Albert Niko nous propose une nouvelle en deux partie : "bleu nuit, hôtel social"

Publié le par christine brunet /aloys

 

bleu nuit, hôtel social

 

Le poste avait disparu mais il y avait encore tout ce qui se trouvait autour, et pour peu qu'il vous reste un fond de super, vous pouviez toujours vous suspendre à l'idée de vous projeter comme une bille de flipper dans les allées quasi désertes à l'heure de la fermeture et en ressortir moins de cinq minutes après avec une bouteille de vodka et deux cartons de jus d'ananas

(Satie, qui vous suivait partout, devait être l'un de ces moineaux rasant les luminaires au plafond)

pour tracer dans la foulée, votre soirée à vos côtés dans une poche en plastique, en laissant une à une les Six Lettres De Leur Empire Lumineux basculer dans le rétroviseur...

 

Dans une chambre de neuf mètres carrés vous pouviez toujours retourner un verre et le remplir avec un fond de Satie pour la sonorité du glaçon.

 

***

 

J'accrochais particulièrement sur sa 3ème Gnossienne. Alors, le morceau terminé, je le rembobinais pour le renvoyer. Il y avait aussi l'album de Mark Hollis et le quintette en ut mineur de Mozart. Par le hublot de ma fenêtre, le halo d'un réverbère draguait l'angle de la déchetterie. Fée Électricité, soeur blafarde, le flash au bout de ta seringue... Suivant une espèce d'accord tacite, je n'allais pas déranger mes voisins plus qu'eux ne cognaient à ma porte. La médiocrité de nos existences ne pouvait se mesurer à la musique – question de niveau, de hauteur. Je roulais mon joint en regardant par le hublot. Le réverbère n'allait pas s'éteindre, ni s'éclipser la déchetterie. Nous-mêmes occuperions cette piaule encore un bon moment...

 

***

 

Pour parer à l'éventualité qu'une voix vous appelle dans la nuit, ils avaient branché la ventilation au maximum.

 

***

 

Il y en avait eu un pour prendre la tangente. Celui créchant dans la dernière chambre au fond du couloir, et le seul à avoir jamais disposé un paillasson devant sa porte. Marrant ça, quand on y songe. Comme un signe avant-coureur.

C'était un ancien éducateur reconverti dans le démarchage à domicile que sa nana avait foutu dehors.

On sentait à l'écouter qu'il y avait urgence, et ses yeux vous harponnaient littéralement comme si vous étiez le dernier à pouvoir l'écouter après que tous les autres se le soient refilés, et j'avoue ne pas avoir mieux fait.

Et un matin, le vieux deux chambres plus loin avait dû le sentir venir, car il a trouvé sa porte verrouillée et personne ne répondait. Les gars du SAMU s'y sont mis à plusieurs pour l'en extraire. Cachetons plus alcool, m'a dit le vieux, dégoûté. Ces enculés avaient noté mort naturelle au lieu de suicide.

Ce qui n'empêchait pas les meilleurs de rester, comme la voisine de la chambre contiguë qui lâchait son rire gras, éraillé, de vieille pocharde que la mort elle-même aurait jugé incommodant, laquelle l'aurait rayée pour passer au nom suivant, ce qui lui augurait d'un répit non négligeable, et autant de bouteilles avec.

Ou son fils qui sortait de cabane, et qui, à la rue, profitait de l'absence de sa mère en journée pour récupérer devant les séries américaines en boucle de M6. Et je commençais à comprendre pourquoi Satie martelait certains accords.

Ou encore le voisin de l'autre chambre dont l'ex passait régulièrement sous sa fenêtre pour lui rappeler les quelques factures qu'il lui avait laissée en suspens avant de partir (dont une de téléphone, gratinée, qui revenait à chaque coup.) Elle savait qu'il était là, qu'elle gueulait. Mais un de ces quatre, elle finirait par lui tomber dessus avec quelques potes – et la suite que l'on imagine, parsemée de quelques bons jurons (comme l'éventualité de lui éclater ses litchis…) Mais à raison de trois ou quatre fois la semaine, il était difficile de ne pas se répéter et hormis un bon volume, le reste virait aussi aigre qu'un dépliant révolutionnaire.

Il devait arriver que la fenêtre soit ouverte, et je l'imaginais comme moi, derrière, qui attendait que ça s’arrête.

Je me dressais un mur en forme d'accords plaqués à la Satie, comme dans ses Ogives. Toutes ces loucheries sur la prétendue folie des artistes dans un monde comparativement plus sain n'y voyaient pas la réaction d'un être original baignant au cœur d'une aliénation généralisée.

 

(A suivre)

Publié dans Textes, Nouvelle

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