Une recette exceptionnelle, une nouvelle de Micheline Boland, Partie 2

Publié le par christine brunet /aloys

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Une recette exceptionnelle, 2e partie

 

 

Je me lançai dans la préparation d'un feuilleté de poissons accompagné d'un ragoût d'asperges et d'un petit flan aux herbes. Trois heures après, j'étais récompensé de mes efforts.

 

"Ma-gi-que." Elle répétait ce mot pareil à une incantation. Elle fixait l'assiette où elle venait de prendre un morceau du ragoût et un soupçon du flan, comme d'autres vénèrent le Saint Sacrement. J'en éprouvai un sentiment d'euphorie. Pour la première fois de ma vie, en communiant avec elle, je communiais avec l'univers tout entier.

 

"Donnez la boisson forte à celui qui défaille,

Et le vin à celui qui a l'amertume au cœur :

Qu'il boive et il oubliera sa misère,

Il ne se souviendra plus de ses chagrins."

(Proverbes septième partie 31-6 et 7)

 

J'avais accepté un banquet réservé par un client pour ce samedi midi de juin. Ainsi nous ne serions pas seuls. Il y aurait d'autres consommateurs qu'elle. Il y aurait mon second de cuisine, un serveur et mon maître d'hôtel. J'avais pris un risque mais il était calculé. Je lui préparai une table dehors, sous un parasol, près de la pièce d'eau et de la pelouse. Ainsi, elle ne serait pas importunée par les bruits du banquet qui se déroulerait à l'intérieur.

 

Ce matin-là, j'éminçai ma nervosité. Je préparai des petits pains au lard, à la sauge, à l'anis. Je confectionnai des cakes aux olives noires, un velouté glacé aux asperges, une effilochée de merlan au vin rouge, une estouffade d'agneau aux tomates, un mille-feuille au Munster fermier puis un soufflé aux cerises et des crèmes brûlées à la prunelle.

 

Pour la satisfaire, je misai sur un Saumur, un vin jeune et léger.

                                  

Je mettais ma réputation en jeu pour gagner quelques centaines d'euros. À treize heures, j'avais chaud. Mes muscles étaient tendus, mon ventre me faisait souffrir. Pourtant, au fil des heures, je retrouvai mon calme. Je pris mes dispositions pour aller régulièrement la servir et lui dire quelques mots.

 

Vers seize heures, elle me fit appeler. Elle me pria de m'asseoir près d'elle et me confia des sanglots dans la voix : "Vous êtes un véritable virtuose !" Elle prit ma main dans la sienne et nous demeurâmes un moment à écouter le gazouillis de moineaux. Son parfum de lavande embaumait délicieusement l'air.

 

"Il fit pleuvoir sur eux la nourriture de la manne

Et leur donna le blé du ciel."

(Psaume 77 versets 24 et 25)

 

Que faire braiser, étuver, frire pour lui plaire ? Quel vin lui proposer ? Face à elle, j'étais à présent pris de court. Je décidai alors qu'à sa prochaine visite, j'improviserais en sa présence.

 

Ce samedi-là, à son arrivée, elle m'offrit un ouvrage de Curnonsky à couverture jaune et un carnet où étaient répertoriées quantité de recettes. Elle posa un baiser sur ma joue, puis elle me demanda de lui préparer une mousse de gambas.

 

C'était sa première requête. J'y répondis avec plaisir. Comme dessert, elle désira une crème glacée à la cannelle. Je fus dans l'impossibilité de la satisfaire. Je me souvenais à peine avoir déjà réalisé pareille préparation. C'est ainsi que je découvris qu'elle connaissait mon répertoire de recettes  mieux que moi-même et que je conçus une certaine méfiance à son égard. Elle avait été un moteur. Elle devenait ma mémoire. Ses désirs m'enserraient.

 

"Ils se rassasient de l'abondance de votre maison,

Et vous les abreuvez au torrent de vos délices."

(Psaume 35 verset 9)

 

Début septembre, elle m'annonça qu'à partir de novembre, elle viendrait chez moi trois fois par semaine car elle avait décidé de prendre sa retraite anticipée et avait acheté une villa dans le quartier. Elle ajouta qu'elle serait heureuse de déjeuner de temps à autre dans la cuisine.

 

Mon sang se glaça. J'étais venu m'installer loin de chez mes parents pour échapper au contrôle qu'ils exerçaient sur ma vie. J'étais tombé dans un autre piège. Néanmoins, je ne dis pas que le restaurant était habituellement fermé les samedis et lundis midis. Je ne fis pas observer que la cuisine ne permettrait pas d'accueillir un hôte de marque. J'ébauchai un sourire.

 

"... Il a fait sucer le miel du roc

Et l'huile même de la pierre,

La crème de la vache, le lait des brebis

Avec la graisse des agneaux,..."

