Un Noël si ancien, une nouvelle signée Micheline Boland tirée du recueil "Contes à travers les saisons"
Ses pas l'avaient machinalement guidé vers cette exposition de crèches. Pourquoi vers cette exposition plutôt que vers l'un des nombreux chalets installés pour le marché de Noël ou encore vers le gigantesque sapin dressé à la périphérie de la place ou vers la crèche joliment composée sous le porche ? Il ne pourrait le dire. Il y a bien longtemps qu'il ne retenait de Noël que la vaste entreprise commerciale. Il n'avait plus en pensée le mystère qui y était lié ou tout simplement la joie. Demain, 24 décembre, il passerait un réveillon ordinaire avec des amis qu'avec le temps, il jugeait tout aussi ordinaires. Il y aurait des huîtres, de la bisque de homard, de la dinde, des fromages, une bûche, du champagne et de la musique. Il y aurait le sapin, la nappe et les serviettes d'une blancheur immaculée, des décorations rouges, vertes, dorées. On ferait la fête comme pour un quelconque anniversaire. Puis on s'en irait l'âme creuse, la pensée vide vers des jours tout ordinaires eux aussi.
Son cœur se mit à battre la chamade face à elle, l'unique, la merveilleuse. Face à elle, pareille à la crèche de ses dix ans. De minuscules personnages disposés dans un coquillage. Qui eut cru que cela pouvait encore exister ? D'un coup lui revinrent pêle-mêle des chants religieux, des paroles des Écritures, des caresses de sa mère, des parfums de sapin et une foi plus tenace que toutes ces croyances accumulées en cinquante ans d'existence. Il retrouvait ses dix ans, avec leurs émotions, leurs certitudes, leurs valeurs, leurs idées, leurs relations, leurs amis, leur confiance.
Cela ne pouvait être qu'elle. Il l'aurait reconnue parmi des dizaines d'autres fort semblables. Elle seule pouvait raviver ainsi sa mémoire, son sentiment. Il devait en retrouver le propriétaire. Ça ne pouvait être qu'un membre de sa famille. A dix-huit heures, il ne pouvait guère espérer qu'une de ces deux bénévoles qui accueillaient les visiteurs puissent le renseigner. Mais son désir était si grand qu'il allait tenter l'incroyable. Avec la force, avec la détermination, avec ce goût de la réussite de ses dix ans, il s'approcha de la femme la plus âgée, celle dont le regard était en partie dissimulé par des lunettes. Alors, sans qu'il eut dit un mot, elle l'appela par son prénom. Elle lui prit la main. "Nous t'avons attendu tant et tant d'années mes frères, mes sœurs et moi."
Il reconnut l'aînée de ses cousines aux intonations chaudes de sa voix. Il l'avait perdue de vue tout comme les autres membres de sa famille suite à une sordide question d'héritage. Il l'avait perdue de vue, comme il avait perdu de vue sa foi, son innocence, son enfance suite aux événements qui avaient suivi le décès accidentel de ses grands-parents paternels.
D'un coup, il avait retrouvé tout ce qui lui manquait à présent sans qu'il ait jamais pu le nommer.
"Attends-moi un peu, dans une demi-heure je pourrai m'en aller".
Il était prêt à attendre plus longtemps que l'heure de fermeture de l'exposition, pour retrouver ce qu'il avait cherché sans le savoir. Il était prêt à abandonner tous les réveillons luxueux pour en organiser un de bonheur, de retrouvailles, d'espérance, d'amour.
Ce n'était pas sa crèche, c'était une des crèches offertes par sa grand-mère à ses petits-enfants lors de son dernier Noël, mais que lui importait ? Le souvenir et l'émotion avaient plus de poids que tous les trésors matériels !
Micheline Boland (extrait de "Contes à travers les saisons")