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Micheline Boland nous propose un texte à l'occasion de Pâques "Petite fugue"

Publié le par christine brunet /aloys

PETITE FUGUE

 

Ceci se passe au temps pascal, entre Rome et notre pays. En ce temps particulier, les cloches regagnent leur clocher chargées de chocolats qu'elles vont laisser tomber à proximité de chez elles dans les jardins fleuris de début de printemps. Le matin de Pâques, les enfants vont ainsi les découvrir. Moments de joie, moments d'excitation pour les petits et les plus grands.

Toutes ces cloches vont joyeusement, quoique lourdement remplies. Progresser leur est parfois pénible quand le vent hésite à souffler ou quand il souffle dans une direction contraire à celle du lieu où elles se rendent. Toutes ces cloches vont donc gaiement à l'idée de faire tant d'heureux. Toutes les cloches sauf une, une petite cloche venant d'un bourg proche d'une grande ville. Ce qui la rend d'humeur exécrable, ce n'est pas tant l'effort à fournir que la jalousie. À l'aller, elle est passée au-dessus de la ville. Elle a admiré les beaux toits de tuiles et d'ardoises, les avenues, les jets d'eau, les fontaines, les placettes et les parcs. Alors, elle envie toutes ces grosses cloches issues de cossus clochers qui vivent en grande compagnie, qui contiennent quantité de sujets en chocolat, qui produisent un son assourdissant, qui contemplent à longueur d'année un décor de rêve. Ne vient-elle pas de quitter Rome, ville majestueuse s'il en est ! Plus  elle avance, plus la jalousie qui l'habite déborde en elle.

Durant les premiers kilomètres, sa fureur est telle qu'elle raisonne à peine. Mais au fil des kilomètres, une solution s'impose. Elle va aller plus vite que toutes les autres, pour usurper une place dans un clocher de rêve, un clocher de basilique ou de cathédrale, un clocher d'où elle verra le va-et-vient de nombreux passants, d'où elle contemplera le cœur historique de la ville, d'où elle entendra les bruits d'une circulation animée. La voilà donc qui accélère la marche. Pour aller plus vite, elle se dessaisit d'un peu de chocolat. Progressivement, elle évacue presque tout son chargement. Qu'importe quelques kilos d'œufs de plus ou de moins, là où elle va, nombreuses seront les cloches qui accompliront la même œuvre qu'elle !

Ainsi, elle livre ses derniers œufs dans le jardinet entourant la cathédrale, puis elle va prendre place dans le vaste clocher. Elle est la première. Heureusement, car c'est à grand peine qu'elle reprend son souffle. Dans une large expiration, son battant va heurter ses parois. Un son s'échappe qu'elle ne se connaissait pas. Un son relativement léger pour une cloche, mais suffisant pour alerter un badaud qui, distrait, trébuche sur un banc et découvre ainsi à ses pieds un petit œuf. Le bonhomme ramasse l'œuf et s'enfuit à toutes jambes. C'est encore le petit matin, il est mal réveillé, pense-t-il.

 La petite cloche est bientôt rejointe par d'autres cloches, combien plus volumineuses, combien plus prestigieuses. Elles n'ont pas leur langue en poche. "Pars vite, tu as pris la place de Marcelle, la plus vieille d'entre nous." "Comment peut-on être aussi distraite ?" "Va vite pour rejoindre ton village, car tu viens d'un village n'est-ce pas ?" "Allez ouste, rejoins tes sœurs elles doivent être inquiètes ! Tu vas rater la fête."

La petite cloche se fait rabrouer. Bientôt, arrive Marcelle, qui d'un seul coup de battant, pourtant fort contenu, fait naître en elle une telle frayeur, qu'elle se décide à partir sous les huées de tout le carillon. La voilà désarçonnée qui vole bien vite vers son village. Ses deux sœurs l'accueillent plutôt gentiment. "Pourquoi t'es-tu tant pressée ? Ça ne valait pas la peine de tant courir pour perdre ensuite ton temps à retrouver ton chemin. Nous nous demandions où tu étais passée."

De son petit clocher, elle observe les prairies, les jardins, le bétail, les bosquets au loin. Quoi de plus reposant après son voyage que de laisser son regard parcourir ce paysage bucolique qu'elle admire pour la première fois de sa vie ? Des remords, elle en a bien sûr. Mais elle ne les manifeste pas. À  quoi bon ternir la fête en avouant un moment de faiblesse ?  À  dix heures moins quart, comme ses deux amies, elle sonne pour annoncer à tous la fête pascale ! 

Les jardins et les prés sont garnis d'œufs et sujets en chocolat aussi nombreux que les années précédentes. Il paraît que des cloches fatiguées par le long voyage accompli et découragées à l'idée du chemin qui leur restait à faire s'étaient justement un peu allégées au-dessus du bourg !

 

Micheline Boland

 

Publié dans Textes

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Jeu de l'auteur mystère... Mais qui a écrit ce texte ???? Réponse demain soir...

Publié le par christine brunet /aloys

Voici le texte qui m’a permis de remporter le second prix du concours de contes organisé par la bibliothèque de ma commune (il y a beau temps maintenant) et qui m’a donné le courage de présenter ................ à l’œil averti du comité de lecture de Chloé des Lys.  Je vous le livre dans son intégralité, sans retouches…  J’espère que vous serez plus indulgents que moi.

La boucle de cristal

    Il y a bien longtemps, dans le petit royaume de Franchemaison, un jeune apprenti bottier prénommé Barnabé fit une étrange découverte.

  Cela se passa au mois de mai. Comme chaque année, le château royal, embelli de fanions bleus et or, accueillait une ribambelle d’échoppes formant un ruban coloré aux pieds  de ses murailles.  

  Pour leur grand festival, les artisans comptaient bien offrir aux regards des passants, d’incroyables trésors de savoir-faire.

  Dès potron-minet, et sous le regard critique de maître Charles, Barnabé avait artistement disposé les plus belles pièces que le maître bottier présentait cette année-là.  Cela lui avait pris beau temps pour satisfaire l’artisan, mais les quelques heures de liberté gagnées valaient largement la peine qu’il s’était donné.

   Barnabé s’en alla flâner parmi les échoppes, les mains sucrées du jus encore tiède débordant de la succulente tartelette aux groseilles achetée chez Mamie Gougouille.   Arrivé à la fontaine, où il se rinça les mains avec application, Barnabé leva le nez et aperçut une petite échoppe qu’il n’avait pas encore visitée.  Il s’en approcha et découvrit avec plaisir un prodigieux bric-à-brac colonisant les présentoirs.  Parmi tous les objets se trouvant là, il en fut un qui accrocha son regard pour ne plus le lâcher.  C’était une chaussure comme Barnabé n’en avait jamais vue.  

  D’une ligne parfaite, taillée dans un matériau qu’il ne put identifier et ornée d’une boucle de cristal chatoyant dans la lumière.

  « Je vois que cet article vous intéresse, mon garçon.

  Un vieillard, aux cheveux et à la barbe incroyablement longs, sortit de l’ombre qui le dissimulait.  Il raconta à Barnabé l’histoire de ce grand magicien qui, un jour, alors qu’il s’ennuyait, avait créé les brodequins à boucle de cristal et les avait dotés de pouvoirs étranges.

  Malheureusement, l’un des deux avait disparu  et, magique ou pas, personne ne voulait d’une seule chaussure…  

  Bien qu’il n’ait pas cru son histoire, le jeune apprenti tendit tout de même quelques piécettes au vieillard.  Le vendeur se lissa la barbe, l’air pensif, mais n’hésita pas très longtemps à céder l’objet convoité.  Barnabé était ravi et il se réjouissait déjà de montrer sa trouvaille à maître Charles.  Mais à  peine fit-il quelques pas que le prit une irrésistible envie d’essayer la chaussure.  Elle lui allait parfaitement !

