La petite main, un conte signé Micheline Boland

Publié le par christine brunet /aloys

 

LA PETITE MAIN


 


 

Dimanche de printemps. Je suis seule. Mon mari suit des cours techniques aux États-Unis. Une session d’un peu plus de quatre semaines. Je parcours la brocante de mon quartier. Une façon comme une autre de combattre mon ennui.

Tout à coup, je le vois. C’est un coquetier en porcelaine blanche sur lequel sont peintes des fleurettes bleues. Je m’informe du prix. L’homme le vend quinze euros. Il pourrait le vendre le double que je ne résisterais pas à la tentation. Ce bel objet, il me le faut pour ma collection. Son double, ébréché et fendillé, garni de fleurettes roses, se trouve dans la corbeille ‘tout à deux euros’. J’achète les deux.

Quand je déballe mes achats, je découvre, auprès des deux coquetiers, une petite main en bois qui mesure tout au plus cinq centimètres de long. Probablement la main d’une statuette de Saint Joseph qui se trouvait près de la corbeille aux objets démarqués. Je lave les deux coquetiers et pose la main sur l’appui de fenêtre près d’un chiffon tout propre que je destinais au nettoyage de la vitre.

Je m’affaire. Procédant par essais et erreurs, je trouve dans ma vitrine le bon endroit où placer les coquetiers. Ensuite, je prépare du potage aux asperges pour mon repas du soir et je cuis des œufs durs.

Lorsque je m’apprête à nettoyer la vitre, je m’aperçois qu’elle étincelle comme jamais ! Le chiffon est sale, la petite main repose tout à côté. J’ai beau interroger ma mémoire, je n’ai aucun souvenir d’avoir nettoyé la vitre. Même pas un petit coup comme je le fais parfois lorsque le temps manque ou que j’y aperçois une trace de pluie.

Alors, je joue le jeu. Si la main veut travailler, elle trouvera à s’occuper ! Je débarrasse la table du salon des revues et journaux qui l’encombrent. J’y dépose la petite main et le chiffon. Puis, je fais demi-tour et vais au jardin. Après tout, cette petite main ne supporte peut-être pas qu’on l’observe ! Donnons-lui toutes les chances de se montrer de nouveau efficace !

Retour du jardin, la table est impeccable et le chiffon un peu plus sale !

Inutile de dire qu’il s’en passe des choses dans mon cerveau. Si une main est efficace, deux mains, deux pieds, une tête le seront plus encore ! Vite, je repars pour la brocante ! Ouf, le marchand est toujours là et Saint Joseph n’a pas trouvé acquéreur ! Pour cinq euros, j’achète la statuette, en mauvais état, car, évidemment, il lui manque une main !

Sitôt rentrée, petit test de mise en route. Je place la statuette sur la table de la terrasse. Elle est entourée de chiffons tout propres, de la bouilloire, du moulin à café, du pot à tabac et de la cafetière en cuivre. "Allez, vas-y, brave Joseph ! Travaille, affaire-toi ! Rends service puisque telle est ta vocation !"

Pendant ce temps-là, je me repose dans un fauteuil sur la pelouse. Envie de regarder, envie de savoir mais je résiste ! Une heure plus tard, je me lève. Joseph est resté là où je l’avais posé et les cuivres sont toujours aussi ternes.

Ça cogite toujours dans mon cerveau ! Envie de casser l’autre main, de séparer chaque pied du corps, puis d’essayer de faire de même avec la tête. Envie mais retenue. Envie mais contrôle. Envie mais réflexion plus profonde. Pauvre Joseph, j’aurais dû être plus explicite et plus respectueuse !

J’ai alors recours à un petit rituel du même genre que j’utilise pour obtenir un service de ma sœur, de mon cher époux et même de Jeanne, la femme de ménage qui vient tous les quinze jours ! "Bonjour Joseph. Tu es tellement efficace. C’est vraiment chouette de pouvoir compter sur toi. Tu veux bien m’aider une fois de plus ? Il y a ces cuivres à astiquer. J’ai mis à ta disposition tout ce qui semble nécessaire. Tu ne vois rien d’autre qui te serait utile ?"

Joseph ne répond pas. Je retourne au jardin. Une heure après, Joseph n’a rien astiqué du tout. Aussi inactif que mon époux quand il me dit : "Je laverai l’auto dans deux minutes…" et qu’il continue à lire un polar ou à surfer sur Internet.

C’est dimanche. Joseph aurait-il décidé de ne plus travailler aujourd’hui ? Laissons-lui le bénéfice du doute…

Pendant ce temps-là, la petite main, que j’avais posée sur l’étagère, au-dessus du tas de chiffons, a fait œuvre utile. Elle a rangé les produits d’entretien et les torchons.

La nuit porte conseil, dit-on. Alors, je n’insiste pas. Je rentre Joseph dans la maison, le pose au fond du living, sur le bureau entre l’ordinateur et le téléphone. La petite main trouve place sur la coiffeuse, dans ma chambre.

