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nouvelle

Edméé de Xhavée nous propose une nouvelle "Les funérailles de la baldracca"

Publié le par christine brunet /aloys


 

Les funérailles de la baldracca – Edmée De Xhavée


 

Une baldracca, en italien, c’est une « pute »…


 

La brume se détache, comme à contrecœur, des contreforts rocheux et de la cime des arbres crispés sous le froid de l’automne. Le son de la cloche de Santa Maria dei Tanti Peccati vibre dans l’air dense et humide de cette journée rousse de feuilles et grise de ciel. Sur le chemin qui monte à l’église, on entend tousser et renifler les vieux, geindre un enfant, admonester une mère impatiente dont le timbre de la voix trahit une joie qu’il ne faut pas gâcher par des enfantillages. Pas aujourd’hui, alors qu’enfin la baldracca, la putain, le déshonneur du village, celle dont le visage hideux servait de Befana (sorcière) pour garder les enfants sages sera mise sous terre.

Sous terre, où elle devrait être depuis une vie, cette vie qui a duré trop longtemps, pense Aldo, le veuf qui ne mime même pas le chagrin, et a promis à tous une tournée de grappa Pinot Barricata, une grappa d’exception, pas comme celle qu’ils distillent eux-mêmes ici dans la montagne et dans laquelle ils enfoncent une vipère à la mâchoire déployée… Plutôt que d’oublier dans l’alcool, il compte bien célébrer sa vie ainsi nettoyée par la main de Dieu de la honte qui a sali la renommée des siens… Son sacrifice interminable… Dieu a enfin eu pitié de ses efforts…

Il était temps, dit sur un ton à peine discret la Pina à sa sœur, bras dessus-bras dessous quelques mètres derrière Aldo. Il est encore bel homme, droit, et sa veste noire, dont elle a recousu les parements, lui donne une classe que ses habits de tous les jours ne permettent pas de déceler. Une petite année de deuil par décence, et elle pourra entrer chez lui en mariée, en maîtresse des lieux, et effacer toute trace du passage de la baldracca. Sa sœur soulève les épaules, sourit et chuchote à la Pina, avec un coup de coude discret dans le creux de la taille « c’est enfin ton tour d’être heureuse, oui ! Après presque vingt ans, tu y a bien droit…»

Derrière Aldo, les trois enfants qu’il a eus de la baldracca. L’aînée, Léopoldina a les yeux de sa mère, de ce bleu éperdu de ciel printanier, mais le teint et les cheveux d’Aldo, bistre et noirs, brisés en boucles laineuses et indomptables. Ses traits sont remarquablement beaux, et le temps apportant un oubli cruel parfois, on en est venu à se demander comment, avec une mère aussi affreuse, une telle chose était permise par la nature.

Insouciante, elle parle avec sa plus jeune sœur, Laura, qui lorgne à la dérobée le jeune Filiberto, dont les parents gèrent le seul restaurant de la région, restaurant qui attire des touristes pendant toute la belle saison pour manger leur fameux ragù di capriolo ai funghi, le ragout de chevreuil aux champignons. Elle le sait, Filiberto comme elle vit cette journée comme un cadeau d’espoir, car l’idée d’avoir la baldracca comme belle-mère était impensable, et sa mort vient de les libérer d’une frustration amoureuse qui se faisait très lourde. Le pas plus lent que ses deux sœurs, Beppe, lui aussi paré des yeux maternels mais également de son teint clair, de ses cheveux lisses couleur thé, et de lèvres qu’Aldo et sa grand-mère lui ont toujours conseillé de « tenir tranquilles ». Fais-les donc tenir tranquilles, ces indécences. Car les filles du village, elles, dissimulent les leurs quand elles le voient, tandis qu’elles relaient avidement le secret qu’elles trahissent, ces deux parts d’une bouche trop belle et gourmande… Car elles rappellent, leur ont dit leurs mères, celles du beau Nando. Nando qui est un jour parti pour ne pas revenir, donnant un tel chagrin à son père qu’il s’est jeté depuis le point de vue vers la vallée au bord de la route en lacets. Beppe, comme ses sœurs, sent que ce jour est un jour d’envol, que la brume se lèvera et le soleil, enfin, baignera leurs vies à tous.

Appuyée contre sa fille Alma, la vieille Rosa serre ce qui lui reste de dents. Bon vent la baldracca, bon vent et qu’on puisse t’oublier. Car ce que tu as fait à mon fils, le plus beau des fils, ce Nando sorti de mon ventre comme un oiseau de paradis qui serait né dans un poulailler, je ne peux te le pardonner. Pas plus que le saut de son père que le chagrin avait ailé, et qui m’a laissée veuve avec une fille que personne n’épousera plus, son temps est passé et son corps s’est tari. Tu aurais pu mourir avant ton heure, tu aurais pu hâter le destin, et nous laisser une chance de descendance…

Trop faible pour marcher, assise dans une chaise roulante poussée par son mari Ernesto, Inès, la mère d’Aldo, le chapelet entre les doigts déformés par l’arthrose et la méchanceté, le menton piqué de poils noirs levé dans une expression altière et triomphante. Ernesto, enfin, enfin… je pense que c’est le plus beau jour de ma vie, le plus beau dans l’absolu. Nous avons été de bons chrétiens, avons supporté l’épreuve que le Seigneur avait dans ses plans pour nous, mais de sa mort nous ne sommes pas responsables, et enfin la récompense est venue. C’est le plus beau jour de ma vie, je te dis ! A ses côtés, sa fille Gianna la pecora comme on l’appelle, Gianna la brebis, ses gros yeux tristes remplis de croûtes, et ses pensées ricanant amèrement dans le secret de son cœur.

Le père de la baldracca, Remo le taiseux, veuf depuis l’abominable histoire, le père d’une baldracca qui avait coiffé de honte tout un village. Sa femme n’avait survécu que trois semaines au drame, et son fils le Massimo était resté en ville où il étudiait, pour ne jamais revenir, se limitant à quelques cartes postales ici et là. Le vieil Anselmo, lui rendant visite un jour, avait rapporté au village que sur son bureau trônait une photo agrandie de sa baldracca de sœur, avec un petit vase rempli de fleurs séchées devant. Mais même pour les funérailles de sa sœur il n’est pas revenu… Par la faute de cette fille éhontée il avait tout perdu, attaché à ce village qui détenait toutes ses racines et ses repaires, l’en rendant prisonnier.

Un jour sans doute oublierait-on même que la baldracca avait vraiment existé.

Dans le cercueil de planches, le moins cher, le plus sordidement bon marché, portée par six gars du village désignés pour la tâche et le visage plus furieux qu’attristé, la baldracca repose enfin en paix. Pour elle aussi c’est le jour de la grande renaissance, et de sa récompense. Un par un elle renverse en tête, comme des quilles malfaisantes, les habitants et les faits de ce village et de sa vie.