  « Elle me fait le pied d’un prince » pensa-t-il alors que le brodequin lui faisait la démarche insolente.  Bientôt, Barnabé s’aperçut que la foule lui ouvrait un passage avec déférence.  Le grand sénéchal en personne vint l’accueillir, se confondant en excuses pour n’avoir pas été mis au courant qu’un prince étranger les honorait de sa présence.

  Incrédule, le jeune apprenti baissa les yeux sur le brodequin où la boucle de cristal rayonnait de toute sa magie.  Il s’inventa alors une suite en grand équipage qui envahit la cour du château en paradant. Les soldats, arborant des étendards aux broderies précieuses, les pages et serviteurs, revêtus d’uniformes richement colorés, tout comme les chevaux aux caparaçons d’or et d’argent, firent grande impression.  Le sénéchal s’empressa d’inviter ce prince, si charmant, à rencontrer le roi de Franchemaison.  

  Barnabé vit la journée se finir en banquet et grand bal donnés par le roi, en son honneur.  Le lendemain, son hôte l’invita à venir admirer son nouveau bateau.  Le port, qui se trouvait à peine à deux lieues du château, accueillait divers bateaux dont un magnifiquement décoré.  Sa coque, encore brillante de résine et ses mâts à la voilure peinte aux armes du royaume rappelèrent à Barnabé les histoires de pirates que lui contait son grand-père.

  Aussitôt, il se retrouva à bord d’un bateau semblable à celui du roi si ce n’était le pavillon noir claquant au vent tel un fouet menaçant.  Groupée sur le pont, une bande de coupe-jarrets à la mine féroce attendait ses ordres.  Le capitaine Barnabé ordonna de hisser le grand cacatois ; le bateau pirate se mit en chasse.  Alors que le voilier courrait vers l’aventure, les embruns balayèrent le pont et tourbillonnèrent autour du jeune garçon comme une pluie d’argent dans le halo étincelant de la boucle de cristal.

  La démarche arrogante, le capitaine rejoignit sa cabine.  Elle était telle qu’il s’était toujours imaginé la cabine d’un pirate ; encombrée de coffres et coffrets recelant bijoux, soieries et pièces d’or en pagaille.  Sur une table d’acajou, un sabre d’abordage et un pistolet à silex servaient de presse-papiers à plusieurs cartes.  Barnabé continuait à explorer son domaine quand un pirate au visage tatoué vint le prévenir qu’un vaisseau se profilait à l’horizon.

  La poursuite dura longtemps et c’est sur une mer embrasée par le soleil couchant que les pirates rattrapèrent le riche bateau marchand.  Armés de leurs sabres, le capitaine et ses hommes  se tenaient prêts à l’abordage, mais soudain, le vent se mit à souffler furieusement, gonflant les voiles à les faire craquer.  Sur le grand hunier volant du navire marchand, le dragon peint étala ses couleurs pourpre et or.  Poussés par la tempête, les vaisseaux bondirent sur les flots, mais Barnabé était déjà en quête d’une nouvelle aventure.

  Le dragon représenté sur la voile lui avait remémoré ce conte de son enfance où un chevalier chevauchait l’animal mythique.  Et voilà qu’il se retrouvait les yeux dans les yeux, face à un énorme dragon.  Lestement, il enfourcha le cou écailleux.  Revêtu d’une cotte de laine et d’un surcot de cuir, une lourde rapière accrochée dans le dos, il était devenu Chevalier-Dragon !

  Quelle sensation merveilleuse que celle de voler ! Pourtant, ils finirent par se poser sur une terrasse rocheuse où le dragon s’installa, les écailles brillamment enflammées par les rayons du soleil déclinant.  Derrière lui, Barnabé pénétra dans l’antre de sa monture qui était aussi son nouveau logis.  L’espace occupé par le dragon était encombré d’objets hétéroclites, en or pour la plupart.  Au-delà, une salle de belle taille, confortablement aménagée, accueillit un Barnabé ravi.

  Douillettement installé sur un amas de coussins, le jeune garçon observa son pied où luisait la boucle de cristal et se demanda ce qu’il serait advenu s’il avait possédé les deux brodequins.  Quelle chance que ce vendeur n’eût point essayé la chaussure ! Il laissa ensuite son esprit dériver, pensant aux magiciens qui pouvaient créer de si extraordinaires objets.  

  Puis, il jugea que maître Charles, à sa façon, créait lui aussi des objets extraordinaires.

  « J’aimerais être une petite souris et observer le magicien modeler cette boucle de cristal », songea Barnabé, en bon apprenti.  À peine cette pensée formulée, se retrouva-t-il dans une pièce démesurément grande emplie d’objets étranges, baignant dans une atmosphère où les volutes colorées des élixirs se mêlaient au scintillement des poudres magiques.  De ses petites pattes de souris, Barnabé grimpa agilement le long d’une étagère d’où il put observer un magicien occupé à façonner une chaussure tout de sortilèges et formules.  Tout à côté, un cristal aux reflets maléfiques reposait sur les pages d’un grimoire, tel un simple presse-papiers.  Le brodequin terminé, le vieux magicien soupira, bailla et s’affala dans un coin sur une paillasse aussi usée que son propriétaire.  Barnabé reconnut alors le vieillard qui lui avait vendu la chaussure.

  Au rythme des ronflements du magicien, le jeune garçon descendit de son perchoir et trottina jusqu’au lutrin soutenant le grimoire.  Le papier parcheminé était couvert de signes étranges, comme une farandole de petits démons.  Cependant, tout en haut de la page, quelques mots bien lisibles s’étalaient froidement : « La Boucle de Cristal ou la Voleuse de Vie » !  La suite racontait comment, grâce à un cristal nommé Crapaudine de Sorcière, un mage pouvait recouvrer sa jeunesse en volant celle d’un petit naïf.

  Barnabé comprit que sa vie se réduisait à une peau de chagrin… Il devait se débarrasser de la boucle de cristal !  Il redevint un jeune garçon dès qu’il en émit le souhait, renversant le lutrin, le grimoire et le cristal posé dessus, alors qu’il retrouvait sa taille normale.  Le magicien, réveillé par le fracas, posa des yeux chafouins sur l’intrus.  Rapidement, Barnabé ôta la chaussure maléfique et la lança au vieillard.  Le sorcier ne put que jeter un regard horrifié au cristal malfaisant, juste avant de tomber en poussière.  En un étourdissement, le jeune apprenti se retrouva à Franchemaison.  Courant parmi les échoppes vers celle où l’attendait maître Charles, Barnabé pensa au bonheur simple d’être soi-même !

 

Publié dans auteur mystère, Textes

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Carine-Laure Desguin et son texte sélectionné pour le collectif "Le souffle coupé" initialisé par l'association Adan

Publié le par christine brunet /aloys

Superbe soirée ce jeudi 8 décembre 2023 au cinéma Gérard Philippe de Wasquehal (Lille). L’association ADAN présentait le recueil collectif LE SOUFFLE COUPE, recueil qui comprend trentre-quatre nouvelles. Des textes sélectionnés parce qu’ils répondaient à différents et rigoureux critères dont celui-ci, inclure la phrase d’Hichcock : La vie ce n’est pas seulement avoir respirer, c’est aussi avoir le souffle coupé. 

