La glacière, une nouvelle d'Edmée de Xhavée 2e partie

Publié le par christine brunet /aloys

La glacière, une nouvelle d'Edmée de Xhavée 2e partie

Au retour elle est surprise de trouver Gérald qui l’attend dans leur appartement, le visage nimbé d’une agitation douloureuse, et si elle ne l’interroge pas, son expression tendue le fait pour elle.

  • Les nouveaux occupants du château viennent de m’appeler. Ils ont trouvé des restes humains dans la glacière…

Elle vacille et dissimule son vertige dans le geste de déposer sac et foulard au vestiaire. Elle va à la cuisine et y prend la bouteille d’eau de Spa Reine, s’en sert un grand verre qu’elle boit lentement, cherchant la fraicheur qui devrait se répandre en elle et ralentir le rythme inhabituel de son coeur. « Mais enfin, des restes humains… comment est-ce possible ? Qui donc serait allé là ? Et quand ? ». Voici cinq ans qu’ils ont vendu le château pour venir dans cette résidence pour séniors fortunés. Pas d’enfants et donc pas d’héritiers, la propriété était passée dans d’autres mains. De nouveaux riches, mais riches.

  • Je ne sais pas. On saura. Ils sont bouleversés. La police vient de partir. Je vais y aller demain…
  • Mais que veux-tu y faire ? L’affolement lui ferme presque la luette, étouffant sa voix. « Nous n’avons rien à y voir, nous n’utilisions pas cette glacière, elle était même dangereuse, souviens-toi. Ce sera un clochard… un ivrogne venu cuver son vin…»
  • Sans doute. Mais j’irai demain.

Comme chaque jour il s’est levé le premier et elle l’a entendu sortir pour prendre son petit déjeuner dans l’élégante salle à manger commune. C’est ainsi qu’il l’évite. Il se couche tard, occupé par ses nombreux contacts et centres d’intérêt, et elle regarde la télévision depuis son lit. Il se lève tôt et mange sans elle, sort, vit fougueusement, tandis qu’elle étire ses rares activités pour qu’elles avalent les heures de la journée.

Il ne réapparaît qu’en fin d’après-midi, avec un regard qui, comme muni d’une tête chercheuse, se faufile en elle jusqu’à lui lacérer le ventre. Il respire difficilement, en saccades et ses épaules tremblent par rafales.

Elle l’entend sortir une valise de la penderie. Le visage inexpressif elle s’appuie sur le chambranle de la porte de leur chambre à coucher. Ses doigts osseux courent le long de son cou, comme pour calmer la veine qui y bat avec désespoir. Mais elle ne dit rien. Et lui non plus. Avec un dernier regard vers elle qui ne rencontre pas ses yeux, il soulève la petite valise contenant les urgences de demain et peut-être après-demain et, elle le sent, le reste s’en ira, tout aussi certainement que lui.

Il ouvre la porte et sans se retourner, le timbre sec comme un vent d’hiver, annonce : « Il te faudra expliquer à la police comment Caitlyn, qui n’est encore pour l’instant qu’une femme aux cheveux roux, a fini dans la glacière alors que j’étais, moi, en Allemagne ». Et elle sent les larmes dévaler sur ses joues, chargées d’une colère éternelle.

C’était pourtant sa faute, à cette fille, après tout.

C’est vrai, leur mariage avait toujours manqué d’amour, et il le lui rappelait inlassablement. Amoureuse folle, elle l’avait été. De l’avenir qu’elle imaginait avec lui : comtesse de Saint-Rupestre, riche, enviée, enfin casée… et dans quelle case ! Sertie d’une couronne de comtesse, avec vue sur jardins à la française. Une fois mariée, oui… au fond la réalité est rarement ce qu’on avait cru. Gérald aimait parler de tout, était sociable, enjoué. Elle désirait l’attention, mais celle de Gérald seulement. Un mari amoureux, voilà tout ce qu’elle demandait à la vie. Ce n’était pas sa faute si les recherches et conférences la noyaient, si ses amis ne l’intéressaient pas, si elle ne pouvait avoir d’enfant, si elle n’avait pas d’opinions, et surtout si elle n’aimait pas ça

Il avait alors lentement disparu. Déplacements, réunions tardives, amitiés de travail de plus en plus présentes… et des aventures, oui. Des intellectuelles, comme elle disait avec mépris. Des femmes modernes qui passaient des mille et une nuits avec des mille et un hommes. Elle en avait souffert et reconnaissait les signes lui indiquant le début puis la mort d’une liaison, et sa santé en suivait les courbes. Oh ces maux de dos, de ventre, de tête, ces problèmes respiratoires, chutes de tension… qui au moins lui amenaient un peu de l’attention tant espérée, et même son regard à lui. Tu vas mieux ? Qu’a dit le médecin ? Tu es allée chez ta kiné ? Et elle, heureuse jusque dans sa moelle, répondait Oh, ne parlons pas de ça ! Ça finira bien par aller un jour