(Deutéronome 32 versets 13 et 14)

 

Un samedi de la mi-octobre, je la surpris qui esquissait dans un carnet un croquis de l'assiette que je lui avais présentée. Sous le dessin, j'aperçus des notes. De nouveau, j'avais été espionné. Quels secrets allait-elle dévoiler ? Ne travaillait-elle pas pour un concurrent ?

 

Les doigts et les pieds me fourmillaient. Son parfum de lavande m'écœurait. Cette femme m'irritait plus que jamais.

 

Elle se contenta pourtant de lancer de sa voix si claire : "Des idées pour votre futur livre de recettes."

 

"J'ai poussé comme la vigne des fruits à l'odeur suave,

Et mes fleurs sont des fruits de gloire et d'abondance."

(Ecclésiastique 24 verset 23)

 

Mon second s'était laissé convaincre. Il avait accepté de prendre le relais durant quatre semaines et j'étais parti au Maroc pour des vacances gastronomiques. Je demeurais à l'affût d'idées culinaires originales. J'étais loin mais mentalement je n'avais pas quitté mes casseroles. J'abondais de projets comme ce couscous aux écrevisses ou cette pastilla de caille. Malgré tout, je devais m'avouer que je pensais encore à elle. Les jours passant, je me culpabilisais de l'avoir abandonnée.

 

"La langue du nouveau-né s'attache à son palais, tant il a soif;

Les enfants demandent du pain,

Et personne ne leur en donne."

(Lamentations Quatrième Elégie verset 4)

 

Le mercredi après-midi, à mon retour, je la surpris dans ma cuisine. Elle pelait des poires tandis que mon commis faisait mousser du beurre dans un poêlon. Lorsqu'elle me vit, elle se précipita pour m'embrasser.

 

"Reprenez vite les rênes", fit-elle.

 

En quelques mots, mon employé m'informa de la situation. Elle jouait les petites mains et testait la plupart des préparations. En fin de journée, la sentence était souvent la même : "Qu'il revienne apporter sa touche !"

 

Ce n'est que le lendemain, que je fus mis au courant de son initiative. Elle avait convié des journalistes pour un repas au cours duquel je pourrais laisser s'exprimer mes talents. Bien entendu, cela serait à ses frais…

 

"On t'a établi roi du festin ?

Ne t'en élève pas.

Sois au milieu des autres comme l'un d'entre eux."

(Ecclésiastique 32 verset 1)

 

Mon escapade n'avait pas inversé le cours des choses. Elle s'incrustait comme la rouille, la mousse ou le lierre. La guerre était déclarée mais elle n'en sut rien ! Son odeur de lavande m'était devenue insupportable.

 

Le mois de mars m'inspira une recette alliant raie, citron, câpres, mort aux rats et purée de pommes de terre à l'huile d'olive. Elle dégusta et jugea cela "divin, admirable, juste un tantinet trop aigrelet". Les derniers clients partis, le personnel termina son travail et nous laissa en tête-à-tête…

 

A présent, je suis réputé pour mon pâté de viandes fines à la lavande. Quiconque en déguste est conquis ! Mais je vois déjà se tarir ma source d'approvisionnement !

 

"Qui garde sa bouche garde sa vie.

Qui ouvre trop ses lèvres se perd." (proverbes 13 verset 3)

 

 

Micheline Boland

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Publié dans Nouvelle

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C
<br /> <br /> Excellent, Philippe ! <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Merci à vous tous pour vos commentaires enthousiastes ! <br /> <br /> <br /> <br />
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P
<br /> <br /> La pauvre, elle n'aura pas pu goûter à la nouvelle recette!<br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Dé-li-ccccccieux......<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> Et voilà donc le dessert... Et un confit de de curieuse à la lavande, un !<br /> <br /> <br /> Excellent moment de lecture. Merci.<br /> <br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Que l'on se rassure dans les chaumières.<br /> <br /> <br /> Je suis toujours vivant ! D'ailleurs, la plupart du temps, c'est moi qui cuisine et c'est Micheline qui goûte...<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> C'est peu de de parler d'une nouvelle consistante. Bravo Micheline ! <br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Originale, cette évocation biblique qui sous-tend le récit. Bravo, Micheline !<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> Vraiment, j'ai beaucoup aimé ...heu, je parle du récit et pas d'une quelconque dégustation ....<br /> <br /> <br /> Please, ne m'invite pas chez toi chère Micheline ! Et Louis, il y a longtemps que je ne l'ai plus vu ! louis ! Louiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> j'attendais le moment du pâté... Micheline, tu es terrible ! Pire que moi ! Une super nouvelle ! Bravo<br /> <br /> <br /> <br />
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