Micheline Boland nous propose une nouvelle "LA FOLIE DE MARGUERITE" en deux parties
LA FOLIE DE MARGUERITE
Je me souviens, c'était en août. Mon mari, déçu par son poste d'enseignant à l'école hôtelière de Lille, venait d'accepter un emploi de maître d'hôtel à Deauville. Nous avions choisi de nous installer à Villerville. Jadis professeur de français, j'avais abandonné ma carrière pour élever mon fils, mais je me passionnais toujours pour les beaux mots. Lorsque nous habitions dans le Nord, j'écrivais des histoires pour enfants, j'animais un forum de contes sur Internet et j'avais mis sur pied une série d'ateliers d'écriture. Dès mon arrivée en Normandie, je m'étais dit que ce que je faisais là-haut, je le ferais également dans le Calvados. J'avais cherché un local bon marché, mais agréable. C'est ainsi que j'avais trouvé un arrangement avec le propriétaire d'une taverne, il m'avait proposé une petite salle à l'étage avec vue sur mer. Peu de temps après, j'avais donc placé des affichettes dans divers commerces des environs.
Ce jour-là, six personnes avaient bravé la pluie pour cet atelier d'écriture créative. Chacun s'était présenté en quelques mots. Lionel, un jeune étudiant en journalisme, admirateur de Brassens, Madeleine, une dame âgée qui avait lu mon annonce à la crêperie, Pierre, un peintre fasciné par la mer qui s'était mis à composer des poésies, Thérèse, une institutrice à la retraite qui lisait beaucoup de polars, Julien, un adolescent qui tenait son journal et Marie-Paule, une de mes voisines qui cherchait un tremplin pour se lancer dans le récit de sa vie.
J'avais donné comme contrainte d'utiliser les mots "marguerite", "amour" et "folie" ainsi que de faire intervenir deux personnages dans le texte que chacun allait composer.
Tout le monde avait écrit dans le plus grand silence. Puis, vint le temps de lecture.
Thérèse, l'institutrice retraitée commença :
Cet été-là, nous aimions nous retrouver sur l'unique banc du petit parc derrière l'église. Nous nous y asseyions et restions blottis l'un contre l'autre. Nous étions sages, nous ne voulions rien gâcher dans la précipitation.
Il s'en disait des choses à propos de cet endroit ! C'était un ancien cimetière et des gosses prétendaient y avoir vu des revenants, un soir d'Halloween.
Un jour, un autre couple nous avait précédés. Elle était brune et vêtue de jaune, elle avait une marguerite dans les cheveux. Il était métis et portait une écharpe ocre. Ils s'embrassaient goulûment. Ils étaient assis sur notre banc. Nous les avons ignorés, nous demandant pourtant s'il ne nous faudrait pas changer notre lieu de rendez-vous. Nous avons fait plusieurs fois le tour du parc en nous tenant par la main. L'heure de la séparation est venue. Sur le sentier, nous conduisant à la rue, nous avons entendu des éclats de voix. Juste des mots : marre, merde, amour foutu, folie. Nous avons poursuivi notre route et nous nous sommes quittés après un bisou.
Le lendemain matin, un homme qui promenait son chien dans le petit parc, a découvert le corps du jeune métis. Il avait été étranglé, une écharpe ocre était serrée autour de son cou. Il y avait une marguerite près du cadavre. La police lança un appel à témoin. Par peur, nous n'avons rien dit. Jusqu'à la rentrée scolaire, nous nous sommes contentés d'échanger des textos. Les baisers n'étaient plus que des mots tapés sur un clavier. Nous ne voulions pas que l'on sache que le fils du notaire et la fille du ferrailleur se rencontraient en cachette…
Je demandai : "Y a-t-il des commentaires ?"
Lionel dit : "Ça pourrait être un début de nouvelle policière. Je crois qu'il manque le mot amour."
Thérèse réagit : "Mais il s'y trouve, j'ai écrit : amour foutu !"
Marie-Paule poursuivit : "Il y a une belle ambiance."
Des remarques plutôt plates suivirent : "C'est romantique… J'aime bien l'imprévu qui survient… Quelle imagination… !"
Je demandai alors : "Qui veut lire ?"
Marie-Paule, ma voisine, se racla la gorge et continua :
Monter à la tête
Aimer à la folie
Rayonner d'amour
Griser le corps et l'esprit
User les résistances
Enjôler pour emprisonner
Ravir les sens
Inquiéter la raison
Tourmenter l'entourage
Enfermer dans la solitude
Julien demanda : "Dans votre texte, genre poésie, elle est où la marguerite ?"
Agacée, Marie-Paule répondit : "Il suffit de regarder la première lettre de chaque phrase pour la trouver, cette fameuse marguerite ! On appelle cela un acrostiche. On n'apprend sans doute plus ça en classe…"
"Joli, joli", fit Pierre.
"Poétique, ingénieux. Inquiéter la raison, je trouve que ça résonne bien" compléta Lionel qui m'interrogea du regard et prit le relais :
(...)
Micheline Boland