Un extrait de "Sale temps pour les héros" de Jaques Degeye
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EXTRAIT de « SALE TEMPS POUR LES HÉROS. Le prix de la liberté sous le règne de M. Poutine », Chloé des Lys Collection, 2016, 571 p.
À part elle, personne n'osait plus relever la tête depuis 2004. Très peu se montraient encore en sa compagnie. Elle était devenue la pestiférée. Ceux qui se confiaient à elle le faisaient en catimini. Elle les défendait à découvert. Anna : une parole et des actes libres. Son mari Alexandre Politkovski et son amie d'enfance Elena Morozova rapportèrent sa parole fameuse : « Je suis une personne créative et libre ». Alors que des millions de personnes avaient marqué publiquement leur solidarité avec Andreï Sakharov après sa mort, le 14 décembre 1989 – un effet de la perestroïka et de la glasnost ? –, trois mille personnes accompagnèrent la dépouille mortelle d'Anna au cimetière moscovite de Troyekourovski. L'Église orthodoxe fut muette. Seul le pope, qui célébra la messe des obsèques, sauva son honneur. La vérité que proclamait Anna était à ce point incongrue dans un pays muselé et somnolent.
« Cette courageuse opposante politique à Poutine » était une journaliste exigeante. Elle transcendait son métier. Comme Ernest Hemingway, Anna avait haussé le reportage au niveau d'un art. Une écriture simple en apparence. En réalité, dépouillée jusqu'à atteindre son but : relier son lecteur à l'humanité douloureuse, susciter son horreur du mensonge, de l'injustice et de la corruption, réveiller sa conscience, lui redonner le goût de la liberté sans se laisser gagner par le mépris, être utile à ses semblables par des gestes fraternels. Anna Politkovskaïa se reconnaissait dans les poètes Marina Tsvetaeva et Ossip Mandelstam. Marina s'était suicidée pendant l'invasion hitlérienne, le 31 août 1941, à Elabouga, dans le dénuement et la solitude. Ossip succomba au typhus et à une crise cardiaque, le 27 décembre 1938, au camp de transit 3/10 de Vtoraïa Retchka près de Vladivostok.
Jacques Degeye