Lettre d'amour... d'Edmée de Xhavée
Lettre d’amour (Edmée De Xhavée)
Ma bien chère Léonie,
Comment commencer, comment terminer, comment expliquer? Comment, après cinq ans de mariage arrangé vous confier mes sentiments sans être ridicule, sans vous blesser ?
Cinq ans. Presque sept depuis notre première rencontre. Je revenais de ce long séjour en Argentine où j’avais appris les secrets de la laine et de son commerce. J’étais gorgé de splendeurs et d’aventure, de ces visions d’un autre monde avec ces buffles magnifiques tirant les chariots de laine, les gauchos à la peau cuivrée et leurs chevaux beaux comme si descendus directement des nuages d’orage, les gués où les voitures s’embourbaient, les patios plantés de fleurs luxuriantes et buissons à l’ombre desquels on savourait le dulce de leche avec un maté.
De retour, il me sembla que toute la ville n’attendait que le récit de mes aventures et des nouvelles de leurs familles installées là-bas. Je passais d’un salon à l’autre. Avais-je vu les de Jaer, les Lonhienne, les Young ? Comment supportaient-ils le climat ? Comment donc grandissaient les petites Marguerite et Germaine ? Comment se comportaient les actions du vélodrome Palermo, dans lequel presque tout le monde avait investi ? Et la traversée, avait-elle été bonne ?
Mais partout aussi, avec une insistance bien peu discrète, on me parlait de vous. J’avais trente ans, et une belle expérience acquise avec les meilleurs des marchands de laine. Il me fallait m’apprêter à accompagner ce précieux bagage d’une vie de famille que je fonderais.
Vous reveniez de Suisse, où vous aviez passé deux ans avec une tante malade. À cause de ces années perdues, voilà que vous étiez un peu plus âgée que les autres pour vos premières sorties. On vous disait calme, peu portée aux plaisirs de la société. Il est vrai que tout ce temps avec votre tante vous avait tenu à l’écart de la jeunesse et ses facéties, ainsi que des attentions des jeunes gens peu intéressés par la paire que vous formiez et qui était, alors, indivisible.
Ma mère vous qualifiait de bon parti, vantant votre teint pale et votre inébranlable patience. Vous aviez tout pour faire une mère idéale, insistait-elle.
Lorsque je vous ai vue, non, je ne vous ai pas trouvée jolie, pardonnez-moi. J’avais encore le souvenir de cette exubérante jeune fille de la belle société de Buenos Aires que mon cousin allait épouser : un chignon si lourd que l’on aurait dit un turban de la soie la plus noire, les lèvres sinueuses, les yeux languides, la poitrine que l’on imaginait tiède et rebondie sous la soie brodée, le cou animé d’un battement de cœur que l’on aurait voulu calmer d’un baiser. En comparaison, vous m’apparaissiez sans surprise, d’une beauté qui n’étincellerait jamais.
J’ai pourtant été heureux de nos fiançailles. Un homme sans dettes se doit de se marier, de donner à son propre père l’assurance de sa descendance et votre quiétude, si lointaine des bouderies et caprices de la belle Argentine que j’aurais sans doute aimé avoir à satisfaire pour la simple récompense de ses effusions fut, en fin de compte, une route sans ornières vers notre mariage. J’étais content, oui. Pas amoureux, mais content. « Le mariage n’est pas une affaire de cœur », m’avait bien dit mon père. « Mais il le devient parfois quand on a de la chance ». En moi pourtant, je voyais mal comment nos relations, polies et aimables mais dénuées d’intimité même dans nos moments les plus intimes, auraient pu un jour s’animer au point de bouleverser mon cœur.
Nos trois enfants naquirent ainsi, issus de ces étreintes polies mais non sans douceur. Je vous embrassais sur la joue en riant, vous serrant contre moi, et vous compreniez mon attente. Vous aviez un sourire dont la gentillesse me rassurait toujours, sans que j’y prenne garde alors. Vous ne me subissiez pas, ni ne me recherchiez. Mais vous vous donniez sans marchander ou flirter. Et sans mot, lorsque nous allions nous endormir, vous me souriiez, la joue perdue dans ce flot de cheveux sombres qui avaient alors l’odeur du bonheur. Et vous fermiez les yeux, replongeant dans cette existence qui était la vôtre et dont je vous laissais maîtresse, par une indifférence bien masculine que vous ne me reprochiez pas.
Et puis je suis reparti en Argentine pour un an, à Buenos Aires. Avec trois jeunes enfants, vous êtes restée sur place. Lorsque nous nous sommes dit au revoir sur le bateau, le tremblement de votre menton et l’eau sur votre regard ont brisé le sceau de mon coeur. J’ai pensé que c’était votre peine que je consolais, que c’était pour vous réconforter que je vous ai promis d’écrire souvent et de penser à vous. J’ai cru que c’était l’inquiétude pour votre solitude de jeune maman qui me tracassait pendant cette longue traversée. Qui me tenait éveillé dans ma cabine ondoyant sur les flots. Qui me rendit indifférent aux charmes de la toujours très belle et insupportable Consuelo. Qui suspendait brutalement mes pensées lorsqu’on me parlait de vous ou des enfants.
Chère, chère Léonie, non.
C’est l’amour de vous, la douleur d’être séparé de vous, la souffrance de me trouver si loin alors que j’entends mon cœur hurler de joie « j’aime, j’aime ! ». Je vous aime avec force, je me languis de votre odeur, de vous serrer dans mes bras, de vous dire mon amour en français et en espagnol puisque vous êtes si fascinée par cette langue aux senteurs d’abricots. Plus que trois mois, trois petits mois, et je vous expliquerai votre beauté, ces yeux qui sourient de leur eau tranquille aux reflets d’or, cette chevelure qui se dénude pour moi des peignes et rubans et s’étend comme une onde tiède, ce corps bien droit et fier qui se déploie pour les naissances de ces enfants qui nous ressemblent, ces lèvres encore bien enfantines qui sourient avec la force d’une femme… Je vous aime, ma chère Léonie, et suis un homme heureux, comblé.
C’est un mari amoureux que vous accueillerez au bateau d’ici peu.
Edmée de Xhavée
http://edmee.de.xhavee.over-blog.com