Texte n°1 Concours "Derrière la porte"

Publié le par christine brunet /aloys

Le berger et le prisonnier

 

Il était une fois un berger prénommé Jean. Chaque matin, bâton à la main, sifflant au vent et souriant aux cieux cléments, il menait ses brebis sur les verts pâturages de son pays, couvert de garrigues et entouré de falaises.

Mais un beau jour de printemps, une peine inconsolable frappa le jeune berger.

Alors que depuis trois lunes, Jean contait fleurette à Louise, fille de l’épicier du village, que la belle et douce s’attendrissait, sensible aux charmes et aux délicates attentions du berger, leur bonheur fut interdit.

Quand Jean arriva à la boutique, avec le plus grand bouquet d’iris qu’on ait jamais vu au bras d’un homme, et qu’il demanda la main de Louise à son père, celui-ci fut pris d’une colère sans pareille et jeta le jeune berger hors de son épicerie dans le chaos d’une phrase indélébile : “Comment oserais-je donner ma fille si belle et instruite à un homme si pauvre et illettré ? ”

Jean s’assombrit, mois après mois, saisons après saisons, enterrant sa douceur de vivre sous une épaisse couche de chagrin. Jusqu’à ce soir d’été où l’impensable arriva.

 

A mesure que le jour tombait, que le troupeau regagnait lentement son enclos de nuit, Jean se laissa divaguer dans les bras de sa belle. Il n’en fallut pas plus pour qu’une de ses brebis échappe à son attention et s’aventure à flanc de falaise, sur un terrain des plus friables. Quand Jean s’en aperçut, il paniqua et abandonna son troupeau pour secourir l’imprudente. Malheur ! La terre se déroba sous leur poids, le sol s’éventra, et Jean et la brebis furent avalés par les profondeurs. Quand le dos du berger frappa ce qui semblait être le fond d’une grotte, il perdit connaissance. La brebis succomba. Jean survécu.

Malgré d’importantes ecchymoses, il put s’adosser à une paroi et, fébrile, cligna plusieurs fois des paupières avant de saisir ce qu’il vit. Louise dansait. Tout autour de lui, elle dansait. Puis, une multitude de fées. Elles souriaient et regardaient le berger avec tendresse. Courage, crut-il entendre, courage, et prudence...

Doucement, il reprit ses esprits. Tout autour de lui, cette grotte, aux dimensions vertigineuses, aux stalagmites et stalactites étincelantes de cristaux de sel. Des drapés et des dentelles de roches comme dessinés par le merveilleux. Même si l’escalade de la galerie s’annonçait périlleuse, Jean se releva et trouva la force de marcher. Mains agrippées aux parois, il avança. Lentement et prudemment. Jusqu’à ce murmure :

Aidez-moi, par pitié, aidez-moi, je vous en conjure.

La voix semblait étouffée dans la roche, mais il était impossible de ne pas l’entendre. Jean se tourna. Rien. Rien de visible. Folie, se dit-il. Mais au bout de quelques pas, la voix se fit plus présente.

Aidez-moi, par pitié, aidez-moi, je vous en conjure.

L’oreille sur la pierre, le berger en était maintenant certain, il se trouvait au plus proche de cette voix clamant de l’aide. Après avoir écarté un amoncellement de pierres, il n’en crut pas ses yeux. Une épaisse porte de bois bardée de barres de fer et à son pied un liseré d’or. Une lumière si puissante que le berger en fut aveuglé quelques instants. Sur la porte, une phrase gravée, en latin, indéchiffrable pour le jeune berger.

Daemonium vincula.

Fuge, antequam avaritia atque in pascat eam carne.

Aidez-moi, par pitié, aidez-moi, je vous en conjure.

Qui se cachait donc derrière cette porte ? Et pourquoi ? A la curiosité s’invita la crainte, mais aussi la pitié. La voix était chevrotante. Et s’il s’agissait d’un honnête homme ?

Jean prit la parole :

Oui, je vous entends. Mais qui donc êtes-vous ?

On me fit prisonnier par mépris, pour ma fortune. Je vous en conjure, délivrez-moi. En remerciement, ma fortune sera la vôtre.

Jean ne savait trop que penser. Alors la méfiance lui insuffla de percer un œil dans la porte de bois, de la taille d’un ongle. Dans le tout petit trou, il vit des pièces d’or, à foison, des pierres et objets précieux. Contre un mur, il devina l’homme dans une toge, au visage dissimulé par une large capuche, aux chevilles et poignets noués dans des chaînes rivées à la pierre.

— Donnez-moi à voir votre visage !

La capuche tomba en arrière, et laissa apparaître un visage osseux, sale, marqué de souffrances. L’homme ne semblait pas plus grand qu’un enfant de dix ans. Rachitique. Inoffensif, pensa Jean.

Ainsi, il décida de forcer la porte. A coups de pierre, deux heures durant, le berger s’acharna jusqu’à ce que le bois cède. Jean entra dans la geôle et, à distance, jaugea l’homme des pieds à la tête.

Otez-moi ces chaînes et je ferai de vous un homme riche.

Qui me dit que je peux avoir confiance en vous ? N’êtes-vous pas brigand, assassin ou les deux, que sais-je ?

Je vous en conjure, ayez confiance.

Jean hésita, puis pensa à Louise. A son père. A son consentement devenant possible.

Faites de moi un homme riche et, ensuite, vous retrouverez la liberté.