Puis l’Irlandaise au pair était arrivée chez le frère cadet de Gérald. Vingt ans. Même pas belle, avec ces taches de rousseur et ces cheveux vulgairement flamboyants et trop bouclés. Une poitrine inexistante. Un accent qui massacrait les mots les plus simples, et cette pédanterie qui avait fait surface quand elle avait découvert que Gérald aimait Yeats, dont elle se mettait à réciter quelques vers quand ils rendaient visite aux neveux, exposant son sourire déformé par une vilaine canine protubérante. C’est tout son charme, au contraire, précisait Gérald, trop indulgent et pas encore amoureux alors.

Caitlyn. Petite plante carnivore. Peu à peu Gérald avait vraiment changé. Sa coiffure, par exemple. Elle était plus ébouriffée et sportive. On dirait presque un gitan, l’avait-elle averti. Il portait la casquette. Allait rendre visite à Laure et Jean-François, les neveux, plus souvent qu’il ne l’avait jamais fait autrefois. Il instaura aussi le rituel de les avoir à goûter au château une fois par mois, avec Caitlyn naturellement, à laquelle il faisait visiter le parc après un négligent Tu rends un peu de tarte et chocolat chaud aux gosses, Hélène ?

Cette fois, c’était grave. Il lui échappait. Résistait à ses stratagèmes habituels. Il lui conseilla de voir un psychiatre au lieu d’aligner tous les maux du dictionnaire médical. De se distraire. Elle le confronta, et ce fut leur seule scène. Il reconnut les faits et la rassura : il ne la quitterait pas. Ah mais la petite fouine ne se contentera pas de n’être qu’une aventure ! avait-elle ri, d’un rire qui aboyait sa frayeur. Mais elle ne sera pas qu’une aventure, avait-il précisé. Elle aura son espace et toi le tien. Dans la discrétion. Le respect de toi, qui es mon épouse, et d’elle que j’aime. Tu comprends que toi et moi ne nous aimons pas ainsi, sois honnête et généreuse, tu ne perdras rien et tu le sais.

Oui, bien sûr. Elle ne perdrait rien qu’elle n’ait déjà perdu, pour autant qu’elle l’ait jamais eu. Mais voilà qu’elle découvrait la brûlure de la défaite, et rien n’avait jamais fait aussi mal. Leur mariage n’était qu’un édifice social, il n’y avait rien dans ses murs. Personne. Et maintenant l’occupante réelle en serait Caitlyn avec ses dents de carnassière. Caitlyn et ses insupportables poésies de Yeats.

Il prépara un avenir avec la jeune Irlandaise. Il ne lui en parlait pas, ayant répondu un jour que c’était son autre vie et ne la concernait pas. Froid, poli, terre à terre. Hélène n’aborda jamais le sujet avec son beau-frère et son épouse. Elle ne voulait pas y donner de consistance. L’ignorer l’empêchait un peu d’exister. Quand elle rencontrait Caitlyn, toujours au pair mais avec dans le regard une lueur inquiète et rayonnante à la fois, elle la maintenait au loin par des « la petite au pair, l’Irlandaise, la jeune fille de passage… » dans lesquels elle avait horreur d’entendre vibrer peur et haine.

Elle sentit quand les choses furent prêtes à se mettre en place. Elle avait entendu Gérald au téléphone avec une agence immobilière, discutant d’une fermette modernisée en vente à trois villages de là. Et sa belle-soeur, comme soulagée, avait annoncé la fin du séjour de l’au pair qui allait sans doute rentrer chez elle.

« Nous avons des choses à discuter, vous et moi » avait-elle envoyé sous enveloppe à la jeune fille, la priant de passer la voir le jour de la fin de sa fonction. « Soyez gentille et n’en parlez pas à Gérald avant notre rencontre ».

Et Gérald était à Cologne pour affaires, d’ailleurs. Il faisait chaud ce jour-là, moite et torride. Elle avait eu honte de la transpiration qui faisait luire sa peau et dégouliner ses cils. La jeune fille était arrivée en bus, sans bagage. Ses affaires sont déjà à la fermette, pensa-t-elle avec une obscure fureur. Mais elle se réjouit de voir que l’autre aussi transpirait, et que ses cheveux à la couleur si commune étaient collés sur le pourtour de sa tête, s’entortillant autour du cou comme des serpents morts. Elle est vraiment quelconque. Comment peut-il ?

