1953, DÉCOUVERTE DES CACHETS ACIDULÉS, un texte de Micheline Boland

Publié le par christine brunet /aloys

1953, DÉCOUVERTE DES CACHETS ACIDULÉS, un texte de Micheline Boland

1953, DÉCOUVERTE DES CACHETS ACIDULÉS

Il fallait les récréations pour que j'apprivoise l'école dans ce qu'elle avait de plus délectable. Mon amie Ginette ne venait jamais en classe sans quelques bonbons faits maison. Mais ce jour-là…

Dans le rang, après que la cloche a retenti, Ginette s'est penchée vers moi et elle m'a dit : "J'ai quelque chose en poche…" Elle n'a pas eu le temps de terminer sa phrase. Sœur Edwige avait l'oreille fine, si fine !

Je me souviens de ces moments d'attente… Qu'est-ce que Ginette pouvait avoir en poche ? Mon esprit était orienté vers ce quelque chose que je n'aurais pu encore nommer, que je parais des qualités liées aux surprises que nous offrent les êtres adorés. J'aimais déjà cette chose qui ne pourrait être que belle, délicate, rare, extravagante ou amusante.

Nous avions sept ans et nous aimions nous promener dans la grande cour de récréation en nous tenant par le bras. Serrées l'une contre l'autre, nous ne craignions ni les grandes ni les surveillantes. Pour manger notre collation de dix heures, nous avions un petit endroit à nous, près de la haie qui séparait l'école de la maison des religieuses.

Ce jour-là, Ginette m'entraîna vite vers cet endroit particulier. D'un sachet blanc, elle sortit un cachet acidulé qu'elle me tendit puis elle en prit un pour elle. Ces bonbons acidulés étaient le genre de confiserie banni par mes parents et par ceux de Ginette. Ce fruit défendu que j'avais vu à l'étalage du confiseur ou dans la vitrine du boulanger, jamais encore je n'y avais goûté. D'un coup de dent, Ginette a ouvert une minuscule brèche dans l'enveloppe puis elle a passé le bout de la langue jusqu'à atteindre la poudre qui se trouvait au fond ! "Allez, fais comme moi" fit-elle en me regardant. Je l'ai imitée lentement, avec application et curiosité. Une merveille que cette coque de pain azyme rosée, à la texture de papier ! Une merveille encore que cette poudre qui fondait sur la langue en y laissant d'agréables échos surets ! Tout cela était bien meilleur que les chocolats de Tante Maria, les caramels au beurre de la maman de Ginette ou encore les réglisses se trouvant au fond d'une bonbonnière chez ma grand-mère.

Cela avait duré un temps infini. Nous avons refait l'expérience plusieurs fois, en silence, avant qu'il ne nous reste que l'enveloppe entre les doigts. En trois fois, il ne subsista plus rien du bonbon mais un grand bonheur nous embrasa toutes les deux. Je vis dans le regard de Ginette toutes les étoiles qu'on peut voir dans les yeux des amoureux, des chercheurs, des passionnés.

"On mangera l'autre cet après-midi", murmura Ginette. Puis elle s'est penchée vers moi et m'a confié : "Hier, Bobonne est venue goûter chez nous. Elle m'a donné cinq pièces de un franc. Je suis allée chez Dehon ce matin…"

Dehon, c'était le nom de la boutique en face de l'école. On pouvait y acheter des friandises mais aussi du petit matériel scolaire.

Bientôt, la cloche a retenti sans que j'aie pu dire autre chose que : "Comme c'est bon !"

Le bonheur de la découverte m'avait laissée muette. Je m'étais contentée de rejoindre la classe en gardant en bouche les derniers arômes du précieux bonbon.

À peine assise, Sœur Edwige vint me houspiller un peu : "Alors, Monique, dissipée comme d'habitude. Même pas besoin d'une mouche !" Je devais sans doute avoir cet air béat que j'avais, paraît-il, lorsque j'écoutais la mélodie qui s'échappait d'un orgue de barbarie, que je regardais le train électrique de mon cousin ou que je recevais un nouveau livre de la Comtesse de Ségur !