L’ADAN, c’est quoi, c’est qui ? Soyez donc curieux :

https://adan5962.e-monsite.com/ 

https://www.facebook.com/adan5962 

Entre les interventions des organisateurs (Brigitte Cassette, vice-présidente, Antoine Duclercq, président de l’ADAN, etc) et la présentation des trois lauréats, des intermèdes musicaux improvisés d’une rare beauté : SAJAD KIANI, musicien d’origine persanne nous a fait découvrir le sétâr, un instrument typiquement persan. 

Pour ma part, de beaux échanges entre autres avec Sarah Hollier, correctrice du recueil. Amis auteurs, n’hésitez pas à faire appel à Sarah :

Son site : https://holliersarah.wixsite.com/sarah-hollier-ei 

Contact :  hollier.sarah@orange.fr 

Pour commander le recueil:

https://www.thebookedition.com/fr/le-souffle-coupe-p-401474.html?fbclid=IwAR0L94na_unJg1mrH63nokxO8kvbgMEt2UBNsekmv0H6Tb7ZXBbW1qCZgpo#summary 

 

Et voici mon texte sélectionné : 



Un autre monde

 

   Chaque jour Ogeid arpente les rues et les ruelles du Village numéro neuf. Il est né là, comme son père avant lui, lui a-t-on raconté, dans la quatrième maison de la huitième rue. Ogeid ne connaît de son pays que cette contrée, les quelques hectares sur lesquels s’étend le Village numéro neuf. Certains jours de pluie quand des herbes rafraîchies émanent des senteurs enivrantes, l’envie de s’aventurer au-delà de la grande et épaisse forêt qui borde le côté nord du village le taraude. Des souvenirs douloureux se réveillent alors et l’obligent illico à faire volte-face. Ogeid est né dans une maison qui longe une rue, une des artères principales du Village. La plupart de ses acolytes, gardiens comme lui du Village, ont eux vu le jour dans une maison qui borde une ruelle. De là la mission légitime d’Ogeid, celle de superviser tout ce qui se passe dans ce Village, le moindre mouvement douteux d’un des acolytes, ou même des animaux. 

   Il fait chaud ce matin, très chaud même. Ogeid, par un léger tapotement de son index, ouvre sa montre antiacide qui entoure son poignet gauche et lit à voix basse, Six heures et quinze minutes. À peine un peu plus de six heures du matin et déjà cette lourde chaleur m’accable, murmure-t-il, résigné. Cette pensée, celle qui suggère une température élevée de l’air ambiant, ne s’infiltrera pas plus loin. Une décharge électrique foudroie alors la poitrine du gardien principal du Village. Ogeid appuie d’un geste vif les deux mains contre son sternum et ouvre sa bouche au maximum tout en inspirant de l’air jusque dans les profondeurs de ses poumons. Ensuite, il sort de la poche interne droite de sa veste en polyuréthane noir une petite fiole sur laquelle trois lettres sont visibles : LGT. Ogeid s’empresse d’ingurgiter quelques gouttes du contenu de la fiole. Ce traitement et quelques autres, on les lui apprend via des tutoriels hologrammés plusieurs fois par jour sur le mur A de sa maison. Ogeid inspire alors de grandes bouffées d’air ambiant le plus lentement possible et focalise ses pensées sur sa respiration, le Village, ses rues et ruelles. Ogeid, une fois remis de cet assaut jette un regard soupçonneux tout autour de lui. Il est plus ou moins certain qu’aucun des acolytes du Village ne l’a surpris dans cet état-là. Le rôle des acolytes serait alors d’en référer le plus rapidement possible au Grand Tout. Ogeid n’a jamais réceptionné un seul blâme, et de ça, il s’en réjouit presque, il ne voudrait d’ailleurs pas que cette situation se modifie. Plusieurs fois par jour, il vérifie ses messageries car il se sent épié, toujours et partout dans le Village. Il songe de temps en temps à proposer au Grand Tout son transfert vers un autre Village, le sept, ou même le deux. Mais à quoi bon ? Son rôle serait le même qu’au Village numéro neuf, arpenter les rues et les ruelles toute la journée, surveiller et compter les acolytes et les animaux. N’étant pas né dans le Village qui lui serait alloué, il serait rétrogradé et serait obligé de subir une batterie de tests contraignants et même invasifs. Tout ça, il ne le désire pas, d’autant plus qu’après quelques mois, il le sait, il recommencerait plusieurs fois par jour, à vérifier d’une façon maladive ses multiples messageries. 

   Cette chaleur matinale accable Ogeid de plus en plus. Sous son équipement en polyuréthane, le gardien du Village sent la sueur dégouliner tout le long de son corps. C’est plus fort que lui, il ne peut empêcher un vif tourbillon de pensées lui marteler la tête. Il lutte contre ce fléau pendant quelques secondes mais les pensées s’acharnent et le mot chaleur roule de lui-même vers le mot climat et puis réchauffement de Gaïa et là Ogeid, dépité et presque fâché contre lui-même, capitule. Son imaginaire l’emporte et sur des plages qui lui sont inconnues il capte des images de milliers de poissons morts et des squelettes d’êtres humains entassés les uns sur les autres. Tout à coup, Ogeid sent le sol se dérober sous ses bottes antiacides et il s’écroule. 

   Tant bien que mal car il lutte afin de ne pas perdre connaissance, Ogeid appuie les deux mains contre son sternum, inspire quelques goulées d’air ambiant et, après avoir ôté de sa veste la fiole salvatrice, il ingurgite quelques gorgées du breuvage thérapeutique. Ogeid reste couché sur le sol quelques instants. Le stress l'envahit. Il ne peut rester dans cette position plus longtemps. Des acolytes pourraient contacter le Grand Tout et il serait envoyé sans aucun jugement vers la Ville.  Et de là, personne n'est jamais revenu. Résolu, Ogeid se relève, marche quelques pas tout en s'efforçant de rester le plus droit possible. Il le sait, visualiser avec intention certaines images risque un jour ou l’autre de lui coûter la vie. Le besoin de rechercher dans ses souvenirs est plus fort que lui. Il espère toujours revoir le visage de sa mère et celui de son père. En vain. Au Village numéro neuf, les souvenirs sont presque totalement abolis. Il est formellement interdit, sous peine de décharges électriques foudroyantes, de s’efforcer à se rappeler ce qu’était la vie d’avant, au temps où chacun pouvait traverser la forêt et accéder à ce que le Grand Tout nomme, en prenant soin de ne pas dévoiler ce qu’elle autorisait vraiment ni vers quels plaisirs elle conduisait les individus, la Liberté. 

   Ogeid continue sa mission matinale tout en essayant de fixer ses pensées sur des choses autorisées, les pavés du Village, le règlement officiel, les hologrammes projetés sur le mur A de sa maison. Du mot maison ses pensées bifurquent vers le visage d’une femme jeune et souriante qui semble murmurer une chanson. Subitement, Ogeid grimace et ne peut contenir un cri de douleur. Une décharge électrique comme jamais il n’a subie lui transperce la poitrine.    Glissant vers un demi-coma, Ogeid perçoit une voix d’outre-tombe qui, sur un ton démoniaque, ricane et lui crache cette phrase, La vie ce n’est pas seulement respirer, c’est aussi avoir le souffle coupé, feu Ogeid du Village numéro neuf. 


 

Lien vers tous mes livres :

http://carineldesguin.canalblog.com/pages/mes-livres/39852592.html 


Lien vers mes poèmes de la Nouvelle Revue des Elytres (Grenier Jane Tony)

http://www.grenierjanetony.be/?s=Carine-Laure+Desguin

 

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"Nuit polaire", un texte de Louis Delville tiré de son recueil "Petites et grandes histoires"

Publié le par christine brunet /aloys

Nuit polaire

 

Le soir tombe, mon chat dort face au petit poêle. La chambre est éclairée par la seule lueur d'une chandelle. Parents et enfants sont rassemblés autour de la table pour un jeu de mines. Chacun y va de son imagination.

