Texte n°4 Concours

La porte, d'habitude large ouverte, était invitation à satisfaire ma curiosité. Enfant déjà, je prenais plaisir à pénétrer dans ce lieu pourtant interdit. L'inaccessibilité est une invitation.
"Toujours honorer une invitation" me disait mon père. "C'est un chemin vers la découverte." Je lui ai toujours obéi. Je me suis assis contre le mur. Je doutais. Cette porte d'habitude accueillante ne l'était pas. Et donc pas d'invitation !
Que se passerait-il si j'osais ?
Le bâtiment, d'un gris triste, est entouré d'un riche muret. Sa taille me dépasse, je ne suis pas très grand. Mes frères me surnomment le p'tit et cela m'agace. Mais bon, c'est le lot des petits d'être traités de petits. Il doit être onze heures et ce matin je devrais être à l'école. Mais je suis malade. Mon frère aîné m'a dit "Pas question que tu sortes même si le soleil brille". Mes parents tous les deux travaillent. Mes frères sont à l'école. Je suis seul et donc…
La porte est close. Et ce n'est pas habituel. Je longe le muret autour du grand bâtiment. Le bruit des graviers du sentier accompagne mes pas qui se font hésitants. Tout à coup je ressens un malaise. Une douce inquiétude s'empare de moi. J'aime assez cette sensation de pénétrer dans un univers défendu. Je suis un rêveur, tout le monde me le dit ; parfois cela me fait plaisir, souvent cela m'irrite. Quand je rêve, je me balade. Peut-être est-ce l'inverse ? Je me souviens de cette dernière rêverie. Je marchais dans le quartier vers la maison interdite. C'est ainsi que nous l'appelions mes frères et moi. Un bâtiment austère, entouré d'un muret.
Mais je m'égare. A l'arrière du bâtiment, de grandes baies vitrées. Elles datent de la dernière rénovation. Avant, la bâtisse était une brasserie. Les entrepôts de stockage sont toujours visibles, habités par une faune singulière. "Ne parle pas à ces gens !", "N'approche pas ces animaux !" me répète-t-on. Mais je suis un rêveur et mon excuse est facile quand je désobéis. "Quoi, vous m'aviez-mis en garde ? Ah, mais je ne m'en souviens pas."
Prudemment, j'avance le long de la façade arrière. Le silence est total. Sur ma gauche un grand espace envahi par des herbes de toutes sortes. Quelques surfaces pavées apparaissent, du moins ce qu'il en reste. Les chariots de houblons se rangeaient là, attendant qu'on les décharge. Un cri soudain me surprend. La chevêche plonge du sommet d'un vieux marronnier. Cette fois, le mulot s'en sort. Je m'arrête, observe l'ancienne salle des cuves. Il y a de la lumière à l'intérieur. Je perds de mon assurance. Je sens que l'inquiétude alourdit mes mouvements. Une odeur m'accompagne. Le malt. Je suis tout proche de la malterie. Les brasseurs au travail, je les vois, je les sens, le grondement du feu sous les cuves, les cris, les ordres, le bruit des fûts qui roulent, les chevaux qui hennissent attendant la manœuvre. "Eh, p'tit, reste pas là, tu vois pas qu'tu gènes ?"
"Pardon, m'sieur !" et je fais un mouvement vers la gauche. Je me retrouve sous la voute de la grande salle d'entreposage : d'énormes barriques, des futailles sommeillent là.
Mon attention est attirée vers le fond de l'entrepôt. C'est sûr, il y a de la lumière. A moins que ce soit le soleil dont les rayons caressent les vitres sales. De la vie dans cette ruine ? Ne suis-je pas en train de me raconter des histoires en imaginant alors la main inconnue venue appuyer sur l'interrupteur ? J'entre plus avant. L'odeur de fermentation me monte à la tête. Je me sens fragile, les jambes molles, la conscience à l'ouest. Des détritus de toutes formes, espèces, usages parsèment le sol, les restes d'étagères, les armoires désarticulées forment un décor inconnu. On dirait un château hanté ? De longues et collantes toiles d'araignées me compliquent la marche. Mes yeux s'embrument mais les larmes sont des nuages de poussières humides, sales et gluants. Je panique. Je pense aux mises en garde paternelles. Pas con ce qu'il disait. Mon excitation croît au rythme de ma peur. Soudain je glisse. Le sol est très humide et, voulant récupérer l'équilibre, je fais un faux mouvement. Une douleur forte. Et brève. J'ai mal jusqu'au bout des cheveux. Je saute au-dessus de ce que je prends pour une un ruisseau; est-ce un égout qui rend le sol fuyant ? Calme-toi, me dis-je. Je respire profondément mais je sens la nausée m'envahir. Tout ce qui croupit autour de moi m'enivre.
