Seconde chance, une nouvelle de Philippe Wolfenberg
Seconde chance
Octobre est un mois de transition. Du moins, je le ressens comme tel. Et plus encore cette année, où des jours humides et frais succèdent à un été magnifique.
Après la pluie, les nuages se sont désolidarisés et des taches azurées parsèment le gris du ciel. L’horizon, quant à lui, sous l’effet du soleil couchant, s’est paré de vieux rose pour, à travers la vitre, devenir le centre de mon attention.
L’obscurité s’invite peu à peu et, avec elle, l’éclairage public qui se reflète sur la voirie détrempée formant les perles d’ambre d’un immense collier.
Je savoure chaque gorgée d’un vieux rhum brun aux reflets rougeâtres et aux arômes de vanille, de clou de girofle et de cannelle tout en me remémorant des souvenirs heureux mais lointains.
La taverne ressemble à s’y méprendre à un pub qui se serait trompé de pays. On peut goûter, ici comme là-bas, à la même atmosphère surannée qui donne l’impression d’avoir voyagé dans le temps. La pierre, la brique, le bois et le laiton confèrent à cet endroit un sentiment de quiétude qui, mystérieux paradoxe, sied parfaitement à la mélancolie qui me tient lieu de compagne.
Perdu depuis un moment dans le dédale pourtant familier de ma mémoire, j’en trouve la sortie – sans doute averti par un soupçon de préscience – et remarque, à la table voisine, la présence d’une jeune femme. Elle ne doit pas avoir plus de trente-cinq ans. Elle est absorbée par la lecture d’un livre de poche : « Les fleurs du mal » et ne s’en détourne que pour plonger ses lèvres – adorablement pulpeuses – dans une tasse de thé embaumant les agrumes. Elle lève la tête vers moi. Son teint métissé, ses yeux marron clair et ses boucles de cheveux ébène qui tombent sur ses épaules font de son visage un régal pour le regard. Le chandail qu’elle porte avec élégance ne m’empêche pourtant pas de deviner des courbes qui doivent faire le bonheur de celui qui partage, du moins je le suppose, sa vie. Elle me sourit, découvrant des dents parfaites à la blancheur opaline.
Le plus naturellement du monde, elle me demande si elle peut venir s’installer en face de moi. Et, pendant plus de deux heures, nous nous confions l’un à l’autre. Elle me raconte son enfance, quand elle était rebelle et qu’elle rêvait de liberté et d’anarchie, ses études littéraires, ses nombreuses aventures sentimentales, sa solitude et ses illusions qui s’amenuisent un peu plus chaque jour. Je lui dis que je suis comme elle… Que le temps ne m’a pas rendu raisonnable mais qu’il a lentement tué l’enfant que j’aurais voulu rester. Elle se rit de notre différence d’âge quand je lui apprends que je serai bientôt quinquagénaire.
Nous sommes les derniers clients. Avec tact, le serveur nous informe que la fermeture approche. A regret, nous nous levons et sortons ensemble. Elle dépose un baiser sur ma joue et me remercie pour les instants exquis que nous venons de partager. Avant de disparaître au coin de la rue, elle se retourne et me fait un signe de la main. Je regagne ma voiture. A la seconde où je réalise que je ne connais ni son nom ni son numéro de téléphone, j’entends, à la radio, les paroles d’une chanson de Madness : « I never knew your name nor your telephone number… »
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Le lendemain, je me hâte vers la brasserie avec l’espoir d’y retrouver ma belle inconnue. Hélas ! comme je le pressentais, elle n’est pas là. Au bout d’une assez longue attente, déçu, je décide de rentrer. Non loin de l’endroit où j’ai garé mon cabriolet, un attroupement puis, dominant les bruits du trafic, une sirène stridente : une ambulance passe devant moi à toute allure.
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Les mois ont passé. Presque un an, déjà ! Il fait agréablement doux, en cette fin août. Je traverse le vieux pont qui enjambe le fleuve, dans une ville qui n’est pas la mienne mais
où j’ai vécu, jadis, des heures merveilleuses. Je suis distrait et nostalgique, comme à mon habitude. Je bouscule une passante, bredouille un mot d’excuse avant de réaliser que c’est elle. Tout aussi surprise que moi, elle prend ma main et m’entraîne vers la terrasse d’un café. Là, elle m’explique l’incroyable désinvolture dont fait preuve, parfois, le destin. Le jour suivant notre rencontre, elle a voulu, elle aussi, me revoir. Une minute de distraction, un conducteur pressé… Elle est restée immobilisée pendant plusieurs semaines. Dès qu’elle a pu se déplacer, elle est revenue… Pour s’apercevoir que l’établissement était définitivement fermé pour cause d’expropriation.
Quand nous avons fini les rafraîchissements que nous avions commandés, elle m’emmène parcourir les remparts d’une citadelle qui domine la cité.
Elle se blottit dans mes bras, m’observe en silence tandis que l’index de sa main droite trace le contour de ma bouche puis, d’une voix douce et sensuelle, me dit : « Je m’appelle Martha… Et toi ? »
Philippe Wolfenberg