L'après-midi vint. Une magie comparable à celle du matin se reproduisit. J'aurais voulu que cela recommence à chaque récréation ! Les galettes fines, les pâtes de fruits ou le massepain fait maison ne pouvaient plus me suffire puisque j'avais savouré un des trésors de la gastronomie ! Rien ne serait plus comme avant. Le potage au cerfeuil, les œufs à la coque, la mousse au chocolat, je n'y goûterais plus de la même façon. J'avais maintenant un point de référence. Je venais d'établir mon nouvel étalonnage gustatif.

Le lendemain et les jours suivants, il n'y eut point de cachet… Ginette avait consacré les quatre francs restant à l'achat d'un taille-crayon coloré.

Je pensais souvent aux cachets. Un jour, j'ai trouvé, deux timbres à cinquante centimes sous le bureau de Papa. Ce n'était pas de l'argent mais cela avait de la valeur et j'allais tenter ma chance… Maman me surveillait et il me fallut plus d'une semaine avant de pouvoir aller chez Dehon échanger les fameux timbres contre quatre bonbons acidulés. Cette fois, j'avais moi aussi un petit sachet blanc contenant quatre capsules et j'allais régaler Ginette !

C'était bizarre, mais près de la haie, le même rituel se reproduisit comme s'il était en nous depuis des mois. Petits coups de dent, petits coups de langue, dégustation, extase et long silence jusqu'à ce que la cloche sonne la fin de la récréation…

Cette expérience j'y pense souvent. Lorsque je me délecte d'un mets nouveau, lorsque je goûte une préparation culinaire que je viens de réaliser, lorsque je prends la première bouchée d'un plat que j'apprécie, me reviennent et la texture de l'enveloppe en pain azyme et la saveur aigrelette de la poudre.

Même si la maison Dehon a fermé ses portes depuis de nombreuses années, il m'arrive encore parfois d'acheter un sachet de ces bonbons et d'en parler avec des amis. Aussi bien Thomas, mon coach d'improvisation théâtrale, que mon époux ou ma marraine ont les yeux qui brillent quand j'évoque ce souvenir de mon enfance…

Micheline Boland

(Extrait du livre "Des bleus au cœur")

micheline-ecrit.blogspot.com

Publié dans Textes

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M
Merci beaucoup à vous tous, Jean-Louis, Marie-Noëlle, Rolande et Monique pour vos différents commentaires. C'est toujours avec un réel plaisir que j'évoque les petits plaisirs sensoriels de mon enfance. Amitiés à vous.
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M
je te souhaite d'acheter et déguster souvent des bonbons acidulés. mes amitiés
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R
Fabuleuse évocation d'un souvenir de cour de récréation comme il n'en existe hélas plus beaucoup.<br /> Dommage pour nos petites têtes blondes ou rousses ou noires ou ....!!<br /> Pour nous, enfants de guerre, c'était surtout les bâtons de réglisse noire que nous mangions en suçotant et leur équivalent au goût de bois. Nous les faisions tremper dans l'eau du puits pour en faire une délicieuse boisson désaltérante l'été.<br /> Deux pompes nous servaient d'approvisionnement : eau de pluie et eau de citerne.<br /> Le chocolat, rarissime, était réservé à mon père, prisonnier de guerre à qui nous envoyions des colis. Il fallait collectionner les cartons insérés entre les plaques que, ma mère, très débrouillarde, parvenait à récolter, la plupart du temps chez ses copines de travail.<br /> Mais ces fameuses hosties acidulées nous les connaissions également. De temps à autre, l'une ou l'autre des copines en distribuaient aux élèves moins nanties. <br /> Merci Micheline. Grâce à vous, j'en ai redécouvert le souvenir. Surtout celui d'un grande solidarité entre nous qui, de temps à autre, pratiquions le partage. <br /> Comme nous tous, j'admire votre grand talent si évocateur.
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M
Suis admirative ! Toutes mes papilles en alerte et que de doux souvenirs, en prime la Comtesse de Ségur que j'adorais...J'attends la réouverture de la maison Dehon :)
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J
Quel savoureux moment tu nous livres, Micheline, avec cet hymne à l'hostie magique acidulée, tant de souvenirs ! J'ai redécouvert à la lecture de ton texte tellement bien amené, posé, des sensations connues il y a si longtemps ! Tu décris si bien les approches, ressentis, les liens de camaraderie, la récréation, ... et la petite monnaie pour acheter les bonbons! Merci et bravo pour ce joli texte à l'ambiance et l’atmosphère d'un passé tellement cher ...
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