Je m'apaise. Mais, alors que je reprends la maitrise de la situation, des choses me passent entre les pieds. Je crie. Très fort. "Maman !"
Un souffle lent, languissant me plombe. J'ai du mal à avancer. Et toujours ces petits pas furtifs autour de moi. Des rats mangent des graines. L'odeur est forte. Le blé moisi. A nouveau les nausées. Et petit à petit, la frêle lueur du début qui semble se rapprocher. L'ambiance change, les formes se précisent, l'odeur devient plus respirable. Une teinte ambre occupe aussi l'espace. Le noir se donne d'autres couleurs. Je me sens presque bien. Et puis surprise. Un son. Grêle. Et pourtant apaisant. Toujours je marche. Prudemment. Je ne pense plus, j'observe, je dévisage, je goûte un univers que je ne connais pas. Une note régulière, lancinante, entourée de tant d'autres. Et une mélodie. Serait-ce ça l'Ecosse dont le père parlait aux grandes occasions ? Et un énorme oignon apparaît tout à coup, il est grand, si dodu, d'une couleur qui me fait penser à maman faisant du caramel. "Ah, Maman !" Y penser me donne un coup de blues. Près du gros légume, un homme. Oui, un vrai, aux traits marqués, le visage en sueur dans une salle surchauffée où tout est vapeur, gargouillis et chaleur. Et cette odeur qui maintenant me saoule.
Mon esprit est sous l'emprise de cet homme et la surprise de cet oignon. Je plonge, plane, vole, éthéré, sans repère, comme en apesanteur.
Une douleur, cinglante et j'atterris. Le choc est brusque. Une gifle m'éveille. Je suis couché sur le sol. J'étais bien. Mon père me bouscule, me hurle dessus. "C'est quoi cette histoire ? Et cette bouteille vide ?" "T'es pas cap, m'avait dit mon frère, me tendant la bouteille, pas cap de la vider." Un flacon 15 ans d'âge que papa conservait pour les grandes occasions. Il se servait un verre, à lui tout seul. Je n'ai jamais goûté ce truc. "Bien meilleur que la bière" disait papa aux grandes occasions…
Me suis-je appuyé contre ce muret ? Ai-je débouché la bouteille ? Et vidé le flacon ? Qu'est-ce que je foutais là, couché par terre ? Mystère.
"Une cuite de première" a constaté le médecin de famille.
Quelques semaines plus tard, revenant de l'école. Je passe devant l'ancienne brasserie et c'est plus fort que moi… La porte est close, encore. Je la pousse, sans difficulté, la serrure est neuve. Je pousse la porte qui s'ouvre facilement.
J'entre. De la lumière, des voix. Je les connais ces voix. Je pousse plus avant et j'arrive devant une autre porte. Les voix viennent de là. Pas d'hésitation. Je me penche et regarde par le trou de la serrure. Deux hommes sont attablés près du gros oignon Je sais maintenant que cela s'appelle un alambique et celui-ci ronronne. Les deux hommes rient, ils discutent et lèvent des petits verres qu'ils vident avec un sérieux qui m'étonne, on les croirait pris dans un rituel. Serait-ce ça une grande occasion ?
Et puis, stupéfaction ! Le second célébrant de cet étrange rituel est mon prof de français. "Qu'est-ce qu'il fout là ?"
Et soudain je repense que demain je dois rendre un exercice de créativité en langue maternelle. Le titre ne m'inspire pas, mais alors pas du tout : "Derrière la porte".