Le lendemain, à mon réveil, les tiroirs de la chambre sont rangés. La mini poubelle de la salle de bain déborde de chaussettes, de slips, de singlets et de mouchoirs usagés. Apparemment, la petite main a horreur des tissus élimés…

Le matin, je gagne les bureaux de maître Délian, où j’exerce la fonction de secrétaire. La petite main est dans ma poche. On ne sait jamais de qui on peut avoir besoin, n’est-ce pas ?

Joseph reste seul à la maison entre l’ordinateur et le téléphone où je compte l’y retrouver. Et pourtant, à mon retour, Joseph s’est volatilisé. Je le cherche partout. Aucune trace ! Ni dans le living ni dans les chambres, pas plus que dans la cuisine.

Les jours et les semaines passent. La petite main demeure une auxiliaire précieuse qui lave et range mieux que moi.

Et puis, mon mari rentre de son séjour en Amérique. Il remarque aussitôt les deux nouveaux coquetiers dans la vitrine. Sans faire le moindre effort, il réussit là où j’ai échoué, il déniche la statuette entre deux gros livres d’art de la bibliothèque ! Il l’en sort. "Tu sais Minou, il faudrait la faire réparer… Ce Saint Antoine de Padoue est si joli…"

D’un coup, je réalise ma méprise. Saint Joseph ? Saint Antoine de Padoue ? Le bonhomme était sans doute vexé de mon erreur d’appellation. Le lendemain, sitôt mon mari parti travailler, je reprends tout à zéro : et les préparatifs pour le nettoyage de mes cuivres et mes suppliques en rectifiant le tir : "Saint Antoine de Padoue, je te prie, veux-tu bien m’aider à astiquer les cuivres. Je crois que tu pourrais me rendre ce service de la meilleure façon qui soit. Merci d’avance."

Quand je rentre de ma matinée de travail, le bonhomme n’a rien fait. Je renonce donc. Seule la main est active, ce n’est déjà pas si mal. Je suis sûre que si je le lui demande, ce sera elle qui fera briller les cuivres.

Quand arrive la note de téléphone, il apparaît que la facture est particulièrement élevée ! Immédiatement, j’établis un lien ! Mon mari constate : "Quand je suis absent, tu ne te prives pas de téléphoner à l'étranger, en Turquie en plus… Qui connais-tu en Turquie ? Les anciens voisins de tes parents ?"

Il n’insiste pas. Il enchaîne avec un autre sujet - du moins le croit-il : "Tiens, à propos de dépense, un de ces jours il faudra faire réparer le Saint Antoine de Padoue…"

Saint Antoine de Padoue a donc été réparé. Au fait, le réparateur a estimé que c’était un ‘Saint Christophe’. Il n’en était pas sûr mais cette façon de porter l’Enfant Jésus le faisait pencher pour cette hypothèse.

"Habituellement Saint Christophe est représenté avec l’Enfant Jésus sur les épaules, Saint Joseph avec un lys, Saint Antoine de Padoue avec l’Enfant Jésus dans les bras. C’est une statuette rare. Difficile de la dater. Atypique. Oui, atypique. Cette main qui lui manquait, c’est étrange. On dirait qu’on l’a sciée. Oui sciée… Le plus bizarre, c'est l’enfant qui semble en déséquilibre."

La statuette réparée a trouvé place sur la commode du hall. Peu de temps après, la petite main que je manipulais toujours avec précaution et que je rangeais le plus souvent dans une de mes poches, a disparu.

Je l’ai beaucoup cherchée, oui vraiment beaucoup… C’est Jeanne qui, l’autre jour, m’a innocemment appris ce qu’il en était advenu : "Vous savez, Madame, vendredi j’ai trouvé en nettoyant, une petite main en bois près du téléphone… Je la tenais entre le pouce et l’index et puis, en la regardant de plus près, je l’ai lâchée. Quand j’ai voulu la ramasser, elle était en poussière sur le carrelage…Je me demande encore si j’ai bien vu ce que je pense avoir vu…"

Souvent, je pense à la petite main. Elle me manque comme me manque encore mon vieux maître de première primaire ou la vieille Clémence qui venait autrefois cuisiner des tartes chez Bobonne. Elle me manque comme peuvent manquer des odeurs de grenier, des effluves de pot-au-feu.

Encore une chose, un détail que j’allais oublier : depuis que la petite main est partie en poussière, les notes de téléphone sont redevenues ce qu’elles étaient avant son arrivée.

(Prix des Éditions le Roseau Vert au "Prix de l'eau Noire" à Couvin en 2009)


 

Micheline Boland

Site Internet : http://homeusers.brutele.be/bolandecrits

Blog : http://micheline-ecrit.blogspot.com

Publié dans Textes

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B
Quelle imagination! Bravo!
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M
Merci Brigitte.
M
Merci Bob et Edmée !
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E
Très charmant... j'ai aimé, vraiment!
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B
Mignon tout plein et comme d'habitude bien écrit/raconté. Les saints et moi ça fait deux et même trois mais bon... pas étonnant qu'elle ait remporté le dernier concours !
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