Soyez maître de votre décision.

Ainsi, Jean partit avec un coffre d’or, et revint le lendemain porter au prisonnier soins et victuailles. Six couchers de soleil durant, le berger emporta un coffre d’or. Six couchers de soleil durant, les deux hommes s’apprivoisèrent et se confièrent. Tant et si bien qu’une fois les forces retrouvées, le prisonnier fut libéré et s’installa dans le village. Jean fit couper les plus beaux costumes, broder les plus belles robes, confectionner les plus belles parures de diamants, et se présenta à l’épicier. Devant tant de richesses, Louise lui fut offerte.

Les jeunes mariés s’installèrent dans la chaumière du berger et vécurent ainsi, heureux, dans un bonheur fait de simplicité, d’isolement et de passion.

 

Durant ce temps, le prisonnier devint une personnalité  incontournable du village.

Très vite, tous connurent son nom : Crocus. Il fit commerce avec les uns, offrande avec les autres. Partout où il allait, il troquait un peu de sa fortune contre bonne grâce. Il fit construire des ponts et des routes, des commerces et des hospices. Au fil du temps, le village devint cité.

Chacun voulait sa part de fortune, contre labeur ou faveur. On raconte même que les voyageurs venaient des quatre coins du monde pour charmer le prisonnier devenu grand seigneur : jongleurs, dompteurs de félins, artistes peintres, sculpteurs… On fit ériger une statue à son effigie, dessiner les plus belles places et fontaines portant son nom, bâtir un palais. A mesure que Crocus distribuait son inépuisable fortune contre l’adulation des villageois, il grandissait. De quelques millimètres par jour.

Des festins gargantuesques étaient organisés à sa gloire où le vin coulait à flots, les mets se voulaient d’un raffinement divin, les danseuses aux charmes irrésistibles. Tous le vénérait, mais il voulait plus : être craint.

Les cupidités dépassèrent l’entendement.

Crocus grandit encore. Et encore. Jusqu’à faire la taille de deux hommes.

Aussi grand qu’effrayant, il devint méconnaissable : ses yeux luisaient d’un appétit cruel ; sa mâchoire rivalisait avec celle d’un animal féroce. Il se plaisait à rugir au moindre mécontentement. Tout lui était dû. Tout et toutes. D’ailleurs, les plus belles femmes de la vallée lui appartenaient. La plupart des pères y avait consenti sans oser hésiter, quant aux autres, le malheur les frappa. Pareil à un piège à ours, la mâchoire de Crocus vint s’abattre sur leurs têtes, sectionnant os et ligaments, et gobant d’une simple déglutition les boîtes crâniennes arrachées.

Dès lors, le sang ne cessa de couler, plongeant la cité dans l’horreur et l’effroi.

 

Un beau matin, on frappa à la porte du berger. Un messager venu annoncer la mort du père de Louise, succombant au courroux de Crocus.

Louise pleura sept jours et sept nuits.

Au huitième jour, elle demanda à Jean de venger son père.

Le berger resta prostré sept jours et sept nuits.

Au huitième jour, il eut une illumination. La porte. L’inscription indéchiffrable.

Tous deux pénétrèrent dans la grotte et, prudemment, gagnèrent la porte brisée qu’ils reconstituèrent au sol tel un puzzle pour enfant. Dans un cri de torpeur, Louise déclama la traduction de l’avertissement :

Démon emprisonné.

Fuyez, sans quoi il se nourrira de vos cupidités et de vos chairs.

Fuir eut été compréhensible, mais ils décidèrent de combattre Crocus par ses propres armes.

Le soir venu, Jean s’infiltra dans la cité et, maison après maison, il pria les villageois de croire en lui. Le désespoir eut raison de leur cupidité. C’est ainsi que les richesses, tour à tour, furent déposées dans l’ancienne geôle de Crocus.

De façon fulgurante, aux yeux de tous, la bête mi-homme mi-démon se mit à rapetisser.

Alors, si d’aventure, vous visitez la grotte des Demoiselles, dans la haute vallée de l’Héraut, il ne tient qu’à vous de ne pas entendre la voix chétive vous offrant monts et merveilles.

 

Publié dans concours

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B
je suis nouvelle et je commence a lire des cet apres midi quel regal merci a tous
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S
11 textes, probablement fort différents les uns des autres ! Chouette !
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P
Tiens, revoilà la news ! Ça sera plus facile pour moi, l'homme à la mémoire courte ! <br /> Eh bien, nous voilà prévenus, ouf ! <br /> 11 textes ! Ça va être difficile de choisir !
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J
Une fable et une morale dans ce conte à la lecture agréable, des mots et phrases qui dansent au rythme des suspens. Oui, ça démarre fort ...
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E
Ah là, je fus transportée... Je connais l'Hérault, j'ai vu la grotte des demoiselles, mais pas la geôle. Comme je ne comprends pas le latin (on va dire que je ne le comprends plus....)... qui sait si j'aurais été tentée? Beau texte en tout cas, ça commence haut et fort!
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M
J'adore cette histoire !
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C
ça démarre fort, bravo à l'auteur de ce texte, j'aime beaucoup
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C
Premier texte sur 11. Il vous faudra voter dans les commentaires du dernier. Limite des votes : 19h00. Je rappelle que les auteurs n'ont pas le droit de voter pour leur propre création !<br /> Bonne lecture !!!
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