Didier Fond nous propose un extrait de "La maison-Dieu"
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Valérie avait posé son fardeau sur le trottoir et paraissait de plus en plus ennuyée.
« Eh bien, dit tout à coup Camille en s'arrêtant près d'elle, vous êtes drôlement chargée, aujourd'hui. »
Valérie, qui ne l'avait pas entendue arriver, sursauta et se tourna vers elle. « Oui », dit-elle d'un ton bref. Elle jeta un regard perçant à la jeune factrice. « Et comme une imbécile, je suis descendue à pied, continua-t-elle. Maintenant, il va falloir que je remonte avec ça.»
Jamais elle n'avait été aussi loquace. Camille, ravie, en profita.
« Voulez-vous que je vous emmène à la Maison-Dieu ? Je suis garée sur la place, là, à dix mètres. » Elle désignait de la main la voiture jaune de la poste. Elle vit nettement l'hésitation se dessiner sur le visage de la jeune fille. « Ça ne me prendra que dix minutes, vous savez », poursuivit Camille avec un sourire. Et, en bonne tentatrice, elle ajouta : « La pente est raide et avec cette chaleur, vous allez être en nage. »
Valérie hésitait toujours. Assurément, elle n'avait aucune envie que qui que ce soit, Camille comme les autres, se mêle de ses affaires et vienne rôder autour de la Maison-Dieu. Qu'ont-ils donc tant à cacher ? se demanda soudain Camille. Valérie continuait de la dévisager, silencieuse, les yeux mi-clos. Camille joua sa dernière carte.
« Comme vous voulez », dit-elle avec un haussement d'épaules. Elle se détourna et fit mine de traverser la rue.
« Attendez ! » La voix de Valérie sonna à ses oreilles comme les trompettes de la victoire. Elle s'arrêta. « Ecoutez, je suis désolée, j'ai l'air d'être très impolie, mais... Oh, et puis zut ! Je ne vais pas m'éreinter à cause de ses ordres stupides. J'accepte votre offre, c'est très gentil à vous. »
Camille se retourna. « Venez », dit-elle. Elle était incapable de dissimuler le sourire radieux qui lui était monté aux lèvres en entendant cette capitulation. A peine installée dans la voiture, Valérie se répondit à nouveau en excuses.
« Ne m'en veuillez pas, mais je fais partie d'une famille de sauvages et je n'ai pas trop l'habitude de demander l'aide des autres. »
Le sourire qui accompagnait ce mea culpa était aussi sincère qu'éblouissant. Camille était trop contente pour ressentir une quelconque rancune.
« Aucune importance, répondit-elle. Je comprends très bien. Moi aussi, il m'arrive de ne pas avoir envie de subir une autre présence que la mienne. »
Elle fit lentement le tour de la place, s'arrêtant tous les trois mètres pour laisser passer un piéton, puis s'engagea dans la rue de la Poste. La distance était assez courte, il ne fallait pas aller trop vite si elle voulait tirer de sa passagère les renseignements désirés. Comment faire pour aborder ce sujet sans paraître trop curieuse ?
« Vous ne vous ennuyez pas trop, là-haut ? »
Comme entrée en matière, on faisait mieux. Mais c'était tout ce qu'elle avait trouvé. Valérie hocha négativement la tête.
« On lit, on se repose. Ma mère est venue chercher le calme, ici, et je dois avouer qu'elle l'a trouvé. »
Camille se jeta à l'eau.
« L'autre jour, lorsque j’ai monté le courrier, j'ai vu en repartant un jeune homme dans le parc, près de la grille. »
Instantanément, le visage souriant de Valérie se ferma. Le regard qu'elle posa sur Camille n'avait plus rien d'aimable.
« Où l'avez-vous vu ? »
Le ton était sec. Camille se troubla.
« Près de la grille, il regardait à l'extérieur. »
« Sûrement pas. Il ne s'approche jamais de la grille. Alors je le répète, où l'avez-vous vu ? » La voix était devenue plus coupante que le fil d'un rasoir. Camille s'empourpra et fixa la route avec une intensité que rien ne justifiait. L'aveu ne parvenait pas à franchir ses lèvres. « Eh bien ? » s'impatienta Valérie.
