L'ange noir, un feuilleton signé Philippe Wolfenberg. Episode 3
L'ange noir
Un feuilleton signé Philippe Wolfenberg
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Episode 3
Je prends divers clichés de la citadelle et du vieux pont, de la cathédrale, du théâtre et de la gare. Puis, je les transfère sur mon PC portable et effectue un premier tri. Il me tarde de les montrer à Alessandra puisque j’ai réussi, sans devoir trop insister, à l’imposer, en sa qualité d’infographiste free-lance, afin qu’elle me seconde dans mon travail.
Le chemin du retour me paraît interminable. C’est donc avec soulagement que j’aperçois l’énorme pin qui jouxte la ferme réhabilitée que j’habite.
Deux grandes grilles en fer forgé ouvrent sur une cour dont les pavés sont comparables à ceux des rues d’antan avant que l’asphalte les remplace.
Je me gare le long d’une grange transformée en garage et qui forme un « L » avec le corps de logis. La façade de celui-ci, hésitant entre briques rouges et moellons gris bleutés, est percée de fenêtres étroites à meneau et encadrement en pierre calcaire. Au pied de l’escalier, une amphore défraîchie attend des jours meilleurs pour accueillir son lot de fleurs aux couleurs vives.
Une fois la lourde porte en bois foncé refermée derrière moi, je m’imprègne de l’atmosphère de quiétude qui règne dans chaque pièce.
Un quart d’heure à peine s’est écoulé lorsque le carillon de l’entrée résonne. Alessandra se précipite dans mes bras et m’embrasse avec la fougue qui la caractérise. Comme de coutume, elle me gratifie d’un petit coup de langue humide sur les lèvres.
Ensemble, nous préparons une quiche aux poireaux et saumon fumé – qui s’accompagnera d’une bouteille de Riesling Winzenberg 2006 – et un clafoutis aux griottes. C’est l’occasion de nous remémorer des souvenirs d’enfance quand elle et moi traînions dans la cuisine familiale respective avec l’espoir d’aider à la confection du repas.
Nous terminons la soirée dans la véranda, une ancienne serre qui mélange avec harmonie le verre et la fonte artistement ouvragée. Dans un immense canapé en osier, garni de coussins en fibre de lin, Alessandra et moi, étroitement enlacés, regardons scintiller les lumières de la ville dans le lointain.
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Après l’amour, nous nous endormons, semblables à deux fauves momentanément repus mais instruits que, demain, il faudra recommencer cette impossible quête du bonheur.
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Vers six heures, je suis réveillé par Alessandra qui parle dans son sommeil : « Non ! Je vous en prie… Pas maintenant… Laissez-moi vivre encore un peu près de Phil… Et dites à mon fils qu’il m’attende… Il sait que je l’aime… Il ne m’en voudra pas… »
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Le petit déjeuner se déroule dans la bonne humeur et les taquineries de l’un répondent à celles de l’autre. Je juge le moment opportun pour prier Alessandra de m’éclairer quant à ma découverte du premier soir et le curieux discours qu’elle a tenu, tôt ce matin. Des larmes emplissent son regard. Elle pose sa main sur la mienne et détourne la tête.
J’ai perdu mon fils, il y a un an…
Oh ! Je n’aurais pas dû… Je suis désolé…
Ne le sois pas… Tu as le droit de savoir…
Mais pas celui de te rappeler ce drame…
Il est mort dans un accident de roulage… Son père conduisait trop vite… A l’époque, nous étions déjà séparés mais nous gardions le contact pour notre enfant… Si tu avais la moindre idée de la haine que je peux ressentir à son égard, Phil, je te ferais horreur…
Non ! Je comprends ce que tu endures…
C’était un merveilleux petit garçon, tu sais… Un peu timide mais déjà si mature pour son âge… Il y avait une telle complicité entre nous… Il était tout pour moi…
Elle se lève, s’approche de moi et, la tête sur mon épaule, laisse libre cours à son chagrin.
Dis-moi que tu m’aimes, Phil… Pour la vie… Même si elle est, à la fois, dérisoire et cruelle…
Tu n’en es pas déjà convaincue ?
Si ! Mais l’entendre murmurer à mon oreille m’apaise…
Je t’aime, Alessandra !
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Contrairement à l’année précédente, la rigueur des mois d’hiver ne m’a pas indisposé. Il est vrai qu’Alessandra a eu le don de me sortir de la routine qui était devenue, pour moi, un mode de vie aussi improductif que rassurant. Nous nous sommes baladés au gré des nombreux marchés de Noël qui foisonnent, en cette période, avons goûté aux plaisirs de la marche, chaussés de raquettes, dans les superbes paysages des Hautes Fagnes et nous sommes réchauffés dans d’agréables brasseries et restaurants et, plus intimement, sous la couette.
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Même s’il ne lui est pas possible d’oublier totalement cette mélancolie qui semble être sa seconde nature, Alessandra ne cesse, chaque jour, de m’offrir le meilleur d’elle.
Le lien qui se tisse entre nous – et qui confine de plus en plus à la complétude – me fait penser, étrangement, à la lithothérapie ; à en croire les tenants de cette médecine parallèle, certains cristaux ont le pouvoir de décupler les propriétés curatives d’autres minéraux avec lesquels ils sont mis en contact. Cette comparaison a, bien sûr, ses limites puisque Alessandra ne se départit pas – au contraire – de cette manie de tenir, brusquement, dans une conversation anodine, des propos décousus. Pas plus que ne s’estompent ses cauchemars accompagnés de conciliabules déroutants avec d’invisibles interlocuteurs.
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Nous laissons derrière nous les quelques demeures en pierres du pays, perchées sur un plateau arboré, pour descendre, par une route de campagne sinueuse, vers le large méandre d’un cours d’eau que les chaleurs d’été ont rendu indolent. Le long d’un antique chemin de halage, nous passons devant ce qui fut, naguère, une maison d’éclusier. Alessandra, dont la main ne quitte pas la mienne, s’émerveille devant le paysage enchanteur qui s’offre à nous. Soudain, face à une impressionnante muraille rocheuse, un sentier en pente douce épouse le flanc d’une colline et s’en va rejoindre le promontoire que nous avons quitté précédemment. Nous l’empruntons alors que, à l’horizon, s’amoncellent des nuages noirs qui annoncent l’arrivée probable d’un orage. Un éclair zèbre le ciel… Deux ou trois secondes s’écoulent avant qu’un grondement sourd se fasse entendre. Alessandra tressaille. Instinctivement, je passe un bras autour de sa taille et la serre contre moi. Elle se force à me sourire.
Le tonnerre m’a toujours rendue nerveuse…
Nous ne sommes plus très loin de la voiture…
Et, de fait, une dizaine de minutes plus tard, nous nous y engouffrons alors que les premières gouttes de pluie s’écrasent sur le pare-brise. Au moment de mettre le contact, les éléments naturels se déchaînent et Alessandra, apeurée, se recroqueville sur son siège.
Phil ! Je ne veux pas te quitter… S’il te plaît, protège-moi !
Chut ! Calme-toi ! Je suis là… Il ne t’arrivera rien… Je te le promets…
Tandis que je l’embrasse tendrement au coin des lèvres, je sens des larmes couler sur sa joue.
Tout va bien, petite sœur… L’orage s’éloigne… On va rentrer…
Petite sœur ?
Non ?
Est-ce bien raisonnable d’être amoureuse à ce point de son grand frère ?
A travers son regard embrumé, je distingue la profondeur des sentiments qu’elle me porte et je me sens envahi d’une joie paradoxalement douloureuse.
Fin épisode 3
La suite demain
Philippe Wolfenberg