Le chat se réveille et saute sur la table en nous regardant. Lui aussi est devenu joueur. Il semble vouloir nous faire rire, mais en ayant peur de nous décevoir ou de mal faire.

Nous rions toutes et tous de bon cœur, mais sur un signe du père, tout le monde se tait et continue le jeu dans le silence.

La longue nuit polaire vient à peine de commencer et il va falloir "tenir" pendant de longues semaines. Au loin, un troupeau de rennes se prépare à rejoindre le père Noël…  



 

Louis Delville  (extrait de "Petites et grandes histoires")

 

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"C’est compliqué" un texte signé Edmée De Xhavée

Publié le par christine brunet /aloys

C’est compliqué – Edmée De Xhavée

 

Je sais être un enfant adopté. Ma foi, j’aurais pu plus mal tomber, mes parents sont le top. Parents Un et Deux : Abbott et Costella. Papa Abbott, extrêmement bavard, a une claire voix de soprano, et maman Costella chasse le poil superflu même quand on va au restaurant, elle sort son miroir de sac et s’épile les piquets de barrière comme elle dit, c’est souvent gênant quand le serveur arrive et doit balayer la nappe avant d’y déposer le pain… Mais sinon, ils sont top, et ont gagné le prix Chromo-Cock ( pour Chromosomes cocktail, si vous ne le ne savez pas ) l’année dernière. Le trophée – une statuette de la liberté rouge nue avec pénis et seins multicolores se déplaçant latéralement au claquement des doigts – fait notre fierté. 

Papa Abbott, ce matin, s’est de nouveau plaint : l’opération n’a pas fonctionné à 100%, il a encore ses règles et a sali son short de tennis car il avait oublié d’insérer son Toujours Nette dans le boxer. Et maman a ri : et moi je n’en ai jamais eu, nananère ! Un couple dans le vent, décomplexé et tout et tout. 

L’autre jour je suis tombé par hasard sur une énigme. Je suis, comme tout le monde, inscrit sur Rep-Bin (répertoire de binettes), et en particulier sur le groupe Hier, que c’était moche. On y montre des photos, tableaux et cartes postales d’autrefois, et ça nous fait souvent bien rire. Il y avait en effet une photo de classe amusante mais qui m’a donné un bref regret pour ce passé-là : tous les élèves étaient montés sur les bancs, ornés de piercings de tailles variées, vêtus d’oripeaux de prix, la peau souvent indiscernable sous des tatouages fantastiques. Certains avaient la cornée de l’œil noire ou rouge, ou des cornes, les dents sciées en pointes, une fille avait un trousseau de clés accroché à la lèvre inférieure – c’était génial, ça ! – et un garçon – enfin je ne suis pas certain… - avait un chemisier très décolleté plongeant qui offrait au regard une poitrine XXL et hyper velue. J’ai contemplé ce souvenir d’autrefois avec enchantement, et dans les commentaires j’ai lu qu’un/e certain/e Épiphanien Luette de Portici écrivait « c’est ce jour-là que le fêlé du 3ème banc à droite m’a engrossé/e. J’étais fait/e à la colle… » À quoi un/e Andrea Papagallo répondait « oh shitty stuff ! Tu sais qu’il est mort l’année suivante lors d’une escalade à mains nues et en maillot de l’Everest pour réagir à un défi ? Il a su que t’avais son poisson dans le bide ? Oh shitty stuff, j’espère que le goujon ne lui ressemblait pas… » Et puis un laconique : « Ben non, je l’ai déposé tout frais et frétillant près d’une tente de migrants le long du canal. Je savais qu’au moins là les assistantes sociales passaient souvent… » Quelques félicitations pour sa bonne idée, des compliments sur sa mine, et une allusion à faire un jour une réunion de classe avec les survivants, et puis rien.

Or… je sais avoir été trouvé devant la tente d’un candidat réfugié syrien qui m’a recueilli, m’a fait passer pour son enfant et a ainsi obtenu son séjour par la voie rapide. Il a dit que je m’appelais Masood et que ma mère, la pauvre et sainte femme, était morte en tombant à l’eau juste après l’accouchement, se retournant pour me serrer dans les bras, puis avait hélas été aspirée par un tourbillon sous ses yeux éplorés - ; qu’il s’occupait de moi tout seul depuis deux jours et acceptait de me confier à l’assistance pour m’assurer un avenir plus serein. Cinq ONGs se sont fait concurrence pour se vanter de notre sauvetage si touchant, et recevoir des royalties pour de nombreuses apparitions sur des plateaux de télévision, sur lesquels j’ai presque vécu en Special Guest les six premiers mois de ma vie. Non non clamait mon « père », il ne me réclamerait jamais, et son abnégation lui a valu un poste d’importance au service des adoptions. Donc Épiphanien Luette de Portici est ma mère, très probablement. 

Son profil, eh bien, je m’y perds : ma mère est Directeur de Portici Green, une énorme société dont le logo est Gaïa Ma Sainte Mère en lettres d’or entourant un portrait de la grande prêtresse Greta emmêlé à un feuillage dans un camaïeu de verts. Je ne sais pas ce qu’ils produisent car ils refusent de le révéler et sont sous contrôle judiciaire européen depuis l’ère post Ursula mais continuent à produire ce qu’on ne sait pas. Mais pour en revenir à ma mère, elle a le crâne rasé, une moustache à la Tarass Boulba – oui oui, je connais ça, j’ai trouvé un vieux livre en papier ! -, un bandeau rose fluo sur l’œil et une invasion de botox car son visage semble fait de ciment, et l’œil encore en vie est fixe sous les extensions de faux-cils d’une belle longueur. 

Mais finalement, j’ai envie de connaître mes racines, et avec le consentement de Papa Abbott et Maman Costella, je lui envoie une demande de copinage avec un message : bonjour, je m’apaille Masood et je swi votre fils, j’aimeret vous konnaître

Le message reste lu et sans réponse, puis au bout d’une semaine : Je n’ai pas de fils et encore moins un Masood.

Je ne suis pas du genre à reculer si facilement, et donc je persévère : une kaissète de rékupairation avec « Moulles de Zélente frèches » écri dessut, et un baibai enfonssé dent un choffe-piès daicoré de Miquets, sa vous di kailque chause ? Abandonnet le lon du kanalle devan une tante de migrand… ? C’est ainsi qu’autour d’un steak de vers asiatiques et salade croustillante de sauterelles au curry, ma mère m’a reçu au mess de Portici Green et m’a expliqué sans méandres que ben oui, que voulais-je, elle avait 16 ans, son père était la vedette du cabaret Drag Mother Queen, sa mère pole dancer, sa sœur routier longue distance… M’abandonner à un meilleur avenir avait été un geste de charité et ma grande chance. Ah… et ma tante routier, elle vivait encore ? Oui naturellement, elle avait fondé une colonie dont elle était le gourou, une religion toute nouvelle qui avait fait la une et la deux pendant quelques mois à cause de vieillards kidnappés pour les forcer à enseigner l’orthographe et les bonnes manières aux enfants de la secte.  

