Le mineur avait quelque chose à dire… une nouvelle signée Micheline Boland
Le mineur avait quelque chose à dire…
Vingt-cinq décembre 1990. J'habite rue Claessens à Bruxelles et je rejoins ma famille dans un restaurant de la rue des Palais. C'est un trajet que je fais chaque jour pour me rendre à mon travail. En ce jour férié, la ville est quasiment déserte. Arrivée à hauteur du Monument au Travail, je m'y attarde. Il est onze heures quarante-cinq, nous avons rendez-vous à midi quinze, j'ai donc un peu de temps à perdre…
Je ne connais quasiment rien de cette œuvre de Constantin Meunier. J'en fais le tour lentement, prenant quelques photos avec mon téléphone portable. Je frissonne bien que quelques pâles rayons de soleil réchauffent un peu l'atmosphère,
Je viens de quitter le mineur des yeux lorsque je sens un regard posé sur moi ! L'impression d'être épiée. Il y a là quelque chose de troublant. Je me retourne. Je reviens sur mes pas. Je suis seule face au mineur. Ses yeux fixent l'horizon. Impossible qu'il m'ait remarquée ! Pourtant, il n'y a personne d'autre. Lui seul peut donc m'avoir surveillée ! J'observe ses lèvres, son nez : entre nous, existe une certaine ressemblance. Je reste en tête-à-tête avec lui sans parvenir à m'en éloigner. Nous sommes seuls au monde. Les minutes passent. Je suis anesthésiée. Je n'ai plus froid. La fatigue du réveillon s'est estompée. J'ose me perdre dans la musculature de l'homme, dans les plis de son vêtement. Je l'imite, je porte la main gauche au menton et lui adresse un clin d'œil de connivence.
C'est le début d'un jeu : je m'accroupis pour prendre sa posture. Je fais un signe de la main, puis je feins de partir. Je reviens et je m'immobilise face à lui.
Il me semble repérer peu à peu de légères modifications dans la tension des lèvres, elles s'entrouvrent imperceptiblement et en s'entrouvrant, elles deviennent plus charnues. Le torse se soulève à peine, sa respiration est très lente. Le pouce s'écarte du menton. Les paupières ont un tremblement infime. C'est une parole susurrée pour moi seule qui s'échappe, mais les mots sont incompréhensibles. Progressivement, tout se remet en place. Le temps s'égrène à un rythme habituel sans que j'en sois consciente. Le manège n'a semblé durer qu'une minute ou deux… J'ai le désir de toucher l'homme, de frôler son pantalon pour que sa puissance passe en moi. Sur son piédestal, il est bien trop haut pour moi. J'y renonce.
Un groupe de quatre jeunes s'avance. Il y a des commentaires, des éclats de rire. Rien de bien méchant. J'entends juste : "Les vieux mecs ont encore leur succès…"
De nouveau, nous sommes seuls, le mineur et moi. J'en ai fini de mes mimiques. Je lui parle comme à quelqu'un de mon entourage. Je lui demande comment il a fait pour endurer son travail tandis que moi, simple secrétaire, suis si souvent stressée. À bientôt trente ans, je ne suis nulle part dans ma vie sentimentale. Je lui demande donc de m'inspirer aussi une recette de sagesse. Spontanément, je porte de nouveau la main gauche au menton. L'index de l'homme pointe quelque chose devant lui. Je vois là une invitation à poursuivre mon chemin.
C'est alors que je pense regarder l'heure. Midi dix. Il est temps de gagner le restaurant où ma vieille Tante Agnès, ses enfants et petits-enfants m'attendent pour le traditionnel repas de Noël.
J'arrive à plus de midi vingt. Tante Agnès interroge : "Tu t'es perdue en chemin ou tu as fait une belle rencontre ?" Je me justifie : "J'ai regardé le mineur du monument. Je n'y avais jamais vraiment prêté attention. Pourtant, je passe devant tous les jours…"
Tante Agnès réagit : "Il paraît que c'est mon grand-père qui a posé pour Constantin Meunier. Du moins, c'est ce que mon père m'a raconté… Une légende familiale."
À mon retour, je m'arrête de nouveau près du mineur.
La bouche s'entrouvre, prend un volume nouveau. Son menton semble s'affiner tandis que je fixe son visage. Sa main s'élève pour faire un signe. Un adieu, peut-être ? Je me laisse glisser dans une sensation tiède et douce. Ainsi, l'homme m'attendait pour un rendez-vous fixé à travers plusieurs générations et a repris vie pour moi à l'occasion de Noël.
En 1991, je trouve un emploi dans une agence de voyage de Namur et je déménage.
Le 26 octobre 2012, je vais à Charleroi pour l'incinération de Tante Agnès. J'ai pris le train plutôt que ma voiture. Mon cousin m'a fixé rendez-vous, sur le parking de la place Albert 1er. De là, nous partirons pour le crématorium de Gilly.
Il pleuvine, une péniche passe sous le pont où je croise quantité d'autres personnes. J'assiste aux préparatifs de départ de mon mineur. C'est un tel choc de voir dans cette sculpture la réplique exacte de celle de Bruxelles. C'est la première fois que j'établis le parallèle entre lui et le mineur du monument, le long du quai à Laeken ! Je m'informe. Il a été enlevé de son socle pour permettre les travaux. La statue est posée sur le sol, prête à être emmenée en lieu sûr. Je pourrais tenter de le toucher, mais la magie n'est plus là.
Je tourne autour de lui, puis l'examine de face. Une statue de bronze représentant un mineur qui est peut-être un de mes ancêtres. C'est une évidence : je reconnais chez lui les joues de ma grand-tante. Il est trop tard pour en parler avec elle. Ces départs simultanés m'apparaissent alors comme d'étranges coïncidences !
Micheline Boland
micheline-ecrit.blogspot.com