« Je... bafouilla Camille, dont la rougeur du visage eût rendu des points à une écrevisse. En fait, je... Je me suis arrêtée un moment et j'ai regardé à travers la grille. C'est comme ça que je l'ai vu. »
« Arrêtez de mentir. Il ne se montre jamais aux regards des autres. Vous êtes entrée dans le parc, n'est-ce pas ? »
« Oui, avoua Camille avec un soupir de soulagement. Mais pas bien loin, s'empressa-t-elle d'ajouter. Juste vers la petite fontaine... »
Valérie se rejeta en arrière. Son regard abandonna Camille et se posa sur la falaise qui se rapprochait à chaque tour de roue.
« Vous voudrez bien ne pas recommencer, lança-t-elle tout à coup d'un ton cinglant. Nous avons horreur des indiscrets. La prochaine fois, demandez la permission avant d'entrer. Je ne vous garantis pas qu'on vous la donnera mais ce sera quand même plus poli. »
Jamais personne n'avait remis Camille à sa place d'une façon aussi discourtoise. Elle en perdit le souffle et l'esprit de répartie. Son teint devint encore plus rouge qu'il n'était.
« Je... » Elle bredouillait lamentablement. « Je... Excusez-moi, je vous assure que je ne voulais pas... » Elle jeta un coup d'œil à Valérie. La jeune fille se détendait et son visage perdait peu à peu sa dureté.
« Ne nous disputons pas pour des bêtises, dit Valérie en posant la main sur le bras de sa compagne. A mon tour de m'excuser, je suis allée trop loin. Ma mère m'a particulièrement énervée ce matin et c'est vous qui recevez à sa place. N'en parlons plus. »
Elle souriait de nouveau. Camille esquissa à son tour un sourire confus.
« Je ne le referai plus, je vous le promets. »
« En fait, le garçon que vous avez vu, c'est mon frère. Plus sauvage que lui, c'est impossible à trouver. Il ne veut voir personne. D'ailleurs, ça m'étonnerait beaucoup qu'il vous ait adressé la parole. »
« Dès qu'il m'a vue, il a poussé un cri et il est parti en courant. »
« Oui, ça ne m'étonne pas de David, dit Valérie avec un rire bref. C'est tout à fait lui de s'enfuir devant une inconnue. »
Le sourire de Camille s'accentua. Je connais enfin son prénom. « Il m'a semblé bien jeune », murmura-t-elle en ralentissant pour passer le petit pont. La voiture allait attaquer la montée vers la Maison-Dieu. Le but se rapprochait, bien trop vite au gré de Camille.
« Il n'est pas si jeune que ça. Il a vingt-cinq ans. »
« En tous cas, il est vraiment très beau… »
« On dirait qu'il a frappé votre imagination. Auriez-vous eu le coup de foudre pour lui ? »
Valérie s'était tournée vers elle et la dévisageait d'un air narquois. L'ironie de la voix était si flagrante que Camille eut l'impression d'avoir reçu une gifle. Aussitôt, elle se rebiffa.
« Non, pas du tout, assura-t-elle. Cela m'a simplement sauté aux yeux. N'en déduisez pas pour autant... »
« Allons, allons ! » La main de Valérie s'était de nouveau posée sur son bras. « Inutile de vous énerver. Je vous taquinais. De toutes façons, mieux vaut ne pas vous amouracher de lui. Il est bien trop bizarre pour s'intéresser à une femme. »
« Rassurez-vous. Je ne rêve pas de lui. »
Le mensonge était si flagrant qu'elle se demanda si Valérie n'allait pas éclater de rire. Mais la jeune fille n'avait pas le don de lire dans les pensées et Camille, pour une fois, avait menti sans devenir écarlate.
« Tant mieux. » Valérie s'étira discrètement, avec une grâce féline. « La fille qui le tiendra dans ses bras n'est pas encore née, croyez-moi. »
Elles étaient arrivées en haut de la falaise. Camille s'arrêta devant la porte de la Maison-Dieu. Valérie descendit, récupéra ses paniers. « Merci beaucoup. » Elle referma la portière. « A bientôt peut-être. » Camille avait espéré qu'elle lui proposerait d'entrer un instant. Mais Valérie montait les quelques marches qui conduisaient à la porte et entra sans se retourner. Dépitée, Camille fit demi-tour et reprit le chemin du village. Passant devant le parc, elle se garda bien de tourner la tête. Ne nous soumettons pas à la tentation.
Didier FOND