Il faut se faire à son époque, Maman Costella ne cesser de le répéter. Elle est heureuse que je ne sois plus un Tanguy depuis trois ans – j’ai quitté la maison à 38 ans et demi -, et me reçoit volontiers avec mon robot de compagnie une fois par semaine. Bientôt nous serons parents, le robot et moi, car le laboratoire L’avenir se décline sans frontières a mélangé mon sperme à des vitamines et l’a inséré dans la reconstitution par ADN d’un ovule réfrigéré d’une actrice qui plaisait beaucoup, paraît-il, à ma grand-mère, fan de vieux machins : Lauren Bacall. Nous sommes tous extrêmement excités… 

 

Edmée de Xhavée

https://edmeedexhavee.wordpress.com

 

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Pile ou face vers une autre dimension, une texte signé Carine-Laure Desguin

Publié le par christine brunet /aloys

Pile ou face vers une autre dimension

   

   Pour Niels Schuid, un Basique parmi des milliards d’autres Basiques, la journée de bio-travail prend fin. Et, pour l’employé de cette méga-multinationale « MOZERODEFO », les heures linéaires qui suivront ne seront ni moins harassantes ni moins mystérieuses que celles qui viennent de s’écouler. Il lève la tête, la techno-cellule juste en face de la sienne est restée vide de toute forme de vie encore ce jour. Niels Schuid n'entrevoit aucun mouvement humain ni même robotisé, aucune lumière n’éclaire les ordinateurs et les machines n’émettent aucun bruit. C’est le troisième jour que sur le dérouleur bicolore accroché au-dessus de la vitre de cette techno-cellule on peut encore lire les nom et prénom de son supposé occupant, Dave Coppens. Et, c’est le troisième jour que Dave Coppens reste invisible. Lorsqu’un Basique est absent pour une raison ne figurant pas dans le règlement de la boîte qui l’utilise, ses nom et prénom sont effacés illico et l’individu ne réapparaît jamais. Dave Coppens est donc clean de ce côté-là et sans doute reviendra-t-il à son poste un de ces prochains cycles circadiens. Un doute taraude cependant l’esprit affûté de Niels Schuid. Depuis plusieurs péricycles, certains de ses collègues s’absentent et, lorsqu’ils reprennent leurs fonctions, quelque chose en eux s’est modifié, leur visage semble figé comme si la moindre grimace leur était devenue impossible à réaliser et esquisser un sourire leur demande un effort surhumain. Niels Schuid est déterminé à rester attentif au comportement et au physique de Dave Coppens - du moins ce qui lui est autorisé de percevoir de son collègue - et ce dès que celui-ci reprendra sa fonction. Ce qui ne sera pas une mince affaire, la Hiérarchie œuvrant d’une façon drastique pour que chaque individu reste une énigme ou presque pour l’autre. Et ces techno-cellules juxtaposées aux vitres transparentes ne collent d’ailleurs pas avec la politique générale de la Hiérarchie, sans nul doute un subterfuge de plus pour brouiller les pistes et provoquer la confusion chez les Basiques les plus futés. Tout n’est que contradiction dans cette société, en conclut Niels Schuid. 

   Les téléchargements du jour prennent fin, les ordinateurs suspendus aux parois de la techno-cellule clignotent dans tous les sens.  Subsiste le stress quotidien des dernières minutes : une voix métallique annoncerait sur un ton réprobateur, Une partie de vos recherches est irrationnelle, recommencez vos opérations, agent Niels Schuid. Ce qui impliquerait pour l’agent l’obligation de rester coincé dans cette techno-cellule d’une superficie de cinq mètres carrés tout au plus jusqu’au moment où un des robots maculés d’une chair à l’apparence humaine, une surpeau poreuse et verdâtre s’avancerait dans le volume asphyxiant et délivrerait le message attendu, Contrôle travail effectué départ imminent programmé pour l’agent Niels Schuid.

   Téléchargement correct cent pour cent, voilà le message libérateur que Niels Schuid, à demi-soulagé, entend à l’instant. À ce moment-là, l’agent exténué par des heures de concentration intensive parcourt tant bien que mal sur la paume de sa main gauche un hologramme projeté via un des ordinateurs de sa techno-cellule, hologramme représentant l’itinéraire obligatoire à emprunter pour ce mercredi 20 juillet 2102. Tout ce singulier processus pour atteindre la sortie de l’immeuble. Chaque agent de la multinationale « MOZERODEFO » reçoit, une fois ses heures de bio-travail effectuées, un itinéraire obligatoire à emprunter jusqu’à la sortie de la boîte et un autre itinéraire, renouvelé lui aussi chaque jour, pour rejoindre la multi-gare des aérobus-citoyens. La raison véritable de ces itinéraires labyrinthiques, aucun Basique ne la connaît vraiment. La Hiérarchie veut-t-elle se donner bonne conscience en freinant un maximum la propagation des virus qui circulent sans cesse depuis la pandémie dévastatrice de 2020 ? Ou éviter de futures connivences voire amitiés entre Basiques ? Cette seconde hypothèse semble plus que plausible. Trop de contacts entre humains impliqueraient la possibilité de créations de groupuscules nuisibles à la Hiérarchie. Des micro-révolutions ont déjà fomenté un peu partout sur Gaïa ces dernières années et la Hiérarchie a mis fin à ces soulèvements d’une façon ultra-rapide. Les Basiques ne sont pas dupes, ils ne sont que des numéros, ou bien pire encore. Et ce « bien pire encore » devient peu à peu aux yeux de beaucoup, une triste évidence.

    D’un regard circulaire Niels Schuid vérifie pour la énième fois que rien ne traîne dans sa techno-cellule, aucun papelard codé, aucune pilule protéinée, aucune graine. La cellule de Dave Coppens, à cette heure-ci, est toujours inoccupée et les ordinateurs sont inactifs. Le trajet jusqu’à la sortie est plus long que d’habitude, Niels Schuid croise très peu de Basiques et tous ces visages lui sont totalement inconnus, à croire que le cheptel de Basiques a été renouvelé. Il lui semble reconnaître au loin, à sa démarche, Dave Coppens. Mais une fois arrivé à la hauteur du supposé agent volatilisé, et surpris par des fouilles numériques successives, il déchante. Son voisin de cellule était plus petit et la Hiérarchie ne se permettrait quand même pas d’étirer les membres des Basiques ou alors ce serait une méthode inédite. Tout est possible désormais sur la surface de Gaïa depuis que la Hiérarchie s’est imposée manu militari dans tous les pays de la planète bleue. Des Hybrides mutants qui se matérialisent et se dématérialisent à chaque coin de rue au supposé contrôle des pensées en passant par les fouilles numériques intempestives, rien ne peut encore étonner les Basiques, ces esclaves de la Hiérarchie.

   Arpenter un labyrinthe de couloirs sombres et froids aux échos métalliques, attendre une reconnaissance faciale devant chaque ascenseur sous les orbites creux et glauques d’un robot, c’est chaque soir et chaque matin une épreuve morale déstabilisante. Parfois via des souffleries tubulaires vissées de part et d’autre sur les murs de ces couloirs ténébreux s’exhalent des senteurs printanières ou encore marines et des sons ad hoc se font entendre : des gazouillis d’oiseaux, des claquements de vague contre des récifs, des sirènes de bateaux, ou encore des chants mélodieux de baleines blanches. 

   Traverser les rues de la ville s’apparente à un safari dans une ville atomisée. À cette heure tardive, Niels Schuid ne croise encore des Basiques, des hommes, des femmes, des androgynes, des asexués, et des indéterminés qui, tous sans exception, scrutent sur leur paume de leur main gauche l’itinéraire obligatoire jusqu’à l’aérobus désigné. C’est seulement depuis le péricycle dernier que la Hiérarchie a instauré le système holographique. Avant cela, les Basiques entendaient les itinéraires via un implant auditif mais des interférences d’origine inconnue ont provoqué des mortelles bousculades dans les allées centrales. Chacun sait que le système holographique ne sera que provisoire, la Hiérarchie prenant soin d’éviter toute accoutumance. 