Aldo d’abord fier et avide de sa pâle beauté d’elfe translucide, comme il l’appelait, et puis haineux, jaloux, blessé de sa propre rusticité… poussé par la Inès, laide et épousée pour ses terres, et la Gianna née sans menton et devant laquelle on faisait bêêê en riant, et dont on savait qu’elle resterait pucelle. Les coups, les insultes, les affirmations selon lesquelles elle se croyait mieux que sa mère et sa sœur, que lui-même.

Remo son père, qui de taiseux était devenu muet, ne lui avait plus jamais parlé. A peine un mouvement du menton s’il la croisait dans la rue, les dents serrées et le regard luisant comme la fureur qui sort d’un volcan.

Ses filles, Léopoldina et Laura, égoïstes et sans cœur, travaillées par la rancœur que leur avaient transmise la Inès, Ernesto, Aldo et les autres, et qu’elles n’avaient jamais remise en question. Convaincues que tout ce qui bloquait des joies infinies, c’était elle, qui pourtant continuait de coudre, cuisiner, réparer, nettoyer comme avant, pour qu’elles profitent de leur vie. La sienne, après tout… qu’elle s’use en vase clos n’était pas plus mal, elle était si effrayante à regarder maintenant… Seuls ses yeux parlaient encore d’un vertige infini.

La Pina, ah la Pina… oh elle le lui aurait bien donné, son Aldo, elle le voulait tellement. Voulait-elle les coups aussi, les humiliations, les crachats dans les cheveux ou les coups de pieds aux fesses après l’amour qu’il faisait comme un possédé qui expurge sa haine ? Elle n’avait encore eu, la Pina, que l’amour à petites doses, celui qui ressemble à des dragées délicieuses, et les caresses sur les doigts, sur les seins, et les mots les plus tendres qu’il avait dans son répertoire. Et surtout, elle avait l’illusion qu’une fois la baldracca hors du chemin, ce serait place à la romance et les petits soins. Là dans son cercueil plein d’échardes, ce qui reste d’elle rayonne un court instant, à l’idée des surprises âpres comme la rue fétide qui attendent la Pina une fois le temps de deuil épuisé dans l’impatience…

Beppe, son fils, son amour de fils, celui qui ressemble à Nando et la hait pour cette raison… et comme elle le comprend. C’est lui qui résume tout le drame, l’endosse comme un manteau poisseux.

La Rosa et l’Alma, jalouses de la beauté surnaturelle de ce fils et frère qui avait traversé le sang de leur famille, et dont on ne trouvait plus de trace sinon dans Beppe… Jalouses de ce garçon que, elles se tuaient à le rappeler, elle leur avait ravi avec ses jeux de paupières et les reflets de sa peau pâle. Le scandale avait été si sonore qu’il était, leur avait-on dit, parti en courant dans la vallée pour ne jamais en reprendre le chemin, tandis que les larmes et cris du père l’avaient fait plonger dans le vide à sa poursuite.

Mais la baldracca sait où il est, Nando. Ses os, elle les a lavés chaque année, à l’anniversaire du drame. Elle descend le long du versant aux myrtilles et bolets, dans le silence mousseux du sous-bois, avec un seau et une éponge, et elle le lave doucement, lui parle, le touche, et lui demande de l’attendre, que ça ne saurait plus être long. Elle a fait ce rituel chaque année, après avoir, au début, protégé le corps des gros prédateurs en le recouvrant d’une grosse épaisseur de brindilles, branches et feuilles, le tout surmonté d’un panneau de bois où elle jetait un peu d’essence lors de ses promenades. Depuis longtemps maintenant il ne reste que les os et la veste de cuir, raide et moisie, ainsi que les chaussures. Et la splendeur de leur couple immortel.

Les faits sont encore clairs dans ce qui lui reste de conscience, même s’ils se diluent comme le fait cette brume matinale dont elle ne fait plus vraiment partie. Leur liaison découverte par Aldo qui, aidé de ses parents Ernesto et Inès, suivis du père de Nando que l’on trainait de force, les ont suivis puis surpris, étendus dans l’amour sous les ramures complices. Inès qui a vidé la fiole de vitriol sur le visage et la poitrine de sa belle-fille alors qu’Aldo émasculait Nando avec son couteau de chasse, pour enfoncer ses testicules, hurlant et pleurant, dans la bouche fondue de son épouse. Et enfin forçant le père à saigner son propre fils, dont elle avait tenu le regard mourant dans le sien jusqu’à la fin, rapide.

Le fils qui leur était né six mois plus tard, et qui n’eut la vie sauve que parce qu’il était un fils.

Nando, Nando… enfin, j’arrive !

Stefania, mon aimée… tu sais, chaque jour et chaque heure, je me suis glissé dans ton ombre… je ne t’ai jamais quittée…

 

EDMEE DE XHAVEE

 

Publié dans Nouvelle

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Deuxième partie de la nouvelle d'Albert Niko "Colline"

Publié le par christine brunet /aloys

 

Je ne tire du réel que le minimum vital – de quoi me maintenir –, ne retenant que des lambeaux de vécu que mon imagination recyclait pour en faire des espèces d'épouvantails qu'un rien baroque je dressais par écrit...

Je ne levais pour ainsi dire pas les yeux quand je marchais en ville. Les mêmes regards, le même programme. Maisons, marronniers et réverbères dans une même perspective, et nos vies descendant l'avenue comme un long cortège funéraire continu...

À huit heures dans les collines vous étiez pas dérangé, chacun étant plus ou moins occupé à faire avancer son pion ou préoccupé de ces questions. C'était là que j'échafaudais la plupart de mes textes. Je m'enfonçais une heure ou deux avant de rebrousser chemin.

Le bourdonnement de la ville dans sa cuvette m'évoquait le bréviaire que bavait une marée de bouches...

prière de ne pas chercher plus loin...

Je sais pas si le vieux de la première maison tenait un journal minuté de mes escapades, ou s'il campait toute la journée sur son perron, en tout cas pas moyen d'y couper, son sourire visqueux me remontait l'épaule comme une limace. Il n'y avait ni bureaux ni usine, ni même une ferme dans les collines. La dernière fois, j'y ai croisé deux types qui m'ont fixé comme si la chose ne s'était pas produite depuis le siècle dernier.

Ils m'ont très attentivement regardé arriver de si loin qu'il n'était pas impossible que j'arrive du siècle dernier.

Il fallait être chasseur, ou retraité, pour se trouver un matin dans les collines.

Ils étaient les deux.

 

ALBERT NIKO

Publié dans Nouvelle

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Une Nouvelle en deux partie signée Albert Niko : "Colline" - Première partie

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

Mon ombre me tire jusqu'au train qui me conduira au centre de formation où je suis supposé apprendre un nouveau métier...

C'était une ville traversée par une route toute droite. D'ordinaire j'aime le matin mais d'être rattrapé par tous ces gens montés sur roulettes, plus une caravane de cartables qui s'emballaient à l'approche du bus, je me suis cru aspiré dans le tourbillon d'une cuillère à café et j'ai pas eu un regard pour les collines.

