Concours "Les petits papiers de Chloé" texte 7
Revanche éternelle
L’après-midi touche à sa fin. La Riviera italienne se caractérise, notamment, par cette lumière exceptionnelle qui accentue, si besoin est, la fascinante beauté des alentours. Le long de la strada, une propriété attire le regard. Elle habille tout le flanc d’une colline avant d’être brutalement interrompue, quelque cent mètres en contrebas, par la Méditerranée. Une moitié est couverte de maquis et l’autre plantée de pins et de palmiers imposants ainsi que de cyprès filiformes.
Parmi cette nature exubérante, dont plus aucun jardinier ne freine les ardeurs, se dresse une demeure inoccupée : un magnifique palazzo d’autrefois aux tons ocre (jaune pour les murs et rouge pour les tuiles) rehaussés par l’émeraude des volets à claire-voie.
Une terrasse ceinture l’édifice. Elle est surmontée d’une galerie en pierre blanche soutenue par des colonnes construites dans le même matériau et semble inviter à la contemplation de l’incomparable vue qu’elle offre sur la baie.
Le vent du large fait frémir le feuillage d’un olivier quasi millénaire et repousse, pour quelques instants encore, les assauts du crépuscule. C’est ce moment précis où la frontière entre le jour et la nuit devient floue et que, parfois, on appelle « entre chien et loup ».
Si les vivants ont déserté l’endroit – cette belle villa est en vente depuis des lustres – il est, pourtant, toujours habité par les souvenirs de ceux qui y vécurent heureux, certes mais aussi, sans doute, par leurs fantômes.
Rien n’a vraiment changé depuis la mort des derniers propriétaires. Dans le petit salon, chaque meuble se pare d’un drap blanc tandis que le parquet est saupoudré d’une fine couche de poussière. Aux murs, des peintures de paysages et d’animaux. Et, sur un guéridon en acajou, mystérieusement dépouillé de son linceul, un cadre en bois cérusé protège la photo d’un couple. Elle, la quarantaine, les cheveux noirs, les yeux marron clair, la bouche gourmande et le sourire prometteur, ne peut cacher ses origines de fille du Sud. Lui, par contre, plus âgé et moins spontané (quoique son regard espiègle démente ce jugement trop hâtif) donne l’impression de venir d’un pays où le soleil est moins présent.
Si l’on prenait la peine de retourner cet instantané de bonheur, on découvrirait une suite de mots, couchés d’une écriture féminine élégante, confirmant ce sentiment : « Le jour où nous avons su que nous étions des âmes jumelles… »
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Ils s’étaient rencontrés tardivement comme si le temps avait voulu se jouer d’eux. Mal lui en avait pris car, dès lors, ils avaient mis tout leur cœur à le rattraper et s’étaient aimés avec la passion de ceux qui n’ont plus rien à perdre mais, au contraire, tout à gagner.
Ensuite, il avait pris sa revanche… En partie, du moins puisqu’ils avaient décidé de partir ensemble.
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Le ciel est dégagé. La lune est pleine et sa lumière irréelle inonde la pièce par les seules fenêtres de la maison qui, étrangement, ne sont pas obturées par les contrevents. La tapisserie défraîchie faisant office d’écran, les ombres distillées par les arbres complices, piégés depuis tant d’années dans le parc, ont pris la forme de deux corps enlacés.
Ainsi en va-t-il des amants à jamais conjugués et du temps assassin qui, inlassablement, en décousent sans donner l’impression de pouvoir se départager… Et pourtant, celui qui régit les heures, les minutes et les secondes n’a que sa solitude à opposer à la gémellité célébrée par ces doubles parfaits et qui est, au final, la plus belle des victoires !