Micheline Boland nous propose un extrait de "Voyages en perdition"

Publié le par christine brunet /aloys

Le soir même, Nathalie se surprit à s'asseoir sur le tapis chinois. Le menton contre la poitrine, elle s'assoupit légèrement aux pieds de Guillaume. Lorsqu'elle sortit de son demi-sommeil, elle ressentait un grand bien-être et vit la main droite de Guillaume légèrement tendue vers elle. Intuition ou hasard, elle s'était installée tel un disciple écoutant le maître et lui, il avait ponctué son enseignement d'un mouvement de la main.

Elle se redressa, se leva et tituba un peu en parcourant les quelques mètres qui la séparaient de la porte d'entrée. Elle rentra chez elle. Le téléphone sonnait. Bernadette lui annonçait qu'elle prolongeait un peu son séjour. Quelques jours en plus, seule avec Guillaume, cela ne pouvait que lui plaire !

Chaque fois qu'elle le pouvait, Nathalie passait chez Bernadette. Elle prit l'habitude d'embrasser Guillaume. La première fois, elle se dressa sur la pointe des pieds, posa ses lèvres sur les siennes qui étaient chaudes et douces. Il entrouvrit la bouche, leurs langues se rencontrèrent. Le deuxième jour, il pencha un peu la tête, l'embrassa et lui caressa les épaules en douceur. Le troisième jour, il se passa la même chose, mais elle osa parler. Elle murmura : "Je t'aime, je t'aime…" Il répondit : "Ich liebe dich". Nathalie se remémora ce que Bernadette lui avait dit à propos de Günther. Il provenait de Zurich, et sa langue maternelle était l'allemand. Il était venu dans le canton de Fribourg, puis dans celui du Valais pour y travailler et c'est ainsi qu'ils s'étaient rencontrés.

Nathalie eut une idée… Elle dit : "Patience, je reviens". Elle rentra dans son appartement le temps d'y prendre son appareil photographique et un pied. De retour, elle fit d'abord de nombreuses photos de Guillaume seul. Puis, elle se mit à ses côtés, actionna le retardateur : les clichés rêvés, tous les deux ensemble ! Elle aux pieds de son amoureux ! Elle le tenant par le bras ! Elle, lui, elle et lui, lui et elle… La séance terminée, elle battit des mains et sauta de joie. Elle était en sueur et à bout de souffle.

Elle ferait agrandir la plus réussie des photos et la mettrait sur le mur de sa chambre à coucher devant son lit. Elle la ferait aussi réduire et la porterait dans un médaillon autour du cou. Ils ne seraient plus jamais séparés. C'est un coup de klaxon qui lui fit prendre conscience qu'elle devenait complètement folle. Elle toucha Guillaume une dernière fois, lui fit un signe de main et le cœur lourd, regagna ses pénates.

C'était bizarre. Nathalie n'avait plus envie de revoir Bernadette. Elle aurait voulu qu'elle ne rentre jamais de ses petites vacances à Gruyère. Elle voyait en elle une rivale. Juste une rivale qui avait un passé avec Guillaume et non plus une amie qui l'avait accueillie avec une infinie gentillesse, l'avait aidée à s'adapter à la région, la recevait chez elle et lui préparait de délicieux petits plats.

Nathalie aurait tant voulu emmener Guillaume chez elle. Alors, le dernier soir, elle le supplia : "Marche. Un petit effort. Tu arrives bien à pencher la tête, à me tenir un peu dans tes bras, fais quelques pas." Mais lui, dans un sourire si doux, avec cet air charmant qui la faisait craquer, articula : "Unmöglich". Elle comprit qu'il ne servait à rien d'insister. Elle pleura et après avoir pleuré, vit que des larmes coulaient aussi sur le marbre.

Le lendemain après-midi, jour du retour de Bernadette, Nathalie alla acheter un bouquet de fleurs et le disposa sur la table du salon, en face de Guillaume. Bernadette devait être là vers dix-neuf heures. Il était dix-sept heures trente quand Nathalie eut fini de vérifier que rien ne clochait dans l'appartement. Durant toute la journée, quantité d'idées folles l'avaient traversée : Se barricader dans l'appartement avec Guillaume ? L'amener chez elle en le faisant glisser ? Le faire transporter dans un endroit secret connu d'elle seule ? Nathalie profita du temps restant pour échanger quantité de baisers avec Guillaume. Elle demeura longtemps blottie contre lui. Et lorsque Bernadette rentra plus tôt que prévu, il fut impossible à Nathalie d'échapper à son amoureux tant il la serrait fort dans ses bras. Elle était à lui pour toujours…

Quand elle vit cela, Bernadette lâcha son sac et cria : "Laisse-la, tu ne trouves pas que tu exagères !" Elle se précipita vers la statue et lui donna une claque sur les fesses. Guillaume relâcha aussitôt son étreinte.

Bernadette riait : "Cette fois, au moins, il n'aura pas raison de notre amitié comme il l'a déjà eu avec d'autres voisines. Car, sous son visage d'ange, Monsieur est un véritable dragueur !" Elle serra Nathalie contre elle et Guillaume baissa piteusement la tête.

Dès le lendemain, Bernadette se débarrassa de la statue en l'offrant au musée de la ville et Nathalie redevint la jeune femme discrète qu'elle était auparavant.

(Tiré de la nouvelle "Un grand amour")

Micheline Boland

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M
Amusant! un Pygmalion au féminin.
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M
Merci beaucoup Marie Noëlle.
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M
Quelle chute inattendue ! Envoûtant ! Bravo Micheline !
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