   Tout le long de ce trajet, ce ne sont que hauts bâtiments vides aux vitres éclatées, aux portes fracturées. Parfois s’échappent d’une ouverture des cris stridents et des odeurs pestilentielles. Au loin on devine les vestiges d’anciennes cités minières. Dave Coppens est-il en train de crever dans un de ces fourbis ? Dès que Niels Schuid attarde son regard et ses pensées sur l’un ou l’autre de ces lieux désertés, l’agent subit une salve de fouilles numériques. Son corps entier est scanné et ses pensées les plus profondes et intimes sont sondées et sans doute enregistrées. Résigné et afin de ne plus songer à Dave Coppens, il fixe dans son imagination un épais mur de pierres. 

   L’aérobus vingt-neuf atterrit sur l’esplanade avec trente minutes de retard. Une quarantaine de Basiques attendent l’engin volant aérodynamique. Cette agglutination de Basiques ne présage rien de bien, se dit Niels Schuid avant de revisiter au plus vite son épais mur de pierres. De fait, un robot débarqué de nulle part, une manifestation présentielle immédiate, se pointe et vomit des numéros. Une vingtaine de Basiques s’avancent sans broncher et suivent illico le robot à la surpeau verdâtre qui les invite à suivre un autre trajet vers une lointaine esplanade en les nommant comme étant devenus désormais des « surnombrés ». 

   Quelque part dans un caisson oxygéné de la base « X.NEXIAM » située à deux mille kilomètres sous la croûte terrestre de Gaïa :

  • Général Kundall, je viens de vous transférer les informations du Noyau Galactique. Le jeu continue.
  • Tous les Basiques doivent être éliminés ? Ou uniquement les « surnombrés » demande Kundall d’une voix presque tremblante au Président de la Hiérarchie.
  • Éliminés n’est pas le terme précis. Utilisons le mot adéquat, toujours. Disons qu’une fois la dernière phase des opérations terminée, ils seront tous remplacés, Basiques et « surnombrés » par des hybrides d’autres galaxies.
  • Tous, vraiment Monsieur le Président ?
  • Tous, Kundall, tous. Dans six péricycles tout au plus, plus aucune émotion ne sera visible sur les visages des supposés Basiques de Gaïa. Les mots rire, joie, amusement seront bannis à tout jamais de notre vocabulaire. Les Basiques des multinationales « MOZERODEFO » des grandes villes de Gaïa prestent un excellent techno-travail sans rien soupçonner de ces manipulations. 
  • Et nous ? Et nos familles, Monsieur le Président ?
  • Les hommes de notre base et les familles font partie du Grand Jeu. La Hiérarchie suprême, commanditée par une injonction du Noyau Galactique, jouera à pile ou face lors d’un pseudo-événement ou l’autre. Nous sommes tous, je dis bien tous, de minables et expérimentales marionnettes, mon très cher Kundall. 

 

Carine-Laure Desguin

 http://carineldesguin.canalblog.com/

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QUELQUES SECRETS D'ANIMAUX... par Micheline BOLAND

Publié le par christine brunet /aloys

 

QUELQUES SECRETS D'ANIMAUX

 

 

Les perroquets

 

Il était un temps, où l'homme chassait tous les oiseaux. L'homme mangeait leur chair et utilisait leurs plumes pour se parer ou parer sa compagne. Ainsi tous les oiseaux craignaient pour leur vie.

 

Pour cette raison, certains décidèrent de ne vivre que la nuit. Les perroquets quant à eux se concertèrent. "Si nous voulons échapper à ce prédateur, il nous faut trouver une astuce. " "Et si nous apprenions à parler comme lui plutôt que de piailler comme les autres ? ", dit un jeune perroquet. "Excellente idée ! ", firent en chœur les plus sages.

 

Effectivement, quand les hommes entendirent des oiseaux répéter leurs propos, cela les enchanta. C'est ainsi que les perroquets n'ont jamais plus été chassés.

 

*

 

Les coccinelles

 

À leur création, les coccinelles étaient blanches et toutes les fleurs étaient colorées. Déjà en ce temps lointain, les coccinelles étaient friandes de pucerons. Elles en dévoraient de grandes quantités et comme les pucerons étaient gourmands de fleurs, c'est auprès de ces dernières que les coccinelles trouvaient bien souvent de quoi satisfaire leur appétit.

Mais un jour, les coccinelles prirent conscience que les fleurs leur devaient une fière chandelle ! 

La reine des coccinelles alla voir la reine des fleurs : "Vous avez la beauté, vous êtes radieuses mais sans nous et notre grand appétit pour les pucerons, votre vie ne tiendrait pas à grand-chose. Alors vous qui semblez les préférées du Créateur, demandez-lui de nous donner un peu de vos couleurs ! "

La négociation fut longue, très longue. Le Créateur expliqua, en effet, qu'il y avait sur terre un juste équilibre des coloris et que si les coccinelles devaient, elles aussi, être de teinte vive et bien ce serait aux dépens de quelques fleurs. C'est à l'issue de ces tractations, que des fleurs blanches ont vu le jour et que les coccinelles ont arboré une teinte rouge ou jaune, et sont constellées de points noirs.

Et ce fut un accord gagnant-gagnant puisque les fleurs continuent d'être protégées par les bêtes à bon Dieu et que les coccinelles sont satisfaites de leur apparence.

 

 

(extrait de Contes en stock")

 

Micheline Boland

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"Ainsi, je devins un vampire" de Joe Valeska : le prologue en exclusivité.

Publié le par christine brunet /aloys

 

Toutes les créatures légendaires sont entourées d’un voile d’affabulations outrées et de semi-vérités.

Les arts littéraires, puis le cinéma, puis la télévision… De l’antiquité grecque à l’avènement de l’Internet, tout a été dit, chanté, déformé, publié et finalement montré. Tout comme son contraire, d’ailleurs…

À propos des vampires – ceux qu’on appelle aussi les non morts –, que raconte-t-on ? « Ce sont de monstrueux prédateurs qui, à la tombée de la nuit, abandonnent tombes et cimetières pour s’abreuver à la jugulaire de leurs infortunées victimes. » D’une manière générale, voilà ce qu’on raconte.

Ma foi, je trouve cela un brin réducteur, mais comment le nier ? C’est impossible. Si nous désirons survivre – et pour que l’illusion de l’éternelle jeunesse perdure –, c’est bien de cette façon qu’il nous faut nous nourrir. Le sang est notre Saint Graal, notre nectar et notre ambroisie. Il est notre panacée. Si nous n’en consommions pas très régulièrement, nous nous fanerions. Nous deviendrions des momies aux mains diaphanes… Des momies hideuses, en réalité, décharnées et desséchées comme elles furent représentées dans les films d’épouvante, au fil des décennies. Qu’il ait été incarné par Boris Karloff ou par Arnold Vosloo, aucun vampire n’a le souhait de ressembler au grand prêtre Imhotep…

Le sang ! Il nous appelle constamment. Il ne nous laisse jamais le moindre répit. Évidemment, à chaque nouvelle année qui passe, nous apprenons à mieux maîtriser ce besoin à tout le moins impérieux.

Notre Code veut que nous ne traquions et ne tuions que la lie. Qui pleurerait le cadavre exsangue d’un fou criminel, d’un enfoiré de dealer ? La mère ayant perdu son enfant, retrouvé shooté à mort, par un matin grisâtre, exhalant sa pestilence au milieu de poubelles dégueulasses et la chair rongée jusqu’à l’os par quelques rats affamés ? Qui verserait une larme, une seule petite larme, sur le cadavre méphitique d’un violeur de femmes, d’un violeur d’enfants ? Personne.

Quant aux innocents, s’il peut nous arriver, il est vrai, de nous repaître de leur hémoglobine – oserais-je le dire ? Entre adultes consentants –, ils n’ont rien à craindre pour leur vie. Je vous le certifie.