Juste avant d'arriver à la gare, je me suis baissé pour refaire mon lacet et mon ombre était ramassée au pied d'un panneau marquant une voie à sens unique.

Trois semaines plus tard on faisait cercle autour de la manager en chef qui nous servait le débriefing matinal – le genre de femme qu'on s'attend pas à croiser aux cabinets – et le sourire de la mascotte à l'entrée du restaurant me rappelait tante Adrienne quand elle me regardait becter ses gâteaux. Des filles ont applaudi en apprenant que le chiffre d'affaire de la veille était en progression – pour autant nous ne devions pas oublier que le vendredi était un jour de forte affluence et maintenir le cap. Et bien sûr il y avait toujours des places de cinéma pour l'employé du mois. Les filles applaudissaient...

En dépit des rotations de poste, on me trouvait le plus souvent derrière le gril à garder l'oeil sur une bonne dizaine de viandes alignées comme des suppliciés (présentant l'avantage non négligeable de ne pas chercher à rencontrer votre regard) et dont il fallait bien faire gaffe à qui telle et telle devait revenir – les étiqueter en quelque sorte sur tel ou tel visage... Et je vous mets au défi de ne pas vous emmêler les pinceaux quand dans le feu de l'action vous deviez composer avec quatre ou cinq variétés de pièces de boeuf, et trois formats différents de steak haché, et tous ces clients qui s'envolaient à peine leur commande lancée pour ne réapparaître que dix minutes après en objectant que cette entrecôte un peu noirâtre ne pouvait leur être destinée, et vous en relanciez une nouvelle en serrant les dents pendant que dans le même temps un steak haché prenait le même chemin...

J'ai raccroché au bout de quinze jours, sans préavis à observer ni incidence sur ma pension. Prends un gâteau !

Reste que la fraîcheur des nuits d’avril était une bénédiction pour qui sortait du taf en nage et je regrettais jamais de remonter en vélo jusqu'à la gare.

Publié dans Nouvelle

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Daily, un petit texte signé Brune Sapin

Publié le par christine brunet /aloys

Daily


 

Minuscule matin au lever de soleil orange sur une route mouvementée d’un côté de l’autre.

Les transports pour désigner les allers et venus facilités par les moteurs, empourprés de gens fin prêts - à l’emploi, à la journée - aux allures frôlées, vues, reconnues, sourires non réciproques - actes manqués – adolescents courbés, des enfants enthousiastes, des étudiants - cheminement éternel des étudiants.

Autant de tenues à décortiquer - une esthétique du dévisagement approximatif.

Un baiser sur la joue d’une jeune-fille au hasard des rapprochements en commun - lui, un beau garçon au chignon blond tape-à-l’œil indiscret.

Et les lunettes ? Un syndrome. Un symptôme ? - Un paradigme cardiaque. -

En théorie, par analogie et rêves funambules au-dessus du brouhaha de la foule des tas de ferraille en tas.

Foule - gagnante, conquérante, mouvante - foule citadine, foule clandestine.

Les lunettes. Vision de feu fumant et trouble.

La lumière.


 

Brune Sapin

Il a beau pleuvoir, le soleil n'est jamais mouillé 

Publié dans Textes, Nouvelle

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Jean Destrée nous propose un nouveau "Compte de fées" !

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

Le long du ru qui gazouille, ils s’assirent et déballèrent leurs repas. Une petite voix vint les distraire. Une petite voix qui chantait. « Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira, Les aristocrates à la lanterne », chantait la petite voix. Hestor manqua s’étouffer. Il jura un coup ce qui fit taire la petite voix. La lanterne s’éteignit et les aristocrates attendirent avant d’être pendus. Une petite fille se planta devant eux.

 

- Bonjour.

- Bonjour.

- Je ne vous connais pas.

- Et toi, qui es-tu, pour oser chanter de telles chansons ?

- Moi, c’est Charlotte. Et vous?

- Que fais-tu ici?

- Je vends des briquets. Vous savez ces machins qu’on bat pour faire de la lumière ?

- Oui, comme dans la chanson?

- Quelle chanson, je ne la connais pas, elle n’est pas dans mon répertoire.

- Ce n’est pas grave. Et que fais-tu en dehors de ton commerce de briquets ?

- Rien. Je me promène, je cause avec les gens ou je joue au jeu de paume avec mon tonton.

- Ah ! Tu as un tonton ? Et que fait-il ?

- Il est pirate.

- Quoi ?

- Il est pirate. C’est un écumeur des mers.

- C’est un méchant.

- Non, il est gentil. Chaque fois qu’il revient de ses voyages aux îles, il me rapporte des tas de machins qui ne servent à rien et qu’il a piqués chez les gens qu’il a piratés.

- Eh bien, c’est du propre.

- Ma chanson, c’est mon tonton qui me l’a apprise. J’en connais d’autres. Vous voulez que je vous les chante ?

- Non. j’en sais assez.

- Dommage, elles sont rigolotes et pas piquées des vers. Mais vous deux, que faites-vous par ici ?

- Nous voyageons à travers mon royaume.

- Ah ! Vous avez un royaume ? Donc vous êtes le roi? Comme dans la chanson : « Le roi Renaud de guerre revint ».

- Veux-tu bien te taire.

- Vous ne me dites pas de quel royaume vous êtes. C’est celui dont le prince Amaury cherche une petite nénette ?

- Oui, c’est moi. Qui t’a dit cela ?

- C’est Mélusine.

- Décidément, celle-là n’en rate jamais une.

- Vous voulez vous marier ?

- Oui, c’est pourquoi je voyage.

- Ben moi aussi je veux me marier.

- Mais tu es bien trop jeune.

- Aux âmes bien nées...

- Oui, je sais, la valeur n’attend pas le nombre des années.

- On dit aussi « la valeur n’attend pas le nombre des tournées ».

- Vous connaissez vos classiques.

 

- Quel âge as-tu ?

- J’ai onze ans, si j’en crois ma mère. Mais elle ne sait pas bien compter.

- Elle a perdu son boulier ?

- Et la boule aussi.

- Tu vois que tu es trop jeune.

- Mais je sais faire la soupe, raccommoder les chausses et les hauts de chausse, laver les bas. Et puis dans dix ans, je serai bonne à marier.

- Tu es une petite comique.

- Mon tonton aussi. Vous voulez trouver une femme ? Je peux vous en trouver une. Elle vit là-bas dans la forêt dans une petite cabane que son valet lui a construite.

- Comment s’appelle-t-elle ?

- Pot danne.

- Quoi ?

- Pot danne. Elle s’est sauvée parce que son paternel voulait l’épouser. C’est fou, ça ! Du jamais vu.

- En voilà une affaire ! On trouve de tout dans mon royaume et je n’en savais rien.

- Mais on ne vous dit pas tout, osa Hestor.

- Tu es sûre que Pot danne c’est son nom ?

- C’est comme ça qu’on l’appelle mais je ne sais pas son

vrai nom. Il paraît que c’est une grande dame.

- Charlotte, ne raconte pas des bêtises.

