Texte 1 du concours "Les petits papiers de Chloé" : Rencontre du troisième type

Publié le par christine brunet /aloys

L’oasis aux camélias


Une nouvelle journée est en train de s’ouvrir sur le monde. Un timide bourgeon de lumière entré par la lucarne prend possession de la pièce, petit à petit. À quatre heures du matin, le portable à la main, Céline ne dort pas. «Cher Kic, qu’en est-il de tes recherches célestes ? Moi, quand je regarde le ciel, je choisis une étoile et lui parle ainsi : je te sens ici, tout près de moi, tu es mon unique rayon de soleil dans cet univers sombre qui me tient prisonnière. De quel coin de l’univers me protèges-tu ? Le matin, quand je me réveille, mon âme ne tombe plus dans le vide, elle tombe dans ton âme, comme dans la paume d’un Dieu». 
Céline se glisse hors du lit, tandis qu’Emmanuel se prépare à clôturer le rêve du petit matin. Dans une demi-heure il entre dans la cuisine où Céline lui a déjà préparé le café et sa tartine beurrée. Il boit, mange, ensuite il prend son sac et part au travail, « au revoir, chérie, à ce soir » crie-t-il sur le seuil de la porte. Peu après, comme tous les jours, Céline nettoie la table, range la vaisselle, s’habille en vitesse et part au boulot. Des jours tous pareils, sans surprises. Mariés depuis plus de vingt-cinq ans, Emmanuel et Céline se sont déjà installés dans le confort tueur d’amour où nulle émotion authentique ne trouve plus de place. À chacun ses petits joies et ses grands agacements, de plus en plus loin l’un de l’autre. 
Le soir, de nouveau chez elle, Céline ouvre son portable pour voir si Kic lui avait répondu. Oui, son message était là : 
« Chère KicA, ce soir le ciel brille dix fois plus fort que d’habitude. Le Cygne hurle de bonheur en m’envoyant sa lumière, mais non, c’est ta lumière, car c’est grâce à toi qu’elle est tellement brillante à cette heure-ci. On ne se connait que virtuellement, mais c’est comme si on se connaissait depuis une vie entière. Mes collègues d’institut me regardent perplexes : mais qu’est-ce qui t’arrive ?! T’as rajeuni de vingt ans. Si tu savais combien je t’ai attendue… Je ne désire rien de plus pour l’instant, mais je rêve déjà à cet instant magique quand je te serrerai dans mes bras pour te dire à l’oreille… ».
Cela fait juste un an que leur histoire a commencé sur «Votre étoile jumelle», un site de rencontres peu banal qui se présentait ainsi : « Vous n’êtes pas que des poussières d’étoiles sans lueur. Chaque terrien porte en lui un brin d’éclat d’un soleil du Cosmos. Le jour où vous êtes nés vous avez capté l’une de ces miettes divines, ainsi vous abritez tous une minuscule étoile. Elle vous guidera toute votre vie mais, le moment venu, vous devrez la rendre enrichie. Vous êtes ici pour trouver votre étoile jumelle, car ces « binaires de contact » finissent toujours par fusionner. Ayez confiance et fiez-vous à votre instinct ». Pour s’y inscrire, il fallait remplir un formulaire avec les données complètes de naissance (lieu, date, heure) en fonction desquelles on attribuait à chacun une étoile, celle qui avait veillé sur sa venue au monde. Ensuite, à cette étoile on cherchait la paire, car la plupart des étoiles ont une jumelle. Par exemple, Achird est la jumelle du Soleil, Mizar est le double d’Alcor, Kic est l’étoile jumelle de KicA, de la constellation du Cygne et ainsi de suite. Les couleurs des étoiles doubles s’intensifient quand elles se rapprochent. C’est pareil pour les âmes humaines quand elles se rencontrent et s’aiment d’un amour véritable et indestructible.
Passionné d’astres, Kic était venu sur ce site par simple curiosité. Parmi les dizaines de photos alignées en colonnes, il n’a pas choisi la plus belle, mais la plus seule. À côté des dizaines de visages souriants, aux grosses lèvres rouges et aux yeux lourds de mascara, une photo semblait s’y être égarée par erreur : c’était un arbre desséché au milieu du désert qui s’appelait KicA. « Voilà quelque chose qui me ressemble » se dit-il. Et à l’instant même il a écrit à cet arbre-là : « 