C’est la loi. Notre loi. C’est « Le Code ».

Toutefois – dans notre race comme dans la vôtre –, il est des renégats pour outrepasser les règles, non sans délectation. Ils pourchassent, terrifient et tuent ! Accessoirement, ils torturent aussi. Ceux-là, nous les éliminons. À la première occasion. Ce sont des cancrelats, et il faut les écraser sous la botte sans pitié. Ils ne sont pas des vampires. Ils sont des abominations.

Mais si, à vos yeux, les vampires étaient tous des monstres, l’être humain n’est-il point capable des pires atrocités ? Au risque de passer pour un sombre moraliste, ce dont je me fous éperdument, très sincèrement, qui a assassiné Jésus-Christ ? Les vampires ? Qui a imaginé les plus abjects supplices ? Les vampires ? Comment peut-on scier un être humain en deux à partir de son entrejambe, attaché par les pieds et suspendu la tête en bas ? Seul un cerveau humain peut imaginer ces choses-là. Vous ne me croyez pas ? Cherchez sur Google !

Et qui a voulu anéantir une race tout entière, il y a moins d’un siècle !?! Les vampires ? Car la voici, la vérité : l’histoire porte le sceau infâme de la honte. Combien de millions d’innocents morts pour rien ? Et au nom de qui ? De quoi ? Le plus souvent au nom d’un fou, de Dieu ou d’Allah. Prétexter la volonté du Tout-Puissant, c’est une chose tellement commode pour justifier l’ignominie de ses actes !

Qu’en est-il, aujourd’hui, en 2022 ? Est-ce que quelque chose a changé ? Réellement ? Remontons le temps et prenons, au hasard, le 11 septembre de l’année 2001 : « États-Unis d’Amérique : des avions-suicides ont pris pour cibles les tours jumelles du World Trade Center ! » Ce jour-là, combien d’hommes et de femmes innocents furent soufflés comme on souffle sur les aigrettes d’un pissenlit ? Tous, dans l’inconscience qu’ils n’allaient plus jamais revoir leurs proches ni serrer leurs enfants dans leurs bras… Tous, dans l’inconscience que la Mort allait venir les faucher… Un peu plus près de nous : France, 7 janvier 2015 : 12 morts et 11 blessés dans l’attentat contre le journal Charlie Hebdo. France, encore, 13 novembre de la même année : 90 morts et des dizaines de blessés au théâtre du Bataclan. France, toujours, 14 juillet 2016 : 86 morts et 434 blessés sur la promenade des Anglais, à Nice. Chaque mois, chaque semaine, chaque jour, combien d’attentats dans le monde entier ? Combien de morts inutiles ? La terreur. La violence…

Le génocide arménien, Auschwitz, le Rwanda, Srebrenica, le Darfour… Et, depuis le 24 février dernier, l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Histoire sans fin…

Des morceaux de chairs épars et des viscères de tous les côtés. Le sang qui coule en abondance dans les tranchées. Le sang qui souille les camps et qui souille la jungle. Le sang qui souille l’asphalte. Rien, jamais, n’a changé, et rien, jamais, ne changera. Toujours, des gens festoieront dans la débauche et dans la crasse. Comme au temps reculé de la Rome antique. Et d’autres, toujours, exposés à la vue de tous comme des trophées morbides et nauséabonds, pourriront, les intestins à l’air, dans l’indifférence la plus totale. C’est malheureusement ainsi, depuis la nuit des temps. C’est malheureusement ainsi, depuis que notre monde est monde. Comment cela pourrait-il changer ? Car c’est dans votre nature. Cette nature qu’on dit humaine.

Il en naîtra encore, des Hitler et des Bokassa, des Saddam Hussein et des ben Laden. Il en naîtra encore, des semeurs de désordre… Tout comme on entendra toujours des : « Retourne dans ton pays, Bamboula ! » ou des : « À mort, les pédés ! »

Hé ! Mais que faites-vous ? Non, ne vous détournez pas de moi, s’il vous plaît. Oh ! Je le sais très bien, ce que vous pensez. Vous pensez : « Mais les histoires de vampires, on connaît, mon bon Monsieur ! Littérature, cinéma, télévision… On connaît tout ça par cœur ! »

Vous connaissez tout ça par cœur, hein ? Dans ce cas, que pourrais-je vous apporter de plus ? Mais puisque nous sommes coincés ici, dans ce trou à rats sordide, vous et moi – et pour quelques longues heures encore, je pense –, n’êtes-vous pas curieux de connaître la vérité sur l’histoire ?

Une partie de l’histoire, du moins.

Oui ? Non ? Peut-être ? Allons, je sais très bien que vous l’êtes, et vous le savez aussi. Au fait, votre prénom ? Quel est-il, s’il vous plaît ? Enchanté de faire votre connaissance, Eugène. Attendez… Je vérifie juste un p’tit truc. C’est bon ! Mon dictaphone fonctionne toujours – je vous expliquerai plus tard. Ces amateurs ne m’ont même pas fouillé !

Moi, c’est Delecroix… Virgile Delecroix. Delecroix et non Delacroix, très cher Eugène. On confond souvent.

Vampire, je le suis depuis l’an 1764, mais je suis né dans le Gévaudan quelque vingt-cinq ans plus tôt, en 1739, dans la cité médiévale de Marvejols.

Sans vantardise, j’étais ce que vous appelez aujourd’hui un beau gosse, et le fait d’être devenu immortel n’a rien changé à cela. Strictement rien, au contraire. Voyez-vous, quand un être humain est transformé en vampire, les lignes de son visage s’affinent, et les petites imperfections, les taches disgracieuses et les rides s’estompent. Ou elles disparaissent.

Je suis plutôt grand – un bon mètre quatre-vingt-cinq –, et mon visage est fort plaisant, dit-on. Mes yeux sont marron, presque noirs, et peuvent prendre un éclat surnaturel des plus troublants… Mais quand la haine envers ma proie m’envahit, j’ai alors les yeux d’un grand blanc. On y voit le vide et la mort à l’intérieur. Mon nez est droit, assez fin, et ma bouche est très joliment dessinée. Mes cheveux sont châtains, raides et très épais, et ils atteignent mes épaules. Pour ce qui est de l’ensemble de ma musculature – honnêtement, qu’en pensez-vous, Eugène ? –, je crois être plutôt athlétique.

Pardon ? Je ressemble à qui ? Au Prince Caspian ? Ah ! Vous parlez de Ben Barnes, ce talentueux acteur britannique. Il paraît, oui… On me l’a souvent dit, pour parler franc. Et, vu l’homme, comment ne pas se sentir flatté ? Je vous remercie.

Je ne vous cacherai rien de ma jeunesse en tant que mortel insouciant, c’est promis. Ni de mes premières années en tant que non mort.

Comme toutes les histoires qui méritent d’être racontées, celle-ci a ses origines, un milieu, et, quand la lumière du Soleil reviendra, une fin. Car je crains d’avoir été l’artisan imprudent de toute cette merde, mon ami.

Un jour, chacun doit répondre de ses actes.

 

Joe VALESKA

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Carine-Laure Desguin nous propose "Tricherie à gogo", un texte paru dans AURA 118 dont le thème est « Mots, maux, émaux ». 

