"Elle avait une jupe de grand vent", une nouvelle de Micheline Boland
ELLE AVAIT UNE JUPE DE GRAND VENT…
Elle avait une jupe de grand vent, une jupe dont les nombreux jupons et la soie sauvage moirée s'envolaient au moindre souffle, à la moindre brise. On aurait toujours dit qu'elle dansait.
Quand elle passait, elle laissait dans son sillage, un parfum de lilas. Elle avançait d'un pas léger, ne prêtant aucune attention aux passants qu'elle croisait. Depuis plusieurs semaines, chaque jour, elle se rendait dans le parc. De temps en temps, elle s'agenouillait pour ramasser une feuille, un pétale, un bout de papier, une plume.
Ce jour-là, pour la première fois, elle s'assit sur un banc. Son regard voyageait d'arbre en arbre, de parterre en parterre. Comme chaque jour, je l'observais de la fenêtre de mon appartement. Je me décidai à la rejoindre. Lorsque je fus dans le parc, j'allai m'asseoir auprès d'elle. Je dis "bonjour". Elle me répondit mais ne tourna pas la tête vers moi. Elle enchaîna : "Aujourd'hui, cela fait un an qu'il est parti…"
Ne sachant de qui elle parlait, je tentai de la réconforter et de la distraire du chagrin que je devinais. Je répondis : "Comme vous avez une jolie jupe ! On dirait une toilette prévue pour un bal. Je vous vois chaque jour. Je vous admire. Vous êtes si élégante, si gracieuse. J'étais un peu pareille à vous dans ma jeunesse. Aujourd'hui, j'ai quatre-vingt-quatre ans et je repense souvent à ce temps si ancien."
Elle fit comme si elle ne m'avait pas entendue. Elle poursuivit : " Il y a un an qu'il est parti. Quand il se rendait à la banque pour y travailler, il passait toujours par le parc. C'est ainsi que nous nous sommes rencontrés. Notre histoire n'aurait jamais dû finir. Pourquoi les plus belles histoires d'amour finissent-elles ? Il y a un an, il m'a dit alors que nous venions de terminer le repas du soir et que nous restions silencieux l'un près de l'autre : 'Je vais partir. Je crois qu'on n'a plus rien à se dire. La vie devient trop monotone.' J'ai imploré : 'Reste, reste,…' mais lui, il est allé faire son bagage et s'en est allé après m'avoir adressé un baiser du bout des doigts. Je l'ai cherché, cherché. Au début, chaque matin, je suis allée à la banque sans oser m'informer. Puis, j'ai eu l'audace de demander si je pouvais le voir. J'ai appris qu'il n'y travaillait plus. Je l'ai appelé sur son portable, il ne m'a jamais répondu, c'était toujours sa boîte vocale. Je crois que je vais devenir folle si je n'ai pas d'explication. J'ai pensé louer une page entière d'un quotidien national pour lui lancer un appel au secours. Je voudrais comprendre. "
J'étais bouleversée. J'ai songé à ma propre histoire d'amour qui avait connu le même type de fin.
J'ai dit : "Il faut vous ressaisir. Il y a tant de choses à faire… La vie peut être belle." Elle m'a répondu : "Depuis qu'il est parti, je ne peux dire où j'en suis."
Elle s'est levée. Elle avait une jupe de grand vent, elle sautillait, elle appelait "Rémy, Rémy…" en envoyant des baisers aux arbres, aux oiseaux, aux fleurs. Je l'ai regardée s'éloigner, puis juste avant d'atteindre la limite entre le parc et le boulevard, s'élever dans les airs. Peu à peu, elle était devenue pareille à un cerf-volant. Alors que je la perdais des yeux, j'ai ressenti une forte douleur dans ma poitrine et je me suis affaissée sur le banc…
Micheline Boland
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