Barbara Flamand : 1ère partie "Les vertiges de l'innocence", extrait de la nouvelle "La longue vue"

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1ère partie "Les vertiges de l'innocence"

Extrait de la nouvelle "La longue vue"


 Je demandai si je pouvais ouvrir la fenêtre arrière pour admirer le parc. En acquiesçant, Madame Martin s’installa devant son piano ; elle me fit entendre quelques gammes puis m’annonça une sonate de Chopin. Les yeux mi-clos, elle se mit à jouer en balançant légèrement le haut du buste. La musique la transportait et l’embellissait, mais ce visage nouveau n’était pas l’expression du bonheur, et peut-être, ne fermait-elle les yeux que pour mieux accorder sa plainte intérieure aux accents mélancoliques de la musique. Je portai mon regard vers le ciel ; l’envolée de ces notes méritait une autre dimension que cette chambre et ses murs, elle aspirait à l’immensité bleue et aux mystères qu’elle recouvrait.


Je regardai alors le parc, sublimé par la magie de la musique, l’étang aux nénuphars, les deux statues à l’entrée de l’allée principale, le petit pavillon mangé par le lierre grimpant... Quelle bonne idée j’avais eue d’emporter la longue-vue !


Je la braquai d’abord sur les statues, deux nymphes pudiques qui ouvraient le chemin vers l’entrée du pavillon, puis sur celui-ci, plus exactement sur la fenêtre que le lierre épargnait encore. D’un coup, la lunette s’emplit des formes rebondies de Mademoiselle Martin, étalée sur un sofa. Le corsage entr’ouvert donnait le champ libre à deux pamplemousses ; une jambe repliée prenait appui sur le sofa d’où l’autre jambe avait glissé. Une main d’homme agenouillé gravissait la pente de ce genou au... fourré, terminus de « la petite bête qui monte ».

Sans lâcher prise, l’inconnu s’étira de côté pour atteindre, par la bouche, un des pamplemousses. Les mains crispées sur la longue-vue, j’étais incapable d’un mouvement ; la sonate de Chopin ne parvenait plus jusqu’à moi, j’avais oublié l’existence de Madame Martin. L’œil dilaté par la stupeur et la curiosité, je n’avais qu’une envie : connaître l’identité de l’homme et ce qu’il allait advenir du pamplemousse qu’il semblait dévorer.

Surprise. Il abandonne le fruit et la partie charnue de Mademoiselle Martin retrouve son volume initial ; il l’abandonne. Pour faire quoi ? Pour déboutonner sa braguette. Se faisant, il se met debout et de profil, me laissant ainsi reconnaître Monsieur Martin Junior. Monsieur Martin junior qui a perdu sa superbe et sort nerveusement de son pantalon un attribut que je ne connaissais qu’aux petits garçons et qui, chez Martin junior prend une dimension surprenante et inquiétante. Pas le moins du monde inquiète, Mademoiselle Martin replie sur son ventre ses deux jambes en les écartant, de sorte que son frère, en se couchant sur elle, trouve la place suffisante pour caser son bâton. Mais qu’en fait-il ? Qu’en fait-il ?

Empourprée, fiévreuse, je ne savais pas que Madame Martin avait cessé de jouer. Et quand j’ai entendu : « Que regardes-tu avec tant d’attention, Poupette ? », mon cœur s’est mis à battre si fort que j’ai cru qu’elle allait l’entendre.

Il fallait retrouver mes esprits et cacher la vérité :
– Je regardais les terrils derrière le parc.
– Tu n’as pas écouté ma musique, toi non plus.
-  Oh si ! m’écriai-je en courant vers elle.
– Tu es rouge comme une pivoine.
 

 Je me reprochais d’avoir peut-être déçu la douce Madame Martin, je répondis : « Il ne fallait pas me dire comme ça que je n’écoutais pas votre musique. Cela m’a peinée ».
– Petite Poupette, dit-elle en m’attirant, tu es sensible, toi. 
 
 J’eus les yeux humides, partagée entre la honte de lui mentir et la pitié que j’avais d’elle. Elle m’embrassa. « Je vais aussi regarder les terrils ». Et elle tendit la main vers la lunette d’approche. « Oh non, dis-je, le plus calmement possible, vous seriez déçue, ils sont plus beaux de loin que de près ». Elle me fixa ; son air scrutateur enleva toute mollesse de son visage, puis elle me dit : « Tu as raison, beaucoup de choses sont plus belles de loin que de près ».

Je me demandais si elle avait deviné mais ne devait-elle pas pour deviner, déjà savoir ou pressentir... Cette éventualité me chavira davantage et je hâtai ma sortie. Comme je refermais la porte, je vis Madame Martin se diriger vers la fenêtre, et en même temps, j’entendis Monsieur Martin faire son entrée dans le hall. Je descendis doucement en regardant par-dessus la rampe. Le commandant Martin enlevait ses gants avec précaution, laissant à Jeanne le loisir de l’examiner: 
– Avant de vous présenter chez Madame, dit-elle, voyez si les cheveux que vous portez sur votre uniforme sont bien les vôtres.
– Toujours la même sollicitude de votre part, répondit, avec ironie, l’officier. Croyez que je vous en suis reconnaissant.
 

Il me sembla que je devais faire entendre mes pas afin de prévenir tout autre propos, regrettable devant une présence étrangère à la maison.

Je remontai doucement quelques marches, puis descendit en courant.

Le commandant tourna la tête, me regarda de haut en bas et de bas en haut, sourit légèrement : « Charmante apparition ! Inattendue dans cette triste maison ! », puis, s’adressant à Jeanne : «Quelle est donc cette petite ravissante pleine de promesses ?»
– Si vous étiez plus souvent ici, vous connaîtriez les enfants de la rue ! dit-elle d’un ton bourru. C’est Poupette, voyons !
– Mais bien sûûuûr ! Bonjour, Poupette. La prochaine fois, ne te sauve plus quand je fais mon entrée !
 

Il monta les marches, le buste bien droit et lança encore à l’adresse de Jeanne : « Il y a au moins un père chanceux dans cette stupide rue » ! 

Barbara Flamand

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