- Mais c’est vrai. D’ailleurs mon tonton l’a vue près de sa cabane, un jour qu’il s’était perdu. Elle chantait. Quand elle est rentrée, il est allé voir de plus près et il a vu qu’elle préparait des gâteaux. Il n’a pas osé frapper mais en regardant par le fenêtre il a vu qu’elle était habillée avec des peaux de lapin cousues de fils d’or.

- Tu me racontes des blagues.

- Allez voir vous même si vous ne me croyez pas. C’est à

une paire d’heures de marche. Je peux vous guider parce

que la cabane est bien cachée.

- Ne te fâche pas. Je te crois. Hestor, nous allons faire une halte chez cette Pot danne.

- Est-ce que cela en vaut la peine, susurra Hestor.

- Oui. On ne sait jamais. Avec toutes celles que nous avons rencontrées, ce serait bien de diable si l’une d’entre elles ne me convienne.

- Vous prenez le risque ?

- Qui ne risque rien n’a rien. Vous trouverez peut-être vous aussi une chaussure à mettre à votre pied.

- Mais j’en ai déjà deux qui me donnent trop chaud sous le soleil et des cloques aussi.

- Allez, Charlotte la chanteuse de rues, en route pour la cabane de Pot danne. Mais avant, un coup de cervoise fera du bien.

- Allez, on, chante.

 

Buvons un coup, buvons en deux

À la santé des amoureux

À la santé du roi de France

 

- Ça va, ça va, Charlotte. On connaît la suite.

- Elle est belle cette chanson.

- Non, elle est grossière.

- On voit que vous n’avez jamais fait la guerre.

- Toi non plus.

- Mon tonton, il l’a faite contre les Anglais, ceux qu’on appelle les Bretons du nord qui ne parlent pas comme nous. Il ne font jamais rien comme tout le monde. Leurs diligences roulent du mauvais côté et ils boivent de l’eau

chaude avec un nuage de lait.

 

Pressé de boire un coup, Hestor s’étrangla. Il jura si fort qu’un merle se lança dans une violente diatribe contre les gens sans scrupules qui troublent la tranquillité des forêts. Et les voyageurs se remirent en route. Après deux heures d’une marche pénible à travers la forêt pleine de ronces et de fange, car il avait bien plu la semaine précédente, nos pèlerins de l’amour arrivèrent devant une cabane de branchages et de pisé dont une porte en bois de vieux hêtre barrait l’entrée. Au-dessus, une planchette avec ces mots :

 

« Ici, c’est chez moi. Essuyez vos pieds sales sinon vous devrez récurer, je n’ai pas que ça à faire ».

 

- Voilà qui est encourageant. Elle n’a pas l’air commode ta Pot danne, ma chère Charlotte.

- Ben oui, elle rumine sans arrêt. Elle est malheureuse de

se vêtir de peaux de lapin et pour noyer son chagrin, elle

se bourre de gâteaux.On dirait qu’elle a toujours faim. Donc elle a grossi et ça l’ennuie parce qu’elle pense qu’elle ne pourra pas trouver un mari.

- Les hommes aiment les femmes maigres, mais chez les

autres, dit Hestor. C’est Alexie, la vieille cuisinière du château qui me l’a dit. Et elle s’y connaît. Elle pèse cent- quatre-vingts livres et elle est heureuse en ménage avec son mari qui en pèse la moitié.

- Arrêtons ces balivernes. Allons plutôt frapper à l’huis de

cette Pot danne.

 

Jean Destrée

Publié dans Nouvelle

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Micheline Boland nous propose la seconde partie de sa nouvelle "La folie de Marguerite"

Publié le par christine brunet /aloys

(...)

Quatorze février. Axel a vingt ans. Il n'est pas riche. Pour payer ses études d'accoucheur, il travaille au noir. En ce jour de fête, il a envie d'offrir un cadeau à Luce, la jeune fleuriste.

Luce travaille à deux pas de l'école d'infirmiers. Chaque fois qu'Axel passe devant la boutique, il s'arrête jusqu'à ce que Luce le remarque. Quand leurs regards se croisent, de la main, Axel envoie un baiser à Luce qui en retour lui adresse un sourire.

Axel et Luce se connaissent depuis le jardin d'enfants. Elle l'a toujours fasciné. Ses boucles rousses et sa douceur le touchent. Luce n'est pas comme les autres filles. Déjà enfant, elle faisait un joli bouquet avec deux marguerites et quelques pissenlits. À douze ans, Luce est entrée dans une école d'horticulture. Axel la voit de moins en moins, au hasard d'un passage au centre-ville.

À présent, Luce travaille chez "Capri fleurs" et Axel, qui vient de connaître une déception sentimentale, se sent seul. Il se remet à rêver d'une relation amoureuse avec Luce. Le quatorze février à seize heures, il entre dans le magasin et commande quatre gerberas rouges. Luce prépare le bouquet. Le geste tremblant, la voix cassée, Axel le lui offre et Luce remercie. Leurs yeux sont brillants, leurs mains se touchent. Luce emmène Axel vers l'arrière-boutique. Elle lui montre du doigt une affiche qui explique le langage des fleurs. Elle dit : "Sais-tu que le gerbera signifie amour profond, tendre sentiment ?" Axel rougit. Il répond : "J'ai bien choisi alors…" et lui propose d'aller boire un café dans le bistro tout à côté. Il attendra là que Luce ait terminé son boulot.
Pour ces ceux-là, le gerbera a dit vrai. De rendez-vous en rendez-vous, ils tisseront la toile d'un amour fou. Ensemble, ils parcourront le monde de Capri à Venise, du Cap Nord à Zanzibar.
 

"C'est bien un style de journaliste. Des phrases courtes, une entrée en matière précise. J'adore", commenta Thérèse.

"Encore une bleuette ! Et puis il manque le mot folie !" lâcha Julien avant de commencer à lire avec lenteur sans même y avoir été invité : À seize ans, on a toutes les audaces ! Je le sentais ému, sa voix tremblait, mais il prit progressivement de l'assurance :

Mon père fêtait son anniversaire. Assis sur l'herbe, je jouais sur ma tablette. Mes deux grandes cousines bavardaient au jardin. Elles ne prêtaient guère attention à moi. Leurs rires m'attirèrent. Je levai la tête : Léa avait cueilli une marguerite et l'effeuillait. "Il m'aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout." Elle répéta l'opération, lorsqu'il ne resta qu'un pétale, elle dit : "à la folie".

Je baissai la tête. Sylvie rit : "C'est normal que ce soit à la folie puisque Sébastien est fou."

Sébastien est le fils de ma belle-mère. Il a dix-neuf ans comme moi. Si je suis calme et classique, Sébastien est excentrique et imprévisible. Tantôt il est extraverti, tantôt renfermé et solitaire. Ma belle-mère affirme qu'il est bipolaire.

Piercings, tatouages, Sébastien a un look particulier. Il sort et dépense beaucoup, puis quelques semaines après, il se montre avare et reste cloîtré dans sa chambre. Dans ses périodes de mélancolie, il lui est même arrivé de se scarifier le bras. Son père est parti quand il avait trois ans et on ne l'a jamais revu. Ce traumatisme et le manque d'amour paternel seraient, paraît-il, à l'origine des problèmes de Sébastien.

