Quand ACTU-tv parle des grands auteurs belges... Georges Rodenbach Une chronique de Marc Quaghebeur. Un texte de Jean François Foulon

Publié le par christine brunet /aloys

Il est des livres que l’on connaît - ou du moins que l’on croit connaître – sans les avoir jamais lus. Ce sont souvent des classiques, dont on a étudié des extraits à l’école ou dans lesquels les journalistes littéraires aiment puiser des citations pour montrer leur culture. Bref, ce sont des livres dont on connaît plus ou moins l’histoire, dont on pourrait même parler un peu, mais dont finalement on ignore tout puisque tout simplement on ne les a pas lus. 

C’était mon cas pour Rodenbach. Honte à moi, je l’avoue. De cet auteur, j’avais simplement lu quelques poésies dans des anthologies et je connaissais (quand même) le titre de son œuvre la plus célèbre : « Bruges-la-morte ». Il a fallu que j’écoute l’interview de Marc Quaghebeur dans Actu-TV pour que je prenne conscience de cette lacune et que je me précipite sur ce livre. Comme quoi cette émission culturelle prend de l’ampleur et les interviews du directeur des Archives et Musée de la Littérature consacrées aux grands classiques belges sont toutes du plus grand intérêt. En tout cas cela m’a permis de découvrir Rodenbach. C’est un peu le but poursuivi par Actu-TV, je crois : puiser à des sources sures et sérieuses pour s’ouvrir ensuite à un large public. Que voilà une belle manière de dépoussiérer nos grands écrivains ! 

Mais revenons à Rodenbach. Né à Tournai en 1855, il est mort à Paris en 1898, d’une crise d’appendicite. En réalité, il passe son enfance à Gand, où son père, fonctionnaire au ministère de l'Intérieur, a été muté (c’était l’époque où la langue française régnait sur toute la fonction publique et où les agents de l’Etat exerçaient leur métier dans toute la Belgique, aussi bien en Flandre qu’en Wallonie). Au collège Sainte-Barbe, il se liera d’amitié avec Emile Verhaeren, puis il entreprendra des études de droit, études qu’il est supposé parfaire à Paris, mais une fois dans la capitale française, il fréquentera surtout les milieux littéraires( François Coppée, Maurice Barrès…). Il organisera d’ailleurs en Belgique des conférences pour présenter les auteurs français du moment. C’est ainsi par exemple que Mallarmé viendra parler de Villiers de l'Isle-Adam. 

Mais Rodenbach quitte définitivement son pays et s’installe à Paris en 1888. C’est là que son roman « Bruges-la-Morte »paraît, d’abord sous forme de feuilleton (dans le Figaro), puis en livre. 

On peut considérer que cet ouvrage est l’archétype du roman symboliste. Comme le fait bien remarquer Marc Quaghebeur, la trame aurait pu être celle d’un roman de gare : un homme a perdu sa femme et sa tristesse est telle qu’il décide d’habiter à Bruges (ville qui a eu son heure de gloire quand elle était un port de mer, mais qui vit maintenant dans un silence monacal, au milieu de ses beffrois et de ses béguinages) où sa mélancolie peut s’exprimer pleinement. Mais il rencontre une actrice qui ressemble à son épouse défunte. Il a une relation avec elle, mais petit à petit il doit bien reconnaître qu’elle est bien différente de la femme qu’il a aimée autrefois. Il finit par l’étrangler avec la tresse de cheveux de la défunte qu’il avait conservée comme une relique. 

L’essentiel n’est évidemment pas dans cette histoire. Tout est dans les symboles et la véritable héroïne, en fait, c’est la ville de Bruges. L’auteur tisse alors tout un jeu de correspondances entre l’état d’âme du héros, veuf et triste, et la ville elle-même, figée dans son passé, silencieuse, morne et mystique. Le symbolisme, on l’aura compris, adore les métaphores et les métonymies. Bruges offrait évidemment un décor idéal, avec ses vieux quais, ses béguinages, ses cloches qui sonnent les heures et dont l’écho se perd dans le brouillard, au bout des canaux. 

