"Un compte de fée" signé Jean DESTREE
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Un compte de fées
Ah oui! Il était une fois. Pas deux fois, pas trois fois, pas beaucoup de fois, non, seulement une fois. Donc il était une fois. Qui? Quoi? Comment? Pourquoi? Il était une fois. Un prince. Charmant? Bancal? Borgne? Manchot? Cul de jatte? Pied bot? Oh! Comme vous y allez. Vous imaginez un prince charmant à la fois bancal, manchot, borgne et cul de jatte. Non mais, vous vous moquez du monde et surtout des enfants. Au diable ce modèle de prince charmant tout ça à la fois. Ça, c'est une pièce unique pour le musée des horreurs. Notons au passage qu'il est sans doute difficile d'être à la fois pied bot et cul de jatte. Mais on ne sait jamais. Tout arrive.
Donc il était une fois un prince charmant. Ça existe. Mais oui, très charmant. Des cheveux blonds, des yeux bleus, des joues roses, un corps svelte comme celui d'une hémione ou d'un chevreuil. Bref un prince vraiment charmant. Et, pour ne pas faillir à la légende, non seulement beau mais bon comme un pain frais qui sort du four à bois du vieux boulanger du coin. Et comme tous les princes charmants des contes de fée, ce beau et bon prince s'ennuyait. Seulement? Non il s'emmerdait vraiment. Comme son majordome, son groom, sa femme de chambre, son cuisinier, sa nourrice, son lad, son palefrenier. Tous s'emmerdaient comme des rats morts. Tiens! Parce que les rats morts s'emmerdent? Bien sûr, comme des princes charmants.
Et voilà ce joli prince disons très ennuyé pour rester poli et correct. Ne demandez pas pourquoi, vous le savez bien. Il est tout seul dans son grand château et on s'ennuie ferme quand on est tout seul dans un grand château, sans savoir que faire d'autre que de s'ennuyer dans un grand château. Un grand château plein de chambres joliment décorées et meublées de lits à baldaquin, de couloirs sans fin qui ne mènent nulle part d'autre que dans des chambres ou des salons. Un grand château plein de salons aux meubles dorés, de cuisines avec les cuisinières qui mitonnent amoureusement sur des cuisinières, au bois, celles-là, de bons petits plats qui deviennent fades avec le temps, des caves avec des vins venus des quatre coins du monde et qu'on ne goûtera jamais et surtout des souterrains aux plafonds bas couverts de toiles d'araignée. Sans oublier les fantômes qui hululent les nuits sans lune et s'amusent à faire peur aux enfants.
Donc ce gentil prince s'emmerdait ferme dans son grand château perdu au milieu d'un grand parc plein d'arbres, comme tous les parcs qui entourent les grands châteaux. Il fallait bien qu'il trouve de quoi passer agréablement son temps. Mais il avait beau se tourner les méninges dans tous les sens, il ne trouvait pas de solution aussi intéressante qu'intelligente. Notre gentil prince finit par se demander s'il arriverait un jour à ne plus s'emmerder. Se creuser la cervelle, se triturer les neurones à longueur de journées n'était pas une solution qui puisse le consoler de sa solitude. Il finit par perdre patience et appela vertement son majordome.
Hestor !
Ben oui, le majordome s'appelle Hestor. C'est drôle, une espèce de contraction de Nestor, celui du Capitaine Haddock et de Hector, celui du héros de l'Iliade de l'aède Homère, vous savez bien cette aventure guerrière entre les Grecs de Ménélas et les Troyens de Pâris, celui qui avait fait cocu le précédent en couchant avec la belle Hélène, celle d'Offenbach.
- Hestor ! Viiite ! Cria le gentil prince en tirant sur le long cordon de la sonnette qui reliait sa chambre au bureau de son directeur du cabinet.
Clopinant en s'appuyant sur sa grande canne de bambou cambodgien, Hestor apparut dans l'encadrement de la grande porte de la grande chambre avec le grand lit à baldaquin du gentil prince qui, pour une fois, avait pris son air pincé. Un gentil prince bien élevé ne pince pas son air, ce n'est pas poli. Pas plus que cracher par terre.
Mon altesse, que puis-je pour votre service ?
Hestor, je m'emmerde.
Quoi ?
Oui, Hestor, je m'emmerde fort. Et à cent piastres l'heure. Cela t'étonne.
Un peu, mon Altesse. Vous avez l'air si joyeux qu'on a envie de chanter une chanson à boire.
Oui, Hestor, je m'emmerde. Appelle tous mes gens. Je veux savoir si tous s'emmerdent comme moi dans ce grand château plein de chambres, de couloirs, de fantômes, de spectres en tout genre.
Je les réunis où?
Dans la salle d'armes.
Mais elle est pleine de caisses de jouets, de vieilles hardes, de vieux tapis mités, ceux que vous avez fait dépendre parce que vous ne vouliez plus voir toutes ces dames qui avaient perdu leurs atours pour plonger dans les baignoires vides.
Ha !
Oui, mon Altesse. Même que vous avez fait mander un roulier pour évacuer tout ce fourbi.
Convoque-les quand même. Dans la salle d'armes. On les assoira sur les caisses et les tapis.
Pleins de poussières ? Ils saliront leur culotte.
Ils n'auront qu'à la retirer.
Mais, mon Altesse...
Quoi, mais?
Rien. Je pensais que par ce temps, ils pourraient avoir froid aux fesses. Il n'y a plus de chauffage.
Eh bien, ils saliront leur culotte et ils secoueront la poussière après.
Tout le personnel, étonné, se retrouva dans la salle et attendit patiemment que le joli prince daignât se faire voir de tous.
Jean Destree