Texte n°9 concours "Si l'hiver m'était conté"
Il avait des cheveux blonds, mon guide…
« La place Rouge était blanche,
La neige faisait un tapis,
Et je suivais, par ce froid dimanche,
Nathalie »
Non… Ça, c’était le jour où on l’avait mis dans le convoi qui devait l’emmener au Goulag. Un dimanche, effectivement, vers la fin décembre. Et puis, ce n’était pas Nathalie, c’était… Quelle importance ? Une garce du NKVD. Chapka bien enfoncée sur la tête, chaudement emmitouflée dans son uniforme fourré. Pendant que lui, insuffisamment vêtu et mal nourri, dans la poudreuse jusqu’aux chevilles, suivait en claquant des dents. Mais il n’avait pas fini de grelotter…
Le vieux bonhomme s’approcha de la vitre en claudiquant légèrement. Il n’avait jamais pu recouvrer une démarche normale après l’amputation de ses orteils gelés. Mais enfin, il était encore là pour l’évoquer. Ils étaient si nombreux à n’avoir pas eu autant de chance…
Il essuya de sa main ridée la buée qui lui masquait la vue sur le parc et le sapin artistiquement illuminé, juste sous les fenêtres de la maison de retraite. Puis il ferma la radio d’un geste sec avant de retourner s’asseoir. Il resta là, le regard dans le vague, le dos frileusement appuyé contre le poêle en faïence.
Pourquoi diable cette chanson, plutôt mièvre au demeurant, devait-elle lui faire à chaque fois un pareil effet ? Pas grand-chose à voir avec sa propre malheureuse expérience… C’était pourtant comme si elle avait le pouvoir maléfique de faire ressurgir tout ce qu’il aurait souhaité pouvoir oublier.
Le travail éreintant au milieu des bouleaux craquants de givre. L’insupportable morsure du froid. La faim tenace. Le sadisme des gardiens, au mieux leur indifférence. Et Nathalie.
Non… Son guide à lui, celle à qui il devait d’être encore en vie, c’était Tatiana. Une « zek », comme lui. Blonde. Oui, il s’en souvenait parfaitement. Mais pas de tresses. Non. Les cheveux courts sur la nuque. Et affreusement pâle, les joues creusées par la fatigue et les privations. Pourtant capable de partager avec lui le peu qu’elle avait pu voler dans les cuisines du camp.
Mais… Ne percevait-il pas toujours cette rengaine ? Assourdie quoique encore trop bien audible !. Un résident qui écoutait la même station, dans la chambre voisine… Des paroles maintes fois entendues, s’insinuant à travers les murs, insistantes, moqueuses. Comme le rire sardonique du destin…
« La place Rouge était vide,
J'ai pris son bras, elle a souri.
Il avait des cheveux blonds, mon guide,
Nathalie, Nathalie... »
Oui, à la fin, il s’était retrouvé seul avec elle. Non, pas sur la place Rouge, mais dans le local à demi enterré faisant office de morgue. Là où l’on entassait, chaque jour de ce terrible hiver, les cadavres raidis par le gel.
Il était resté longtemps près d’elle, la main posée sur son bras. Et, oui, il se souvint qu’elle souriait. Du moins l’aurait-il juré. Un sourire éternellement figé par la mort.
Le vieil homme ferma les yeux. Combien d’hivers encore ? La chanson se terminait…
« Que ma vie me semble vide !
Mais un jour, au paradis,
Je sais que tu seras mon guide
Nathalie, Nathalie... »