre tes bords bien tracés. Tu recrées le berceau de mon enfance oubliée. Je me sens fœtus dans le ventre d'une mère, plus rien ne peut m'arriver.
Tu me protèges et me fais rêver. Je suis au paradis, on dirait que l'ange blond m'a entendue depuis sa planète, qu'il s'incarne par l'intermédiaire de mes doigts et s'immisce jusqu'à la pointe de mon stylo.
J'écris à la main dans un cahier usé, vivant ; il m'accepte comme je suis, inconditionnellement.
Merci.
Ah...Tu l'as remarqué aussi ? Tu devines mes états d’âme, quelle perspicacité ! Je suis plus émue qu'hier. Parce que je réalise à quel point tu comptes pour moi. Je te nomme « quasi-prolongement de moi-même ». Solennellement.
Cher Journal,
Je n'écrirai pas mon nom, parce que je suis sans nom. Sans abri et sans nom, puisque je n'existe pas. Non, ma colère ne s'apaise pas.
Un toit. Une chambre me suffirait. Une chambre à moi2.