Deux mois après que j'aie surpris la conversation entre mes cousines, Léa et Sébastien s'affichent ensemble aussi bien à un concert rock qu'à une fête de famille et au cinéma. Quelques semaines après, lors du repas du soir, Sébastien quitte brutalement la table. Ma belle-mère explique qu'il est sûrement déprimé par sa rupture avec Léa et qu'il faudra être compréhensif avec lui pour l'aider à remonter la pente.

Des jours durant, Sébastien sèche les cours. Ma belle-mère et mon père lui conseillent de revoir son psychiatre. Sébastien finit par accepter. Cela ne l'empêchera pas de tuer le caniche de Léa d'un coup de carabine, puis de retourner l'arme contre lui.

"On sent que c'est écrit par un jeune" dit Thérèse.

"J'aime beaucoup, il y a de l'action, de l'humour."

"Oui, chouette" compléta Marie-Paule.

Pierre intervint "Je peux lire ? C'est tout différent. Ce sont des haïkus, de la poésie de style japonais. J'ai l'impression que chacun pourra s'y retrouver."

Je questionnai : "Plus de commentaire ?" Il n'y eut aucune réaction et d'un geste de la main je donnai la parole à Pierre :

Rite de printemps

Ô amour, ô solitude

~ Effeuiller ses rêves

 

Folie d'amour

La marguerite et quoi d'autre ?

~ Toujours ou peut-être ?

 

Effeuiller encore

Même pour la marguerite

L'amour est folie

 

Parfois la folie

Se lit dans la marguerite

~ Et la solitude ?


 

Ah cet amour fou !

Dans le vase la marguerite

N'est que solitude


"Très spécial", jugea Madeleine.

Les remarques furent fort sobres à l'image des haïkus.

"De l'émotion, de la réflexion, différent de tout ce qu'on a entendu". …

Madeleine conclut : "Je crois que mon tour est venu. Ce n'est pas de la poésie, mais tout est vrai dans cette histoire. Voilà !
 

 

Jean a soixante-dix ans. Il est veuf depuis deux ans. France, son amour de jeunesse, est décédée d'un arrêt cardiaque après quarante années d'un bonheur sans tache. Inquiète de voir son père seul et anéanti, Anne, sa fille, le convainc de participer à un speed dating.

Jean accepte, mais se demande comment lui, d'habitude si lent à prendre une décision, pourra effectuer un choix. C'est la jupe fleurie d'Anne qui lui donne l'idée d'un critère de sélection. Il ne répondra positivement qu'aux dames qui porteront un vêtement peu ou prou fleuri.

Le jour "J", Jean avale un petit verre de porto avant de se rendre à la salle. Parmi les candidates, il en retient une, Marguerite. Le col du chemisier de cette dame est brodé de deux roses rouges. Elle ressemble à France. Petite et mince, elle a les cheveux blonds et de beaux yeux bleus. Heureux hasard, il lui plaît. Ils se revoient, ils courent les casinos, les discothèques et les restaurants. Ils sont redevenus jeunes, ils sont comme fous.

Après une descente dans l'enfer du jeu, Jean et Marguerite se retrouvent presque sans le sou. C'est alors qu'Anne obtient une mise sous tutelle de son père et que Marguerite se voit contrainte d'aller vivre chez un frère. Jusqu'à la fin de sa vie, Jean resta emmuré dans les regrets ne se confiant qu'au chat avec lequel il se décida à partager sa solitude.

Visiblement bouleversée, Madeleine se mit à bafouiller : "C'est vraiment mon histoire que je viens de lire. J'ai changé les prénoms. C'est tout."

"Peut-être bien, mais il n'y pas le mot folie", dit Lionel.

Marie-Paule qui ne semblait pas avoir entendu la réflexion de Lionel fit : "Eh bien, pour une drôle d'histoire, c'est une drôle d'histoire".

Madeleine expliqua : "Oui, maintenant, je suis seule et ma vie est difficile. Mon Jean à moi s'appelait Georges et il vient de mourir. Mon frère et ma belle-sœur me reprochent notre comportement à Georges et à moi. Ils surveillent mes moindres dépenses. Ils me traitent de folle. Mais je ne suis pas folle… N'est-ce pas que je ne suis pas folle ?"

Je dis : "Je vous en prie, c'est un atelier d'écriture créative. Il ne s'agit ni de parler de soi ni de juger les autres, mais plutôt d'apprécier la forme." J'étais sans doute intervenue trop mollement car Thérèse, répliqua de sa voix aiguë d'enseignante : "Quand même, Madame, vous êtes un peu folle…"

"C'est de l'amour…", conclut la vieille dame en pleurnichant.

"Non, reconnaissez que c'est aussi de la folie. Mon frère, c'est un peu comme vous, il est dingue de jeux vidéo, il ne pense plus qu'à cela. Il est sur une autre planète. Il sèche des cours. Ma mère veut qu'il consulte un psychiatre, mais il refuse", ajouta Lionel.

"Oui, c'était tout à fait déraisonnable. Votre ami et vous, vous vous êtes comportés comme des gamins", trancha Marie-Paule, ma voisine.

Je dis : "Voyons… Reprenez-vous. Nous ne sommes pas un tribunal, nous ne sommes pas là pour parler de nos problèmes personnels. Exprimez-vous uniquement sur la forme des textes…".

Prise de court. Je n'eus pas le temps d'en dire plus ni de bien voir ce qui se passait. Madeleine s'était levée et assénait un coup de canne sur la tête de Lionel puis sur celle de Marie-Paule qui la menaça : "Vous êtes folle ! Je vais sûrement déposer plainte. Vous entendrez parler de moi !"

La dame âgée partit en claquant la porte, n'emportant que son sac et sa canne, oubliant ses feuilles, son stylo et renversant une chaise sur son passage.

Je sentis un énorme malaise planer sur le groupe. Comme s'il n'avait pas été conscient d'avoir été un des acteurs de la scène et d'avoir été agressé, l'apprenti journaliste déclara : "Il y a de la matière dans tous ces textes !" Cette phrase fut accueillie par une totale indifférence. Plus personne n'attendait la moindre intervention. Tous rangeaient leurs affaires et enfilaient leur imper.

Déjà j'entendais le premier "au revoir et merci…" Chacun s'échappait au plus vite.

Quand je quittai les lieux après avoir rangé un peu, la patronne me dit : "Pour être animé, il a été animé votre cours !" Je me contentai de sourire en lui donnant la somme convenue pour la location.

De ceux-là, qui reverrais-je en septembre ?

Deux jours plus tard, ma voisine sujette à des migraines en rendit responsable le coup de canne reçu et décida d'introduire une plainte…

En septembre, je jugeai plus prudent d'aller animer un atelier d'écriture à Honfleur.

