Le cirque, un texte signé Micheline Boland

Publié le par christine brunet /aloys

Le cirque, un texte signé Micheline Boland

LE CIRQUE

Medhi ne bouge pas. Il observe ce paysage tellement familier. Il se dit une fois encore ce qu’il se répète chaque jour depuis le début des vacances scolaires. Sa petite voix intérieure est une voix plaintive, plus velléitaire que déterminée.

« Envie de partir. Partir sur un bateau. Monter à bord d’un car de touristes. Partir pour toujours. Partir pour un ailleurs brillant comme une lune pleine et douce. Partir et ne plus revenir, ne plus revoir la forteresse. Partir pour vivre et non plus survivre. »

Il regarde le chapiteau bleu du cirque à droite de la forteresse grisâtre. Il flaire le voyage. Ça fleure bon l’aventure, les tours de magie. À ses pieds, la mer s’agite à peine.

Medhi voudrait gommer à jamais la silhouette massive de la forteresse, architecture de pierre dressée pour témoigner de la grandeur des conquérants, pour impressionner l’ennemi. Il voudrait oublier son enfance, ce père trop vieux, trop sévère, qui l’a laissé tomber pour rejoindre les nuages, auquel se substitue à présent un frère aîné tout aussi intransigeant. Il voudrait ne pas avoir à choisir entre des études de droit et des études d’économie. Il réajuste ses lunettes solaires. Il renifle cet air marin. Il n’a que dix-huit ans, la vie semble lui offrir un chemin presque sans fin et pourtant, déjà, il est las de lutter pour faire accepter ses points de vue. Le fort, ce n’est que la partie visible de ses rejets… Il est harassé, pareil à un vieux guerrier.

Il va prendre le taureau par les cornes. Il se promet qu’il va partir… Là, sur l’embarcadère, tout paraît si facile. Les mouettes, les petites vagues, les barques colorées, les touristes qui photographient la ville.

Les promesses qu’il se fait en secret, ce sont les bijoux de ses pensées. Il choisit ses mots comme un bon joaillier fabrique des parures, avec de la poésie, du rêve, du merveilleux. Il partira et, au hasard des rencontres, il tissera son réseau, trouvera ses mentors, dénichera ses trésors. Au détour d’un chemin, il trouvera l’amour. Adieu les faux-semblants, les amourettes esquissées en trompe-l’œil.

Il reste immobile un bon moment. Il regarde le bras de mer garni de frêles embarcations qui pourraient dériver à la moindre bourrasque. Il imagine des fissures dans les murs du fort, les failles des ans. Un souffle de vent, des effluves d’air marin, le ramènent à lui-même.

Il rentre chez lui par le chemin des écoliers. Il pousse la porte de la maison familiale. Sa mère est assise dans le vestibule, les yeux embués face à la photo de son père. Il lui prend la main. Il l’entraîne en disant : « J’ai envie d’un thé. Je t’en prépare un ? »

Ils boivent à petites gorgées. Il observe les rides sur le front de sa mère. Autant de plis, autant de souffrances dissimulées. Depuis la mort de son mari, elle paraît avoir vieilli de vingt ans.

Le soir, il prend la route du cirque. Il s’assied dans les gradins au milieu de la foule. L’éclat doré des lampes qui éclairent la piste remplit son cœur d’une chaleur nouvelle. Il lui semble que tous ces gens et lui vont fusionner d’un instant à l’autre, qu’ils vont rester enchâsser dans la gangue de lumière. Les acrobates, les funambules, les clowns, les dompteurs se succèdent. Lui, il n’a vu que la jeune écuyère. Elle a peut-être son âge. Elle sourit. On dirait qu’elle est heureuse. Il l’envie pour ce sourire-là, pour ce bonheur deviné. Chaque fois qu’il applaudit, c’est à elle qu’il s’adresse. Elle a les cheveux blonds coiffés en queue de cheval et un grain de beauté à la naissance du décolleté.

Le lendemain, durant le petit déjeuner, sa mère pleure. Lui, il reste silencieux. Il lui semble tout à coup qu’à cause de ces larmes-là, tous ses projets de départ n’ont plus aucune chance d’aboutir.

Quand sa mère, un peu apaisée, se met à repasser des chemises, Medhi sort de chez lui.

Il flâne en ville. Il siffle pour se donner l’illusion du bien-être. Il espère rencontrer un ancien copain de classe ou un vieux professeur. Il est comme un étranger dans sa ville, un touriste que ses pas ramènent sans cesse vers l'embarcadère en face du fort. Il y aperçoit l’écuyère. Elle échange des baisers avec un grand jeune homme basané. Leurs regards se croisent. Elle lui sourit. Elle en embrasse un autre mais c’est à lui qu’elle adresse un sourire !

