Un autre petit extrait de Toffee, le roman prêt à sortir… signé Edmée de Xhavée
Il y avait aussi cette sotte fille, la fille des concierges de chez Fauquier, une blonde qui se trouvait irrésistible, il s’en souvient. La fille du chauffeur, un brave type qui ne parlait jamais. Une des cousines – Micheline, sans doute - lui avait offert des vêtements qu’elle ne portait plus, et peu après il avait entendu Zélie lui reprocher – oui, maintenant il était certain que c’était Micheline car il revivait nettement la scène – de lui avoir donné des choses qu’on peut porter en famille mais pas quand on fait partie du personnel. Les shorts, par exemple, avait-elle dit d’une voix bougonne, comment lui interdire de les porter maintenant, et elle se pavane partout avec ça, mademoiselle Micheline ! Vous, ça allait, mais elle n’est pas de la famille ou des proches, ça ne se fait pas ! Il ne faut pas lui monter la tête, elle est déjà bien assez fière comme ça…
Il faut dire que lui aussi, il avait eu l’impression qu’elle passait avec insistance devant le court de tennis quand lui ou les cousins Pierre et Clément jouaient, s’arrêtant pour détacher pensivement les liserons du grillage d’un air absorbé, feignant l’indifférence, la démarche d’une danseuse orientale, dans son petit short de lin beige.
Il la détestait, et se demande d’ailleurs pourquoi il avait un sentiment aussi défini pour elle qui ne l’intéressait pas du tout. Elle était un peu plus jeune que lui, trois ou quatre ans peut-être. Ou plus encore. Pierre la trouvait « damn sexy » mais estimait qu’il valait mieux garder ses distances, terrain miné était écrit en toutes lettres sur son front.
Il se demande même, à présent, si maman elle-même n’avait pas un jour dit quelque chose. Maman l’aimait bien, disait que ça devait être difficile pour elle d’avoir été arrachée à son pays, dont elle se souvenait certainement très bien, certainement assez pour en avoir la nostalgie. Elle la trouvait jolie, ou peut-être pas jolie, mais agréable. C’était plutôt ça, agréable. Elle le reprenait quand il la jugeait quelconque et trop voyante. C’est son type, mon chéri, elle est faite sur un modèle plus… comment dire ? Plus marqué. Mais elle n’est pas quelconque. Ceci dit elle risque fort d’avoir des ennuis car elle joue un peu de son type, justement, et n’a pas trop conscience sans doute de comment c’est perçu ici… Elle a de l’ambition, mais c’est un peu trop évident, parfois !
C’était une remarque de ce type que maman avait faite.
Pénétré par cette remontée dans le passé, il se tient debout devant la porte-fenêtre. Pas de Monsieur Fonction, qui est déjà passé le matin, par contre les corneilles ont l’air de répéter une attaque par escadrons car elles ne cessent de partir en reconnaissance et de revenir en vociférant ordres et impressions. À la main il tient un bol de thé – son thé de déchets – et grignote un biscuit au gingembre.
À cinq heures il y aura un bon documentaire sur la Patagonie, il ne faut pas qu’il oublie. Mais il peut terminer son thé sans hâte.
Ah ces tasses de thé qu’il apportait à maman, avec du citron et, justement, un biscuit au gingembre, de ceux que son amie Penelope lui envoyait d’Angleterre fidèlement à chaque fête de Noël. Il s’asseyait sur le bord du lit, lui redressait les oreillers, et ils avaient une petite pause de silence partagé, sans lecture ni musique, juste eux deux, l’intensité d’un long adieu qui s’égrenait jour après jour dans une multitude de rituels anodins. Il la voyait avaler l’odorant liquide, fermer les yeux et timidement sourire, puis elle lui pressait parfois la main – oh que la sienne était décharnée, parcheminée, avec ce solitaire qui luisait en tournant follement autour de son doigt squelettique aux jointures enflées.
Pourquoi donc avait-elle pensé que papa se remarierait ? Pourquoi, elle qui n’avait vécu que pour eux deux, n’avait-elle pas, au contraire, eu une pensée pour papa qui allait rester seul, si triste, encore bien jeune, abandonné malgré elle à une existence solitaire ?
Mais oui… mais oui, ça doit être lié à ça…
Il se souvient…
Cette sottise.
Comment donc une telle sottise avait-elle pu prendre cette place dans le désarroi de sa mère ?
Car oui, au retour de ces fameuses vacances, quand elle avait demandé si ils s’étaient amusés, reposés, ce qu’ils avaient fait tous les deux… papa avait dit, avec un soupçon de vantardise qui l’avait déconcerté « Ma Lizzie chérie, ton vieux mari fait encore des ravages ! La petite des concierges des Fauquier s’est jetée dans mes bras le jour du départ… et m’a embrassé ! »
Le visage de Maman s’était brièvement figé, comme aspiré de l’intérieur, puis elle avait lentement fini de mâcher le morceau d’une pomme qu’Yvonne avait coupée pour elle. Enfin elle avait fermé les yeux comme pour se préparer à un effort, et souri d’un air calme en demandant :
— Tu parles de la petite Toffee ?
Il se souvient soudaine de la tristesse qui avait tremblé comme des larmes dans le regard qu’elle et Yvonne s’étaient alors échangé.