MICHELINE BOLAND

 

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Micheline Boland nous propose une nouvelle "LA FOLIE DE MARGUERITE" en deux parties

Publié le par christine brunet /aloys

 

LA FOLIE DE MARGUERITE


 

Je me souviens, c'était en août. Mon mari, déçu par son poste d'enseignant à l'école hôtelière de Lille, venait d'accepter un emploi de maître d'hôtel à Deauville. Nous avions choisi de nous installer à Villerville. Jadis professeur de français, j'avais abandonné ma carrière pour élever mon fils, mais je me passionnais toujours pour les beaux mots. Lorsque nous habitions dans le Nord, j'écrivais des histoires pour enfants, j'animais un forum de contes sur Internet et j'avais mis sur pied une série d'ateliers d'écriture. Dès mon arrivée en Normandie, je m'étais dit que ce que je faisais là-haut, je le ferais également dans le Calvados. J'avais cherché un local bon marché, mais agréable. C'est ainsi que j'avais trouvé un arrangement avec le propriétaire d'une taverne, il m'avait proposé une petite salle à l'étage avec vue sur mer. Peu de temps après, j'avais donc placé des affichettes dans divers commerces des environs.

Ce jour-là, six personnes avaient bravé la pluie pour cet atelier d'écriture créative. Chacun s'était présenté en quelques mots. Lionel, un jeune étudiant en journalisme, admirateur de Brassens, Madeleine, une dame âgée qui avait lu mon annonce à la crêperie, Pierre, un peintre fasciné par la mer qui s'était mis à composer des poésies, Thérèse, une institutrice à la retraite qui lisait beaucoup de polars, Julien, un adolescent qui tenait son journal et Marie-Paule, une de mes voisines qui cherchait un tremplin pour se lancer dans le récit de sa vie.

J'avais donné comme contrainte d'utiliser les mots "marguerite", "amour" et "folie" ainsi que de faire intervenir deux personnages dans le texte que chacun allait composer.

Tout le monde avait écrit dans le plus grand silence. Puis, vint le temps de lecture.

Thérèse, l'institutrice retraitée commença :

Cet été-là, nous aimions nous retrouver sur l'unique banc du petit parc derrière l'église. Nous nous y asseyions et restions blottis l'un contre l'autre. Nous étions sages, nous ne voulions rien gâcher dans la précipitation.

Il s'en disait des choses à propos de cet endroit ! C'était un ancien cimetière et des gosses prétendaient y avoir vu des revenants, un soir d'Halloween.

Un jour, un autre couple nous avait précédés. Elle était brune et vêtue de jaune, elle avait une marguerite dans les cheveux. Il était métis et portait une écharpe ocre. Ils s'embrassaient goulûment. Ils étaient assis sur notre banc. Nous les avons ignorés, nous demandant pourtant s'il ne nous faudrait pas changer notre lieu de rendez-vous. Nous avons fait plusieurs fois le tour du parc en nous tenant par la main. L'heure de la séparation est venue. Sur le sentier, nous conduisant à la rue, nous avons entendu des éclats de voix. Juste des mots : marre, merde, amour foutu, folie. Nous avons poursuivi notre route et nous nous sommes quittés après un bisou.

Le lendemain matin, un homme qui promenait son chien dans le petit parc, a découvert le corps du jeune métis. Il avait été étranglé, une écharpe ocre était serrée autour de son cou. Il y avait une marguerite près du cadavre. La police lança un appel à témoin. Par peur, nous n'avons rien dit. Jusqu'à la rentrée scolaire, nous nous sommes contentés d'échanger des textos. Les baisers n'étaient plus que des mots tapés sur un clavier. Nous ne voulions pas que l'on sache que le fils du notaire et la fille du ferrailleur se rencontraient en cachette…

Je demandai : "Y a-t-il des commentaires ?"

Lionel dit : "Ça pourrait être un début de nouvelle policière. Je crois qu'il manque le mot amour."

Thérèse réagit : "Mais il s'y trouve, j'ai écrit : amour foutu !"

Marie-Paule poursuivit : "Il y a une belle ambiance."

Des remarques plutôt plates suivirent : "C'est romantique… J'aime bien l'imprévu qui survient… Quelle imagination… !"

Je demandai alors : "Qui veut lire ?"

Marie-Paule, ma voisine, se racla la gorge et continua :

Monter à la tête

Aimer à la folie

Rayonner d'amour

Griser le corps et l'esprit

User les résistances

Enjôler pour emprisonner

Ravir les sens

Inquiéter la raison

Tourmenter l'entourage

Enfermer dans la solitude

Julien demanda : "Dans votre texte, genre poésie, elle est où la marguerite ?"

Agacée, Marie-Paule répondit : "Il suffit de regarder la première lettre de chaque phrase pour la trouver, cette fameuse marguerite ! On appelle cela un acrostiche. On n'apprend sans doute plus ça en classe…"

"Joli, joli", fit Pierre.

"Poétique, ingénieux. Inquiéter la raison, je trouve que ça résonne bien" compléta Lionel qui m'interrogea du regard et prit le relais :

(...)
 

Micheline Boland

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Marie-Noëlle Fargier nous propose une nouvelle "Quel songe étrange !"

Publié le par christine brunet /aloys

Quel songe étrange !


 


 

La plume dans la main, sommeille un écrivain- Une vieille femme, vêtue de caractères noirs et blancs, erre :

  • Que fais-tu, jeune homme ? Je te rappelle que tu dois prendre soin de moi ! s’écrie la vieille femme.

  • Je le fais ! Avec tes mots je jongle, et si par mégarde une syllabe m’échappe, je prends un verbe et la sauvegarde réplique l’écrivain, offensé.

  • Heureuse de l’entendre. Il me reste encore quelques phrases valides, mais si ça continue… !!!!

L’écrivain remarque alors des pages qui se déchirent, perforées par une encre bleue qui dégouline et traverse de part et d’autre le corps de la vieille femme comme de profonds abîmes. Puis la vieille femme rajoute :

  • Dis-moi, pourquoi ne suis-je plus aimée, respectée ? demande-t-elle en grimaçant de douleur.

  • Que veux-tu ? Tu es si vieille ! Et si lente et compliquée !

  • Je ne comprends pas !

  • Je veux dire, tu n’es pas étrangère à ton destin ! Le mauvais sort te ride car tu es trop avide. Les pauvres jeunes dérapent sur toutes tes voyelles, tes consonances les pompent ! Et je ne parle pas de ta grammaire, une vraie sorcière ! Avec ses accords retors, ses sujets avant ou après, ses verbes à conjuguer, sans parler des compléments circonstanciels plein de manières ! On n’a plus le temps ! Et puis tes pauvres pieds cèdent, tes rimes se rompent et tes pauvres alexandrins deviennent raides !

  • Alors je vais mourir ? demande tristement la vieille femme

  • Non, pas encore. Tu es simplement oubliée, mise au placard. Qu’il ne t’en déplaise, mais ton charmant auditoire est devenu une grosse passoire. Tu dois te redresser, ressortir tes anciennes parures, et te refaire une santé !

