Joël Mespoulède nous propose le second chapitre de son ouvrage "Faune sauvage"

CHAPITRE 2
Il est maintenant 22h30. La nuit est à nouveau là, je suis assis dans ma voiture et c'est toujours France Inter qui joue. Du jazz, plutôt très bon pour moi qui n'aime pas le jazz. Un type qui joue de sa contrebasse et de sa voix avec une puissance et une virtuosité folles. Major truc ou colonel machin. J'ai déjà oublié le nom...
Après tout ce silence, reprendre le cours des aventures du quotidien me demande toujours un effort. Ce n'est pas la tentation de Venise mais celle de Jeremiah Johnson. J'ai besoin d'un sas avant de rentrer dans le monde. Pascale sait ça.
Au début, quand je partais plusieurs jours, avec bivouac et tout ça, au retour j'appelais ma mère. Dix minutes de conversation sur les misères du temps qui passe et les dernières aventures du chat de la voisine et je n'avais plus à craindre aucune pulsion de meurtre envers quiconque venu rompre ma bulle de silence, voisin, ami, compagne ou mieux, enfant. J'étais jeune et impétueux, c'est loin tout ça...
22h40. Dieu que cette cigarette est bonne.
La maison est paisible. Tout le monde dort ? Non. Pascale corrige des copies, la musique en sourdine, une tasse sur la table. J'aime quand elle chausse ses lunettes de prof. Le regard se lève, le sourire illumine son visage. Je me penche sur elle pour l'embrasser.
— Hummm, mon homme des bois...
— Je pue, j'ai faim, j'ai froid et je suis épuisé. Laisse-moi le temps de me doucher.
— Dis donc mon gars, c'est toi qui viens me coller tes odeurs de mâle sous le nez. D'ailleurs, je me demande bien comment tu réussis à ne pas faire fuir tes bestioles à l'odorat soi-disant si développé.
— Je les fais fuir. Par contre ça attire les fées des forêts. Tu sais, celles qui ressemblent à des donzelles de vingt printemps et qui parcourent la montagne court vêtues et sans culotte.
Je vide la tasse, le thé est encore tiède, pas sucré, mais je découvre soudain que j'ai soif. Je me sers une autre tasse et la vide et encore une autre. La montagne pompe les liquides, assèche les corps.
— Mon pauvre chéri, c'est pour ça que tu as l'air si fatigué. C'est à cause de la vilaine fée avec ses fesses à l'air.
— Ah non... Pas vilaine, bien au contraire, très, très gentille avec les hommes des bois...
Je défais mon sac, range l'objectif, benne les tee-shirts que je consomme dans le temps d'une journée de sortie dans un bac de linge sale qui leur est spécialement dévolu, vide la gourde et la pose sur l'égouttoir tête en bas, achève de remplir le lave-vaisselle des boîtes qui ont contenu mon repas, toutes choses qui avaient le don de l'exaspérer, dans les premiers temps de notre relation... « Est-ce que ça ne peut pas attendre ? » « Non ! C'est bien pour ça que je le fais maintenant ».
Enfin je peux relier le boîtier à mon ordinateur afin de charger les 150 à 200 images de la journée. Je ferai un premier tri rapide tout à l'heure, après la douche. Pendant que la bécane mouline, je me serre tout contre Pascale.
— Tu pues, tu colles, tu es globalement d'une saleté repoussante, mais ça ne fait rien, la priorité est de charger les photos de la journée et te frotter à moi.
— D'abord ce ne sont que des taches de myrtille et d'herbe. Ensuite, le cow-boy solitaire, dès qu'il arrive quelque part, commence toujours par s'occuper de sa monture.
— Dis-donc, cow-boy solitaire, tu compares qui à ta plus belle conquête ?
— À travers le cheval, c'est l'outil de travail que j'évoque... Mais dites-moi, chère madame, quelle impudeur ! Et si votre fille venait à surgir.
— Hummm... Elle dort chez sa grande copine Julie...
— Et ça ne vous fait rien de vous frotter à un type tout puant ?
— D'abord je ne me frotte pas à un type, je me frotte à toi. Et puis juste avant que tu n'arrives, je me disais que j'aurais bien pris une douche.