Janna Rehault nous propose un nouvel extrait de son roman "La vie en jeux"
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Chapitre : Nécrophilie sociale
En fait, tout ce qui sort du cadre mièvre sentimentaliste et des passions "décoratives" ne trouve plus sa place dans nos cerveaux formatés. La vie se voit aplatie jusqu’au kitch à deux balles. Les sentiments ont reculé devant la marche triomphale de la virtualité, le vivant s’est laissé emprisonner par l’inanimé. Voilà comment nous nous sommes transformés en esclaves... pas les esclaves « de nos passions » comme on disait avant, mais ceux de substituts racoleurs du genre : jeux vidéo, télé réalité, feuilletons, et compagnie. L’autre jour, j’ai fait part de mes réflexions à Max :
- Que reste-t-il de la vie réelle ? Plus grand-chose...
- Mais à quoi elle sert, ta fameuse vie réelle ? répliqua-t-il, comme toujours prompt à la riposte. Qu’est-ce qu’elle peut donner à l’homme ? Toute l’histoire de l’espèce humaine prouve que la vie réelle ne peut qu’être déficiente. De tout temps les gens se sont inventé des occupations pour se protéger du réel. Pourquoi, à ton avis, avaient-ils besoin des guerres et du théâtre ? Du pain et des jeux ! Dans ce sens, la virtualité est une panacée pour l’espèce humaine. Enlève-la aux gens et tu les verras repartir pour de nouvelles croisades. Tu sais que l’invention du soap opéra aux Etats-Unis a stoppé à son époque une vague de suicides chez les femmes au foyer. Et le foot ? Que tu saches, pour la population masculine, est aussi nécessaire que la castration des taureaux à la ferme. Accepte, enfin, que la réalité est insuffisante. Alors on est obligé de combler cette insuffisance, remplir ce vide éternel, rapiécer ces trous. L’homme fuit la vie comme la peste. Et tout ça parce qu’elle est insipide, futile et fastidieuse.
- Mais non ! Ce n’est pas la vie qui est défaillante mais l’homme ! Il est si stupide qu’il ne sait qu'en faire.
- Si tu veux. Mais qu’est-ce que ça change ? L’homme est tel qu’il est.
- Il peut évoluer. On peut faire développer son intelligence, l’initier à la culture, stimuler sa créativité…
- Et qu’est-ce que la créativité ? Si ce n’est pas un moyen de combler le vide ? Rien que par définition l’art en tant que sommet de tout ce qui est artificiel s'oppose à tout ce qui est naturel. Et c’est bien à l’art qu’aspirent les plus grands esprits. Ils aspirent à créer une autre réalité, pour fuir la trivialité de la vie.
- Oui, mais au moins, en la fuyant ils ne tombent pas dans la vulgarité.
- Mais écoute, ce n’est pas donné à tout le monde de peindre les jocondes ou composer les neuvièmes symphonies. C’est pour ça qu’il nous faut des jeux. Que chacun crée dans la mesure de ses capacités. Grâce aux jeux vidéo, les gens, peuvent gagner un championnat de Formule 1, conquérir un empire ou accomplir une mission d’agent secret. Tout le monde n'est pas Rembrandt.
- Et pourquoi pas ? Chacun de nous a un potentiel énorme, il faut juste lui donner de l'essor.
- J'ai l'impression que t’es déjà bien partie pour tomber dans le piège nietzschéen du surhomme.
- Et toi Max, dans quel délire tu pars ? La technolâtrie et l’apologie du virtuel ?
- Pour peu que cela serve au bien-être des gens, pourquoi pas ? Quel que soit l’homme, il mérite le bonheur. Pour moi le but essentiel, consiste à rendre heureuse l’humanité.
- Mais l’univers artificiel que tu proposes n’est qu’une illusion !
- Mais tout est illusion Alexandra, tout ! Regarde le monde avec les yeux d'un Bouddha et tu verras... Qui dit que la réalité est moins illusoire que la virtualité ? (…) Si tu regardes bien, l’homme ne s’arrête jamais devant l’expérience. Au cours de son histoire, il a testé des dizaines de régimes politiques et économiques, et des milliers de fois changé son échelle de valeurs. De par sa nature l’homo sapiens est un homme expérimental. Il est une nouvelle étape qualitative de la vie. Donc, l’artificiel et le virtuel en tant que produit de l’humanité sont de nouvelles formes de réalité. La réalité, n’est pas une donnée définitive, elle évolue aussi.
- Tout en nous transformant en crétins finis au passage, ajoutai-je d’un ton maussade.
Janna Rehault
"La vie en jeux"