  • Oui mais Sans Ma Syntaxe, ils me désaxent ! Même Mr Larousse se déplume. Mon langage par tous ces mouchoirs reçus, s’enrhume, et contamine toutes les plumes ! C’est à vous, écrivains, à réagir ! Vous qui m’utilisez pour faire rêver, pour donner la connaissance !

  • On essaie, on essaie ! On fait des salons avec un sourire bien rond. On dédicace en voisinant avec des surgelés et des plats préparés ! Presque à la criée ! Et les librairies ont tellement de soucis…. ! Quelquefois, c’est vrai, on est bien remercié et encouragé. Mais aussi, on est regardé comme des illuminés ou même avec une furtive compassion.

  • Tu veux dire que plus personne n’a envie de me rencontrer, de me partager, de me parler, de me lire ?

  • Oui.

  • Mais pourquoi ?

  • Ils n’ont plus ni le temps ni le goût.

  • Alors je vais mourir.

  • Non ! Il reste tes belles et célèbres dorures exposées dans les écoles, petites et grandes.

  • Tu veux dire que je n’existe qu’à l’école ! C’est trop relou !

  • Tu as dit « trop relou » ??? demande l’écrivain, ébahi.

  • Oh désolée, il ne reste que quelques lettres à mon alphabet. Et puis ma mémoire, ma pensée sont si inactives qu’elles s’évaporent ! s’exclame la vieille femme en regardant tristement tous ses caractères disparaître.

Puis, songeuse, sagement elle rajoute :

 

- Attends !!! Il me reste encore quelque chose, je crois, et gravement, elle prononce :


« Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire » Marcel Proust 


 

« salutaire », le mot le réveille. L’écrivain boit un café, fume une cigarette, arpente son deux-pièces, puis se remet à écrire…

 

M-Noëlle FARGIER

 

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Micheline Boland nous propose un nouvel extrait de son prochain recueil "Nouveaux contes en stock"

Publié le par christine brunet /aloys

UNE VIE DE CHIEN

 

Il est assis aux pieds d'un client. La serveuse de ce petit restaurant apporte un plateau avec des cafés. Il se lève, l'accompagne jusque la table voisine. Il regarde la femme qui sourit à son compagnon. Il devine que pour cette femme un biscuit est peu de choses. Il a remarqué tout à l'heure qu'elle laissait de la viande et des croquettes sur son assiette. Il attend donc un de ces biscuits qu'il sait accompagner le café. Il en a l'expérience. Il espère seulement que son intuition est la bonne. Il gémit un peu pour attirer l'attention. Alors, la femme l'aperçoit, prend un biscuit et le lui tend. Une langue de chat, un des biscuits que son maître réussit le mieux ! Il le savoure et puis s'en va vers la cuisine. Il s'installe dans son panier, sur le coussin en coton fleuri si confortable. Il rêve comme rêve le gamin, le fils de ses maîtres, quand il a fini ses devoirs. Il s'ennuie comme s'ennuie le gamin, sans compagnon de jeux ou privé de télévision.

 

À travers la porte vitrée, il remarque que la salle de restaurant est presque vide. Il quitte son panier. Il suit son maître qui salue les derniers clients. Il l'accompagne jusqu'au pas de la porte. Dehors, il fait doux. Et pourquoi pas une petite promenade ? Il file entre les jambes de son maître qui ne le voit pas s'éloigner tant il est flatté par les compliments des clients.

 

"Cette crème brûlée au marasquin était d'un tel raffinement. Et cette petite soupe aux fruits rouges. Un délice !"

 

Il n'entend pas la suite… Il est déjà face à l'hôtel de ville. C'est un vrai printemps, avec les odeurs de fleurs, avec la tiédeur de l'air, avec les terrasses de café où s'attardent les gens. C'est un vrai printemps, avec la liberté d'aller et venir.

 

Le temps passe. Il est seul sur la pierre bleue près du jet d'eau. Deux petits vieux qui se promènent bras dessus, bras dessous l'appellent. Quelques paroles réconfortantes et il se met à les suivre. Ils sont gais, ils rient. Ils ont sans doute bu un coup de trop pour fêter le printemps ou bien alors c'est lui qui les rend si gais.

 

Ils n'habitent pas très loin et il rentre avec eux dans la maison. On l'installe sur une vieille couverture où il s'endort.

 

Pendant ce temps-là, son maître et sa maîtresse le cherchent en vain. Le gamin pleure dans la cuisine du restaurant tandis que le commis termine son boulot de nettoyage.

 

Le lendemain, on a posé des affiches chez tous les commerçants du quartier. Une photo de lui, une adresse avec ces quelques mots : "Bonne récompense à qui retrouvera notre chien."

 

Il passe des jours et des jours chez les petits vieux qui le choient comme ils peuvent. Ils sont toujours aussi gais que lors de leur première rencontre.

 

Le gamin reste inconsolable. On va donc acheter un autre chien, un bichon qui lui ressemble ! Son vrai double que l'on traite aussi bien que lui. On a juste nettoyé le panier et remplacé le coussin fleuri par un coussin à carreaux. La plupart des clients n'y voient que du feu.

 

Puis un jour, la vieille a vu l'affiche. Les deux petits vieux sont partis bras dessus, bras dessous pour le reconduire chez ses maîtres.

 

Le voilà chez lui, avec un compagnon, un frère. Il a retrouvé son coussin fleuri, ses clients. Il s'est offert de belles vacances et est reçu comme le fils prodigue.

 

Depuis cet événement, il s'ennuie moins souvent. Souvent, les deux compères restent immobiles à observer les clients. À deux, le temps passe bien plus vite.

 

Bras dessus, bras dessous, les petits vieux viennent parfois lui rendre visite. Ils ont recueilli un jeune chat blessé. Ils lui parlent de ce "Poupousse" qu'ils adorent et il n'en éprouve aucune jalousie.

 

Plus tard, qui sait, si l'occasion se présente, il tentera d'aller leur rendre visite…

 

Micheline Boland

Extrait de "Nouveaux contes en stock" (parution en 2017)

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Edmée de Xhavée nous propose une nouvelle "Paname Sansgêne, l'ami en pleurs"

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

Paname Sansgêne, l’ami en pleurs 


 

Coup de sonnette dans la nuit… Minuit ? Non… on ne peut sonner chez moi à cette heure. Je me retourne et tire la couverture sur mon oreille, ce qui n’empêche pas un autre coup strident de percer le silence – enfin… il pleut, donc ça fait plic plic plic driiiiiiiiiiiiiiiing plic plic plic driiiiiiiiiiiiiiiing plic plic plic driiiiiiiiiiing avec une impolitesse qui frôle l’indécence. Le doigt de cet abruti sans manières ne se lèvera pas, je le sens et l’entends… Les tympans en feu, je cours à la porte, en ouvre le petit Judas pour découvrir, de l’autre côté, un visage inconnu et détrempé par pluie et larmes, couvert d’un capuchon de nylon qui lui donne l’air d’un spectre plastifié.