Le thème du miroir est fondamental. De même que les vieilles bâtisses se mirent dans les canaux et contemplent leur image, le héros retrouve (ou croit retrouver) dans l’actrice rencontrée le double de la femme aimée. Tout un jeu de correspondances s’établit alors. On ne regarde plus les beffrois ou les vieilles maisons, mais leur reflet dans l’eau. Il y a quelque chose de platonicien dans le symbolisme, car ce reflet est en fait l’idée de l’objet lui-même, sa quintessence en quelque sorte. Ville morte, Bruges renvoie à la solitude intérieure. Le temps y est suspendu et la ville rêve encore de son glorieux passé qui n’est plus (comme le héros rêve encore à la femme aimée qui est morte). Figée dans le temps, elle confond passé et présent (comme le héros croit reconnaître l’épouse qu’il a aimée mais qui est morte dans la jeune femme rencontrée). Mais qu’est-ce que la ressemblance, si ce n’est un mélange d’habitude et de nouveauté, une manière de retrouver le passé dans le présent d’aujourd’hui ? Or justement le héros est plongé dans ses habitudes : il s’enferme la journée et sort tous les soirs à cinq heures pour se promener le longs des canaux (dont les eaux noires évoquent le Styx antique). Rodenbach, fidèle en cela aux conceptions des symbolistes, en profite pour nous décrire une ville de Bruges noyée dans la brume et la pénombre, aux volets clos et aux vieilles façades délavées. 

Et comme Bruges était triste en ces fins d’après-midi ! Il l’aimait ainsi ! C’est pour sa tristesse même qu’il l’avait choisie et y était venu vivre après le grand désastre. (Rodenbach, Bruges-le-morte, Espace Nord, Loverval, 2006, p. 25) 

Mais si au début le héros choisi de vivre dans une ville pleine de mélancolie qui correspond bien à sa tristesse du moment, petit à petit il confond le souvenir de sa femme disparue avec la ville elle-même. La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s’unifiait en une destinée pareille. C’était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froides de ses canaux, quand avait cessé s’y battre la grande pulsation de la mer. » (Id. pp. 26-27) 

Bruges, on le sait, était un port de mer, mais celle-ci s’est retirée, laissant une ville morte qui ne vit plus que de souvenirs. Son coeur s’est arrêté de battre un jour, comme celui de la femme tant aimée. Mais à cette première correspondance, une autre va se substituer : Jane, l’actrice de théâtre rencontrée, ressemble tellement à la disparue que le héros va avoir l’impression de remonter le temps et de revivre sa passion initiale. Quand il la tient dans ses bras, ce n’est pas elle qu’il voit, mais l’autre, telle qu’elle était quand elle était vivante. 

On a donc l’impression que dans ce livre le thème du double (ou du simple et de son reflet) est primordial. L’unicité est intolérable, tout comme l’est d’ailleurs le fait d’être veuf. Tant qu’il est seul, le héros se rapproche donc de Bruges à laquelle il se sent uni par une même tristesse, mais quand il revit une passion amoureuse avec une actrice, il oublie la ville aux canaux et sa mélancolie et se concentre alors sur la ressemblance entre la femme vivante et celle qui est morte. Plus tard, quand il deviendra évident que l’actrice, vulgaire, dépensière et trompeuse, ne ressemble en rien à l’ancienne épouse, le héros reviendra vers Bruges. Plus tard encore, quand dans un moment de colère il aura tué Jane, il ne lui restera plus que Bruges, plus morte que jamais, puisque les deux femmes aimées ont disparu. 

C’est donc tout ce jeu de correspondances, de ressemblances, de glissements et d’inversions qui est intéressant dans ce livre et pas « l’intrigue » en elle-même. 

Avec ses canaux, ses ruelles où l’on se perd, ses béguinages qui se ressemblent, La vielle ville de Bruges a tout d’un labyrinthe, surtout à cinq heures du soir, en automne, quand elle est perdue dans le brouillard. C’est donc un lieu refuge, où on entre mais dont on ne sort pas. Rodenbach, qui est avant tout poète (même si, comme le fait remarquer Mac Quaghebeur dans la vidéo, sa poésie a un peu vieilli aujourd’hui à la différence de celle de Maeterlinck ou de Verhaeren) nous donne de belles descriptions de cette « Venise du Nord » qu’il a largement contribué à faire connaître. On peut dire que sa prose est poétique. 

« (…) Il marchait sans but, à la dérive, d’un trottoir à l’autre, gagnait des quais proches, longeait le bord de l’eau, arrivait à des places symétriques, attristées d’une plainte d’arbres, s’enfonçait dans l’écheveau infini des rues grises. Ah ! toujours ce gris des rues de Bruges. Hughes sentait son âme de plus en plus sous cette influence grise. Il subissait la contagion de ce silence épars, de ce vide sans passants – à peine quelques vieilles, en mante noire, la tête sous le capuchon, qui, pareilles à des ombres, s’en revenaient d’avoir été allumer un cierge à la chapelle du Saint-Sang. Chose curieuse : on ne voit jamais tant de vieilles femmes que dans les vieilles villes. Elle cheminent – déjà de la couleur de la terre – âgées et se taisant comme si elles avaient dépensé toutes leurs paroles. (Id, p. 85) 

Jean François Foulon

 

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