Il traîne dans la ville, débouche sur une petite place ombragée, s’achète une limonade et s’assied sur un banc. Le silence est fouetté par des petits cris d’enfants qui jouent au pied d’un immeuble. C’est comme si à cet endroit-là, la ville était préservée des touristes. Au bout d’un moment, il devine une présence. Il se retourne. Il voit la jeune fille blonde, l’écuyère. Elle est courbée, occupée à relacer ses baskets. Elle se relève. Elle tourne la tête vers lui. Leurs regards se rencontrent. Elle sourit. Le grand jeune homme basané débouche de la ruelle, s’approche de la fille et lui parle dans une langue inconnue. Tout va vite. Quelques mots marmonnés d’un air distrait par la fille blonde et le jeune homme basané qui la gifle en retour…

Lui, le jeune étudiant, il ne comprend rien à cette violence soudaine. Il se lève d’un bond et repousse le garçon. Il y met toutes ses forces. Ensuite, il lui donne un insignifiant coup de pied pareil à une chiquenaude. C’est le point final de l’incident. L’autre s’en va sans avoir riposté, il ricane juste un peu et la fille le suit comme un toutou.

Il va se rasseoir sur le banc. Il est comme fatigué par un trop gros effort.

L’après-midi, Medhi reste chez lui. Il rêve de l’écuyère. Il n’arrive pas à effacer le souvenir de son visage.

Le soir, il retourne au cirque. Il repère l’auguste. Il se demande si ce n’est pas lui, le grand jeune homme basané. Il a un doute. C’est que le maquillage, les lèvres et le nez rouges, les grandes chaussures, le nœud papillon, ça vous change un homme !

Le soir, dans son lit, il réfléchit sans cesse à la scène du matin. Il s’est introduit dans un univers qui n’était pas le sien, il a osé s’y aventurer au mépris du danger.

Le lendemain, il se lève très tard. Quand il va se promener le long de la forteresse, midi approche. Tous ces relents, ces odeurs de friture et de cuisine trop bâclée pour touristes trop pressés, lui donnent la nausée.

Il n’y a plus aucune trace du cirque. Il repense à son intervention de la vieille. Pour la première fois depuis sa victoire au semi-marathon de l’école, il se sent fort, prêt à affronter tous les augustes de la terre. C’est sûr, il ne partira pas bien loin mais son frère n’y pourra rien, il ne fera ni études de droit ni études d’économie ! Il choisira des études d’éducation physique qui correspondent bien mieux à ses intérêts et à ses aptitudes.

Micheline Boland

(Extrait du livre "Des bleus au cœur")

micheline-ecrit.blogspot.com

Publié dans Textes

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P
Ils doivent être nombreux, les ados, avec cet état d'esprit.<br /> Bien vu, Micheline.
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M
Merci pour ton commentaire, Philippe.
M
Heureuse que ce texte t'aie beaucoup touché, Jean-Louis. Il m'a été inspiré en regardant la photo d'un cirque installé à proximité d'un petit port.
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J
Mais que cet extrait décrit tellement bien l'ambiance, les sentiments de Medhi, les différents décors ! Merci Micheline pour ce beau texte impressionniste ... qui m'a renvoyé à moi-même, à mes propres souvenirs, sauf que je n'étais pas un gamin, un jeune homme marqué par une certaine tristesse du personnage, qui rebondit cependant et espère, rêve, projette, se décide. Figure-toi qu'à l'âge de 12 ans, un cirque s'est installé sur le terrain de foot du quartier de HLM et maisons sociales où j'habitais.<br /> J'ai passé deux jours et les soirées à tout découvrir de ce monde, me faire des amis ... et une amie. On s'est donné deux trois bécots. J'étais fou amoureux ! Mais surtout, j'étais décidé à suivre le cirque, j'en étais convaincu ! A l'époque, en plus, je pratiquais déjà la gymnastique de compétition (cfr mon interview ) . Les gens du cirque riaient avec moi, et plusieurs d'entre eux ... me laissaient croire qu'il y avait bien une place pour moi ! Je serais parti, ... mais mes parents, frères et soeurs, m'ont remis les idées en place. Chaque fois que j'y repense, j'ai encore chaud au coeur. Et, comble, j'ai commencé l'éducation physique à l’Université, études interrompues par contrainte (prob au dos ).<br /> Donc, ton histoire m'a plongé dans toute cette féérie, comme un flash back merveilleux, un retour en arrière fulgurant de paix et de sourire à me revoir ... comme si c'était hier ou aujourd'hui. <br /> Merci donc pour la saveur de ce moment, pour la justesse de ton texte, et encore bravo !
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