Une main se détache de la silhouette puis une autre, se joignant dans un signe de prière. Je crie aussi bas que je peux – diable, il y a des voisins… - Qui est-ce ? Mais la bouche est déformée par un pleur de tragédie grecque d’une part, et certainement moche de toute manière. Les contours d’une vieille semelle du Docteur Scholl, la mouvance d’un spermatozoïde et pas trop de fraicheur. Pas ce qu’on appelle une bouche pulpeuse, sensuelle, gourmande ou invitante, quoi.

Je dois bien entrouvrir la porte pour en savoir plus, l’air revêche, méfiant, tout mon poids contre le chambranle en cas d’attaque. « Je suis Paname Sansgêne, ton ami Fesse-Butt ! Tu as aimé le statut selon lequel si j’apparaissais à ta porte à minuit, en larmes et désespéré, tu ouvrirais parce que notre amitié est sincère ! »…

Paname Sansgêne… je ne vois pas mais j’ai 5874 amis, je ne m’étonne pas. Je partage généreusement tout ce qui se termine par « si tu es d’accord, partage ceci sur ton journal ». Je trouve qu’il faut avoir le courage de ses opinions. Je suis pour les implants mammaires remboursés à partir de 85 ans, la mise à mort par gavage des politiciens véreux, le retour du pilori pour ceux qui ne ramassent pas les crottes de leurs chiens, des mini-robes pour le clergé, la semaine de 7 heures… et je suis fière de le faire savoir, nous sommes d’ailleurs des millions à partager sur nos journaux avec la plus grande intrépidité.

Mais bon, l’ectoplasme de plastique à la bouche suspecte est là, et affirme que je me suis aussi engagée à sécher ses larmes à son gré, à minuit, parce qu’il est mon ami Fesse-Butt. Et je sais qu’il ferait la même chose pour moi…

Je le laisse donc entrer, et plic-plocqueter sur mon beau marbre ciré, ainsi que me postillonner au visage car avec une telle bouche, que voulez-vous, ça se tortille comme un ver au bout de l’hameçon, et hélas c’est bien plus laid… Je l’introduis au salon, tandis qu’il sanglote et m’en vais lui faire une tasse de thé. En m’aspergeant de gouttelettes de salive il s’indigne : ce thé a été reconnu sur les réseaux sociaux pour être rempli de pesticides en poudre. Un peu de vin alors ? Nooooooooooon, un ami Fesse-Butt l’a informé que le vin après minuit comptait double. Heuuuuuuuuuuh… de l’eau ? Oh horreur, il suffit de Moogler pour être informé qu’on nous met dans l’eau de quoi nous plonger dans l’hébétude et la soumission. Heuuuuuuuuuuuuh… que nous reste-t-il ? Ma foi, il consent à une tasse d’huile d’olive après avoir vérifié la marque et fait « ce n’est pas dans ma liste noire mais bon… ça ne prouve rien. Je n’en prendrai qu’un doigt ».

Il m’explique qu’il s’est mis à pleurer en écoutant Les roses blanches et ne pouvait s’arrêter. Ça fait longtemps qu’il a repéré où je vis d’après les photos de mes fleurs à la fenêtre, des fleurs carnivores en effet assez rares et destinées à empêcher les voleurs de s’introduire en mon absence. Parfois je retrouve quelques doigts dans la terre, et les remercie – il faut parler aux plantes, on ne le dira jamais assez… - de leur vigilance, les appelant mes petites oies voraces du Capitole.

Je suis heureuse de prouver mon amitié à cet homme qui en a tant besoin. Il semble se calmer un peu et se confie : sa mère devait venir le rejoindre pour la fête des mères mais hélas, alors qu’elle était en vacances en Grèce, elle a été renversée par une moto, et se trouve à l’hôpital, où un inconnu sans scrupules lui a volé son sac et tout son argent, or l’hôpital refuse de la laisser repartir sans qu’elle ait payé sa note. Une broutille, 3.000 € à peine. Mais lui ne les a pas, car il vient d’aider un autre ami Fesse-Butt qui a été contacté par un millionnaire en fin de vie, lequel n’ayant pas d’héritier direct cherchait une personne de valeur pour lui laisser tout son avoir. Or cet ami, le bénéficiaire très surpris, milite activement sur les réseaux sociaux pour la sauvegarde des mouches et cherche à interdire la pêche à la mouche. Seulement voilà, il lui fallait ouvrir un compte dans un pays off-shore avec un minimum de 3.000 € pour permettre le versement de l’héritage qui ne saurait plus tarder, le millionnaire étant en soins palliatifs.

Mon dieu que c’est exaltant d’aider ses amis, de se sentir solidaire de ce merveilleux groupe. Je fais sous ses yeux un versement en ligne sur son compte, pour qu’il puisse libérer sa chère maman, à laquelle il pourra donner de belles roses blanches pour la fête des mères. J’en ai, je l’avoue, les larmes aux yeux – qui s’ajoutent à ses postillons reconnaissants.

Le voilà qui repleure lui aussi d’ailleurs, et nous sommes repartis pour une seconde tasse d’huile d’olives – enfin, un doigt dans une tasse. Entre deux sanglots il me compliment pour ma collection d’œufs de Fabergé, et me demande si ça ne me revient pas trop cher en assurance, de tels trésors, puisqu’il ne peut s’empêcher de remarquer aussi mes petits verres à liqueur cerclés d’or. Je lui dis en confidence que ce n’est pas assuré, ça finirait par me revenir cher, toutes ces assurances, et qu’au fond personne ne sait que je les ai, sauf lui maintenant, mon ami Fesse-Butt. Il me remercie pour ma confiance, et pendant un instant nous nous sentons soudés par cette grande famille que d’aucuns accusent de n’être que virtuelle, et dont nous venons pourtant de vérifier la réalité.

Le voici pourtant prêt à repartir. Je l’assure que sa compagnie m’a fait tant de bien, cet échange d’aide, si humain. A sa demande je lui prépare à la cuisine une belle tartine pour son petit déjeuner, puisque gentiment il m’a dit que ça lui donnerait la sensation de ne pas être seul au réveil. J’y mets soin et amour, une belle tranche de fromage, des cornichons, de la moutarde, tout ça sur une grosse couche de beurre de baratte étalée sur du pain de campagne. A sa demande je la mets dans un sac de plastique, ce qui, dit-il, lui permet de vider ses poches de quelques babioles encombrantes enroulées dans des mouchoirs en papier…

Il s’en va et je sens soudain le vide que laisse un ami absent. Je me recouche et jamais mon lit ne m’a semblé si froid, alors je me connecte à Fesse-Butt pour lui dire bonsoir.

Le compte a été fermé.

Il me manque cinq Fabergé et les six verres à liqueur.

Paname Sansgêne comme identité… un homme grimaçant sous un capuchon de nylon comme description… Et le policier qui lève les yeux au ciel en donnant des coups de coude à son confrère. Ce monde est pourri ! On ne peut se fier à personne, pas même à la famille…


 

Edmée de Xhavée

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