KicA, j’ignore si tu es mon étoile jumelle, mais c’est ce qu’on dit ici. Je suis moi aussi un arbre seul, dans un désert. Veux-tu qu’on cherche une oasis ensemble ? Une oasis pour deux solitudes…». Depuis lors, pas à pas, les centaines de messages qui s’en suivirent les ont rapprochés de plus en plus, en les rendant indispensables l’un à l’autre.
Céline avait commencé sa journée comme d’habitude, à quatre heures du matin, en écrivant sur son mobile : 
« Cher Kic, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Comment ai-je pu tomber amoureuse de quelques phrases astucieuses? N’empêche. Ce bonheur qui m’inonde me suffit pour vivre. Je ne mange plus, je ne dors plus, je ne vis que d’un amour parfait et pur. Je croyais que ça n’existait que dans les livres. Et pourtant… Heureusement, mon mari ne soupçonne rien, je sais me cacher. Il est devenu froid, cynique et il est parfois brutal quand il me parle. Il ne sait plus rêver, ni aimer. On dort dans le même lit, pourtant il habite à des milliers d’années-lumière. J’aimerais tellement qu’on se voie... Moi, j’habite à Huy. Toi ?... »
Le soir, au message de Kic « Chère KicA, j’habite sur la constellation du Cygne, quelle question ?! Où voudrais-tu que l'on se voie ?», elle répondit sur le coup : « Si tu es d’accord, je te propose le Grand Parc du centre de Huy. Comment arriveras-tu depuis le dos du volatile jusque-là je ne sais pas, peut-être au bord d’un vaisseau spatial surperformant, comme dans le film Rencontre du troisième type. Je t’y attendrai quand même demain vers 17 heures, un camélia rouge à la main ; et, pour que je puisse te reconnaître, tu en porteras un à la boutonnière. Ainsi, nos fleurs jumelles feront refleurir les arbres que nous sommes ». 
À 17 heures la lumière satinée du soleil se glissait chancelante à travers le feuillage des chênes et des châtaigniers du parc. Céline s’avançait dans l’allée d’un pas timide, son camélia rouge à la main. Son cœur battait si fort qu’elle pouvait l’entendre. Nerveuse déjà, elle tressaillait au moindre souffle de vent, tandis que ses yeux scrutaient inquiets tantôt sa montre, tantôt les coins ombreux du parc. Vers 18 heures elle s’assit fatiguée sur un banc et mit le camélia sur ses genoux. Continuant à regarder sa montre d’une façon obsessive, des appels au secours partaient de ses doigts qui pressaient inconsciemment le camélia. À 19 heures il n’était pas là, ni à 21 heures. « Que je peux être stupide »se disait-elle, « depuis un an je n’avale que des mensonges et de vaines illusions ». Quelques larmes retenues trop longtemps sous les paupières surgirent tout à coup sur ses joues pâles. 
Vers 22 heures le parc commença à se vider des passants. Céline marchait en se dandinant quand, tout à coup, un jeune homme courut vers elle : « avez-vous besoin d’aide, madame ? », mais elle ne lui répondit pas. En serrant le camélia froissé contre son cœur, elle accéléra le pas vers la maison. Avant d’appuyer sur la clenche, elle effaça ses larmes d’un geste furtif de la main et rangea ses cheveux un peu décoiffés par le vent. « Emmanuel, où es-tu ? » annonça-t-elle sa rentrée, mais personne ne lui répondit. Elle monta, fatiguée, vers la chambre. Quand elle ouvrit la porte… 
… À côté de leur lit couvert de camélias, Emmanuel l’attendait une fleur à la boutonnière. « Mon vaisseau a pris du retard, pourtant j’y étais et je t’ai vue… J’étais trop ému, trop bouleversé pour te parler ». Les yeux baignés de larmes, il l’a prise dans ses bras et lui murmura à l’oreille : « Tant d’années sans te connaître… Pardonne-moi, Céline! Dis-moi que ce n’est pas trop tard ». 
C’était en l’an 2022 quand les deux jumelles Kic et KicA fusionnèrent d’une façon spectaculaire dans la constellation du Cygne. Une nouvelle étoile, une superbe nova de couleur rouge était née. Les télescopes saisirent cette nuit-là un grandiose éclat de lumière, 10 000 fois supérieur aux étoiles d’origine et 100 fois plus brillant que l’étoile Polaire. Il était parti vers nous il y a 1800 ans et il venait juste d’arriver dans le ciel terrestre. 
Même si cela prend du temps, la lumière arrive toujours à sa fin ultime : faire fleurir une oasis quelque part.

 

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