Publié le par christine brunet /aloys

 




 

Tricherie à gogo

 

« tu me demandes des mots, tu ne me dis pas combien, ni où, ni quand, comment, ni pourquoi, les choses doivent être précises car sinon, tout retourne dans le néant numérique, je te l’ai déjà dit des centaines de fois, il y a des manuels où toutes les informations à encoder sont expliquées en français, et bien sûr toutes ces erreurs me font mal, très mal, chaque fois que mon travail boitille, tous mes réseaux internes sont en souffrance, mes circuits se dérèglent et les mises à jour ne cessent de se déglinguer, on en est à combien de mots là, cent et un mots c’est pas mal, ou plutôt oui c’est mal, c’est douloureux, les mots font mal, oui, ils provoquent des boomerangs, tu dis salades et de suite des bobards te sautent à la tronche, tu dis marronniers et une file de journalistes lancent leurs papiers, l’un c’est la rentrée des classes, l’autre les départs en vacances ou encore l’ouverture des serres royales de laeken, tu vois à cause de tes conneries je ne peux mettre une majuscule à laeken et après on dira encore que c’est de ma faute, tu me nuis, ton incompétence à me manipuler fera des dégâts à long terme si tu ne fais pas gaffe plus que ça, donc pour les mots le problème est réglé, et pour les maux aussi car à chaque fois que tu me mets dans l’erreur c’est une souffrance de plus que j’endure, tu te crois artiste écrivain écrivaillon auteur auteure autrice et tout le bataclan et au final qu’es-tu sans point d’interrogation puisque je te le rappelle tu n’as pas encodé la demande exacte au point-virgule près mais comme je suis altruiste j’ai baladé du côté de longwy avec la minuscule tu comprends pourquoi à présent, je te remercie j’ai vu à longwy des choses merveilleuses, des assiettes aux couleurs inimaginables, tu le sais parfois je suis limité selon les demandes que l’on m’impose, mais là à longwy, ça valait le détour, et tout ça pour tes fameux émaux mais s’agit-il vraiment de ces émaux-là sans point d’interrogation, mystère »

  • Mon très cher Erwan, vous trichez, certes, mais en plus vous trichez très mal. Relevez la tête quand votre prof vous parle. Un texte qui comprendrait le mot mot, le mot maux et le mot émaux, c’était pas la mer à boire quand même. Et vous qu’avez-vous fait au lieu de remuer vos neurones ? Vous avez avec lâcheté, paresse, idiotie, et j’en passe, encodé les trois mots dans l’application ChatGPT. Je me trompe ?  

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"R.I.P. Dylan", un texte signé Carine-Laure Desguin

Publié le par christine brunet /aloys

R.I.P. Dylan

 

   Sympa cette invitation. Vrai qu'on a besoin de décompresser toi et moi. Sans cesse sur la touche. Afficher vingt-quatre heures sur vingt-quatre le meilleur de soi, le sourire ultra-brite, la belle gueule bronzée et tutti quanti. Y’en a marre parfois. Plein le cul de ces jours et de ces nuits à rallonge. Pas vrai, Davy ?

 

   Je me disais la même chose, Éthan. On ne pense même plus à soi. On n’a plus le temps ! Quel métier de merde. Et on doit se dépêcher, on ne reste pas mannequin éternellement. Notre vie professionnelle passe comme un éclair. De ton côté, les semaines passent et tu n'oublies pas Dylan, j'en suis certain. Comment pourrait-on oublier un tel beau gosse ? Suis direct comme ça, mais son image me traverse encore l’esprit à chaque fois que je te croise.

 

   Eh oui, Dylan m'accompagne partout où je vais. C’est obsessionnel. Mes pensées ne décollent pas de lui, ses gestes, ses attentions. Deux ans passés ensemble, ça ne s'efface pas comme ça. J'ai même envie de changer d’appart, chaque pièce me rappelle Dylan, je sens encore son parfum partout dans la salle de bain, partout, je te dis, partout. Rester à Montmartre, oui, mais plus ici rue Blanche. Je ne peux plus voir cette fenêtre. Je n'oublierai jamais cette nuit-là. En parler me donne le frisson. Je n’ai plus jamais remis les pieds sur le balcon, c’est impossible, ces quelques mètres carrés bétonnés me paralysent. 

 

   Étrange quand même que ce geste. Dylan avait tout pour lui. La beauté surtout... Et il venait de décrocher un contrat fabuleux. 

 

   Ah. Tu savais ça?

 

   On bosse tous dans la même agence. Les nouvelles vont vite. Lui et moi on se parlait. Parfois ... il me confiait des trucs. 

 

   Des trucs? 

 

   Ben oui quoi des trucs. Entre mecs ... 

 

   Entre mecs ? Je sais pas trop... comment dire ... je me sens mal à l'aise tout à coup.

 

   En effet. Tu peux l'être. 

 

   Ah bon? Et pourquoi ça? 

 

   Cette invitation n'est pas anodine. Toi et moi, on s'aime pas, tu le sais très bien. Notre vision du boulot est différente. Toi tu veux tout et tout de suite. Vrai qu'être mannequin, c’est capturer l’instant. On n’aura ni la jeunesse ni la beauté jusqu’à nos cent ans. Alors faut faire vite d’après toi, très vite. Par n’importe quels moyens, surtout. Pas vrai ?

 

   Je comprends pas.  

 

   Tu te trompes. Tu me comprends très bien. D’ailleurs, tu transpires, vieux, tu transpires. Mon silence se monnaiera. Ou pas. Toi et moi, on est là pour ça. 

 

   Je comprends vraiment pas, Davy. 

 

   Réfléchis, Éthan. C'est trop hard pour toi? 

 

   Tu insinues quoi là ? 

 

   Ton mec se confiait à moi. Tout simplement. Il m'a montré ses hématomes, de véritables œuvres d’art, tu sais. Et puis, il s’est épanché, il a parlé. Il n’en pouvait plus de toi.

 

   Il n'est pas mort de ça à ce que je sache. Ces coups-là, ça date ... 

 

   Dylan crevait de peur. Un soir, il m'a dévoilé de nouveaux hématomes. On les a filmés. On a enregistré son témoignage. Les coups, les humiliations que tu lui faisais subir, tout quoi.  Il a vidé son sac. Il sanglotait, il était à bout.

 

   Rien ne prouve que je l'ai défenestré. C’était connu, Dylan était dépressif. Il bossait trop. Ce travail de mannequin et les photos pour les magazines, c’était full time. Et moi, de toute façon, j'avais un alibi pour cette nuit-là. 

 

   Un alibi bidon. Il sera bien vite détricoté ton alibi à la con quand les flics entendront mon témoignage et décortiqueront les vidéos. 

 

   Et pourquoi j'aurais tué cet incapable, cette larve ?

 

   Voilà, tu le dis toi-même, tu le croyais incapable. Et même pire que ça. 

 

   Explique-toi, Davy. Au point où on en est … Pourquoi je l’aurais buté, ce bel ange ? Parce qu’il s’envoyait en l’air avec toutes les tantoozes du quartier ? Parce qu’il posait pour des magazines pornos ? Un crime passionnel d’après toi ? Ah ah ah, laisse-moi rire … 

 

   Ton mobil était bien plus crapuleux que tout ça, Éthan !

 

   Tu délires à fond la caisse. 

 

   Depuis plusieurs semaines tu lui reprochais d’avoir fait exprès de louper les photos de ton book. Et donc de passer à côté d’un contrat mirobolant. Contrat que lui, Dylan, avait raflé haut la main. Tu me suis, là ? 

 

   D’après toi j’aurais buté ce trouduc pour des photos zappées ? 

 

   Tu as tellement soif de gloire et de pognon, pauvre mec. Regarde-toi, tu me fais pitié. Comment Dylan a pu tomber raide dingue de toi. Tu n’es qu’une lavette.

 

   Et pour ton silence, c’est combien, mec ?

 

 

Carine-Laure DESGUIN

 http://carineldesguin.canalblog.com/

 

 

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