D’une voix hautaine elle lui exposa le mal qu’elle faisait. Lui demanda comment sa religion et son armée de saints s’en accommoderaient. Lui rappela la différence d’âge. Il a 43 ans… n’avez-vous aucune notion du ridicule ? Lui annonça que jamais Gérald ne la quitterait, que la comtesse, c’était elle, qu’elle ne serait que la femme de l’ombre qu’on finit naturellement par oublier. « Je suis désolée, madame… nous nous aimons. Nous n’y pouvons rien. Je suis désolée » avança timidement Caitlyn. Et alors qu’elle se penchait pour passer une paume humide sur son tibia pâle et constellé de taches de rousseur, dans un geste dont la langueur parlait de certitude et de volupté, Hélène avait senti s’emparer d’elle un être neuf et provisoire, dont la colère vrilla l’air chaud. Sans y penser elle s’était levée et lui avait enfoncé le pic à glace dans le cou. Caitlyn n’avait pas crié, s’affaissant comme avec soumission. A peine un soupir surpris. Il y avait eu très peu de sang, juste un peu sur les mosaïques de la terrasse et sur sa manche. La joie qu’elle avait ressentie, primitive comme un cri de mise à mort, était la plus intense de toute son existence, quelque chose de transfigurant.

Et la glacière, déjà désaffectée mais dont elle aimait la fraicheur souterraine malgré les injonctions de Gérald à ne jamais s’y rendre, la voute étant instable et traversée de racines de buddleias, cette glacière donc fut la cachette idéale. C’est là qu’elle délogea le pic à glace, et un peu de gélatine noire et épaisse comme des morceaux de foie y tremblait. Elle nettoya discrètement les traces du drame elle-même, et n’alla plus dans ce tombeau oublié. Aucune odeur ne s’en éleva. Gérald eut de nombreux échanges téléphoniques agités avec son frère et sa belle-sœur. Et en Irlande, où on répondait par des pleurs et des appels aux saints du ciel. Elle n’avait pas envie d’un vieux fou du travail comme toi, lui expliqua-t-elle, effleurant tendrement le dos de la tête avant qu’il ne stoppe net sa main de la sienne.

Il partit en Irlande, seul. Garda la fermette où il passa désormais le plus clair de son temps. De temps à autre il la regardait et semblait savoir. Un chagrin fou courait sur les cernes sous ses yeux. Mais il ne pouvait savoir. Elle l’avait perdu peut-être encore plus nettement que s’il avait vécu sa double vie : elle était désormais plus transparente que son haleine en hiver.

Il ne restait rien, ni de son mariage ni de Caitlyn. Rien qu’une abominable solitude.

Aujourd’hui, plus morte encore que Caitlyn - à jamais aimée - ne pourrait l’être, elle s’assied lentement dans le confortable Chesterfield, le cœur fou : je n’ai plus rien pour exister.

Edmée de Xhavée

https://edmeedexhavee.wordpress.com

edmee.de.xhavee.over-blog.com

Publié dans Nouvelle

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E
Merci à tous de vous être bien réfrigérés avec moi :) Méfiez-vous des dames que l'on fuit: il y a une raison :)
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J
Le lecteur découvre lentement de quoi il retourne. La scène du meurtre vient en fin de récit, nous éclairant enfin. Belle construction, belles images, plus vraies que nature. La littérature, c'est employer du faux et faire croire que c'est du vrai. Edmée y arrive sans problème :))
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P
J'adore !!!<br /> Je pense comme Carine-Laure que ce serait un beau téléfilm. :-)
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C
Cela ferait un téléfilm extra...
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D
Une nouvelle qui tient toutes ses promesses : la fin est terrible. Bravo Edmée !
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M
J'adore cette nouvelle. L'écriture est magnifique. Le lecteur se fait facilement des images et voit si bien les personnages. Bravo Edmée !
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C
La "patte" d'Edmée : minutie de la description avec la métaphore au service de la caricature ! Les personnages, grâce au travail d'écriture et à un style impeccable, on les sent, on les voit et on les voit vivre... "On y est", quoi... <br /> <br /> "L'art de l'écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu'il emploie des mots" (Bergson).
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M
Belles descriptions. Ce contraste de couleurs (plusieurs sens) entre ces deux femmes... Bravo Edmée
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E
Mais c'est bien volontiers, Philippe... Encore un scone avec ton Darjeeling ? ;)
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P
Très heureux de retrouver madame la comtesse et pas étonné d'apprendre que madame la comtesse est une meurtrière ! Ah ! ce qu'on tue par jalousie ! <br /> Merci, Edmée, pour cette nouvelle qui nous a tenus en haleine pendant deux jours.
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